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Voyage en Bretagne d’après Gustave Flaubert et Maxime du Camp

Troisième épisode : en visite à Carnac

 

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Carnac : les alignements de mégalithes, qualifiés de « pierres druidiques » sur la légende. Photo colorisée extraite du « Voyage en Bretagne » publié par Charles Paul Furne et Henri Alexis Omer Tournier. Photo de Ch. P. Furne, 1858. Coll. Calvelo - CAL0187

Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans, et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers la Bretagne, en passant par le Val de Loire, l’Anjou et la Touraine, soi-disant à pied, avec sacs au dos et souliers ferrés. Nous verrons dans les faits, qu’ils ne dédaignent pas, à l’occasion, le « confort » des transports publics…

Ils font d’abord halte dans les Pays de la Loire et s’y font ouvrir trois châteaux pour la visite : Chambord, Amboise et Chenonceau. Puis ils font étape à Clisson, dans les environs de Nantes, petite ville dominée par la ruine d’une forteresse médiévale, sur les terres de la Bretagne historique. Selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge d’écrire les chapitres pairs, et Flaubert les chapitres impairs. Pour cette troisième étape, tirée du début de leur troisième chapitre, nos voyageurs nous emmènent à Carnac. C’est donc sur la prose de notre grand écrivain que nous nous appuyons ici.

Vue 01 –Sur la route de Plouharnel à Carnac (Vingt jours sur les côtes bretonnes : … de Nantes à Brest, 1886) – AD56 – HB 757

Une nouvelle fois, les difficultés surgissent : Flaubert ne succombe véritablement ni au charme, ni au mysticisme de ces alignements. D’où une narration centrée sur l’inventaire de toutes les thèses les plus saugrenues qui ont pu être développées à propos de ce site.

Puisqu’il en est ainsi, nous ne refuserons pas ce catalogue particulièrement édifiant : il est révélateur de tout ce que l’homme peut inventer quand les explications sur l’origine de ses observations lui échappent totalement… En ce milieu du mois de juin, prenons aussi cet article pour une incitation à des vacances culturelles en Bretagne sud.

Les alignements de Carnac

L’incontournable curiosité de l’époque pour tout ce qui est ancien (ajoutée à « l’exotisme » dont était empreinte la Bretagne aux yeux des Parisiens) rendait, pour nos auteurs, la visite de ce site incontournable. Signalons qu’il ne sera classé à l’inventaire des monuments historiques qu’en 1889 à la demande de Prosper Mérimée.

« Le champ de Carnac est un large espace dans la campagne où l’on voit onze files de pierres noires, alignées à intervalles symétriques et qui vont diminuant de grandeur à mesure qu’elles s’éloignent de la mer. Cambry soutient qu’il y en avait quatre mille et Freminville en a compté douze cents. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elles sont nombreuses. »

Dans les faits, c’est ce second auteur qui est au plus proche de la réalité : on compte aujourd’hui 1 099 menhirs, mais il est possible que quelques-uns aient disparu avant le classement du site.

En tout état de cause, on venait de très loin pour admirer une telle curiosité, si mystérieuse aux yeux des visiteurs du XIXe siècle, certes curieux de tous ces témoignages du passé, mais dont les connaissances relativement assurées se limitaient aux périodes historiques, au sens culturel du terme, c’est-à-dire, celles consignées dans des récits écrits.

Le britannique Lovell Reeve posant au pied d’un des grands mégalithes du site, photo réalisée au cours de l’été 1858 par Henry Taylor et publiée dans le récit de Jephson, Reeve et Taylor en 1859, « Narrative of a Walking Tour in Brittany ». Photo rare issue de la collection de José Calvelo – CAL0512

Notre auteur développe alors longuement les nombreuses interprétations développées au fil du temps à propos de ce site resté longtemps énigmatique. Il faut dire que son caractère tellement exceptionnel en fait certainement le mégalithe d’Europe continentale ayant suscité le plus grand nombre d’interprétations.

L’ironie de l’auteur est à peine voilée derrière l’énoncé de ces propositions… souvent particulièrement fantaisistes !

Pour l’évêque Olaüs Magnus, archevêque d’Upsal [Uppsala, en Suède] au XVIe siècle, les alignements seraient les témoignages de soldats enterrés : « Quand les pierres forment une seule et longue file droite, c’est qu’il y a dessous des guerriers morts en se combattant en duel ; que celles qui sont disposées en carré sont consacrées à des héros ayant péri dans une bataille ; que celles qui sont rangées circulairement sont des sépultures de famille, et que celles qui sont en coin ou sur un ordre angulaire sont les tombeaux de cavaliers, ou même des fantassins, ceux surtout dont le parti avait triomphé » !!!

Et le docteur Borlase, un anglais confirmait, formel : « on a enterré là des soldats, à l’endroit même où ils avaient péri… leurs tombeaux sont rangés en ligne droite, tels que le front d’une armée dans les plaines… »

Vue 02 – Les alignements de Carnac en 1823 – Lithographie de Jorand (PicClick.fr)

Puis on alla chercher les Grecs et les Égyptiens comme l’historien Penhoët : « Il y a un Karnac en Égypte, s’est-on dit, il y en a un en Basse-Bretagne » ! « D’où, il résulte que les Égyptiens [peuple qui ne voyageait pas] sont venus sur ces côtes [dont ils ignoraient l’existence], y auront fondé une colonie [ils n’en fondaient nulle part], et qu’ils y auront laissé ces statues brutes [eux qui en faisaient de si belles], témoignage positif de leur passage [dont personne ne parle] »… !!!

Vue 03 – Les alignements de Carnac, vus comme des « monuments druidiques » sur une gravure ancienne (Bretagneweb)

« Ceux qui aiment la mythologie ont vu là des colonnes d’Hercule ; ceux qui aiment l’histoire naturelle y ont vu une représentation du serpent Python, parce que, d’après Pausanias, un amas de pierres semblables, sur la route de Thèbes à Élissonte, s’appelait la Tête du serpent… »

« Ceux qui aiment la cosmographie ont vu un zodiaque, comme M. de Cambry, qui a reconnu dans ces onze rangées de pierres les douze signes du Zodiaque,  » car il faut dire, ajoute-t-il, que les anciens Gaulois n’avaient que onze signes au Zodiaque « . »

 

Vue 04 – Le photographe Henry Taylor posant devant le grand menhir en 1858. Cette vue a été réalisée au cours du même reportage que la vue CAL0512 présentée plus haut. (La Bretagne en relief, Musée départemental breton, Quimper)

« Ensuite, un membre de l’Institut a conjecturé que ce pouvait bien être le cimetière des Vénètes, qui habitaient Vannes, à six lieues de là, … et lesquels fondèrent Venise, comme chacun sait » !

 « M. Mahé […] s’est écrié […] que les druides, non seulement desservaient les sanctuaires, mais encore y faisaient leur demeure et y tenaient des collèges :  » Donc, puisque le monument de Carnac est un sanctuaire comme l’étaient les forêts gauloises […], il y a lieu de croire que les intervalles vides qui coupent les lignes des pierres renfermaient des files de maisons où les druides habitaient avec leurs familles et leurs nombreux élèves « … »

Vue 05 – Les alignements de Carnac. Gravure ancienne (Istockphoto)

« Mais un homme […] est venu, pénétré du génie des choses antiques, et dédaigneux des routes battues. Il a su reconnaître, lui, les restes d’un camp romain, précisément d’un camp de César, qui n’avait fait élever ces pierres « que pour servir d’appui aux tentes de ses soldats et les empêcher d’être emportées par le vent » Quelles bourrasques il devait y avoir autrefois sur les côtes de l’Armorique ! […] Ce littérateur honnête […] était un ancien élève de l’École polytechnique, un capitaine du génie, le sieur de la Sauvagère. »

Vue 06 – Les alignements de Carnac – Gravure d’Adrien Dauzats (Collin Estampes Paris)

Et notre auteur – sceptique – de conclure : « l’amas de toutes ces gentillesses constitue ce qu’on appelle l’Archéologie celtique », discipline dans laquelle on trouve pêle-mêle le dolmen, la grotte aux fées, la roche aux fées, la table du diable, le palais des géants… car, ajoute notre auteur, « semblables à ces bourgeois qui vous servent un même vin sous des étiquettes différentes, les celtomanes, qui n’avaient presque rien à vous offrir, ont décoré de noms divers des choses pareilles »….

Enfin, pour redevenir sérieux sur quelques lignes, notre auteur tente de préciser le sens des termes – sans doute alors nouveaux et peu connus de la majorité des lecteurs – qu’il convient d’employer dans une telle discipline, avec des définitions les plus factuelles possibles.

Ainsi, « une pierre posée sur d’autres se nomme un dolmen, qu’elle soit horizontale ou verticale ».

Ce dolmen, récemment entré dans la Stéréothèque, est, semble-t-il, celui de Crucuno (classé aux Monuments historiques en 1889), situé sur la commune de Plouharmel, non loin de Carnac. Il jouxte une habitation ; c’est en fait la partie restante d’une allée couverte, certaines pierres ayant été utilisées par les habitants des environs pour leurs maisons. Photo sans doute prise lors du même séjour de Reeves et Taylor en 1858. Coll. Calvelo, CAL0506

Et, « un rassemblement de pierres debout et recouvertes au sommet par des dalles consécutives, formant ainsi une série de dolmens, est une grotte aux fées, roche aux fées, table du diable ou palais des géants. » C’est ce que nous appelons aujourd’hui une allée couverte.

Vue 07 – Dolmen de Crucuno, vu sous un autre angle que la CAL0506 ci-dessus ; cette vue met en avant sa structure d’allée couverte (Photo Séraphin Médéric Mieusement), 1886-1891 (Wikipedia)

Enfin, « quand ces pierres sont rangées en ellipse, sans aucun chapeau sur les oreilles, il faut dire : voilà un cromlech. »

Un cromlech installé dans le Jardin public de Bordeaux ! Il provient de Lesparre en Médoc et a été installé ici en 1875. Photographe inconnu - 1900 -1915. Coll. Le Menn – LM012

Et de conclure: « Pour en revenir aux pierres de Carnac (ou plutôt les quitter), […] si l’on me demande, après tant d’opinions, quelle est la mienne, j’en émettrai une irréfutable, irréfragable, irrésistible, une opinion qui ferait reculer les tentes de M. de la Sauvagère et pâlir l’Égyptien Penhoët, qui casserait le zodiaque de Cambry et hacherait le serpent Python en mille morceaux. Cette opinion, la voici : les pierres de Carnac sont de grosses pierres ! »

Sur ces entrefaites, Gustave Flaubert et son ami quittent le site, sans nous l’avoir fait visiter, non sans nous laisser dans un certain état de frustration…

Bref, ils n’ont rien à nous en dire. À leur décharge, reconnaissons qu’aujourd’hui encore, nous en sommes à formuler des hypothèses quant à l’interprétation de ce site mégalithique. La seule chose sur laquelle les archéologues contemporains semblent s’accorder est sa datation approximative : le néolithique moyen, aux environs de 3000 av. J.C.

Au village de Carnac

Nos deux amis retournent ensuite à leur auberge à Carnac. « Nous nous en retournâmes donc à l’auberge où, servis par notre hôtesse qui avait de grands yeux bleus, de fines mains qu’on achèterait cher et une douce figure d’une pudeur monacale, nous dinâmes d’un bel appétit qu’avait creusé nos cinq heures de marche » [pour arriver à Carnac].

« Il ne faisait pas encore nuit pour dormir, on n’y voyait plus pour rien faire ; nous allâmes à l’église. ».

Le portail de l’église Saint Cornély de Carnac – Photo colorisée extraite du « Voyage en Bretagne » publié par Charles Paul Furne et Henri Alexis Omer Tournier. Photo de Ch. P. Furne. Coll. Calvelo – CAL0186

Est-ce à cause du crépuscule ? Nos deux voyageurs ne nous disent rien sur ce portail, pourtant remarquable, et ne nous livrent que leurs impressions sur l’intérieur.

« Elle est petite, quoique portant nef et bas-côtés, comme une grande dame d’église de ville. De gros piliers de pierre, trapus et courts, soutiennent la voûte de bois bleu, d’où pendent de petits navires, ex-votos promis dans les tempêtes. Les araignées courent sur leurs voiles et la poussière pourrit leurs cordages. »

Vue 08 – Procession religieuse, estampe (L’illustration, 1850) – AD56 – HB 136

Ils y surprennent des obsèques curieusement célébrées à ce moment à la lueur des cierges, cérémonie que Flaubert nous décrit par le menu. Il faut dire que c’est un mari « perdu à la mer, que l’on venait de retrouver sur la grève et qu’on allait enterrer tout à l’heure. »

Notons, dans ces circonstances, le rituel inhabituel qui est suivi : le corps du défunt est conduit tel quel sous un simple linceul dans l’église. Et ce n’est qu’à l’issue de la cérémonie qu’il est mis dans un cercueil dans la sacristie.

Lors de la prochaine étape, Flaubert et Du Camp embarqueront pour Belle-Île en mer, avec l’intention d’en visiter les curiosités naturelles.

Bibliographie

Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne) par Gustave Flaubert [en ligne]

La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, Musée départemental Breton de Quimper, 2000

« Le périple de Flaubert en Morbihan en 1847 », Patrimoines et archives du Morbihan

Dolmen de Crucuno sur Wikipédia

L'image du mois

L’image du mois #52 | Juin

Ce mois-ci, nous nous associons aux festivités autour du bicentenaire du pont de pierre !

Vue des quais de Bordeaux, Pont de Pierre, Jean Andrieu, 1862, série Villes et ports maritimes, collection Duclot

Ouvert au public le 1er mai 1822 suite aux directives de Napoléon Ier, le pont a contribué à une large modification du paysage urbain, à une époque de réaménagement du tracé de la ville, de profondes mutations dans les modes de vie à l’heure de la Révolution industrielle et des nouveaux modes de transport.

La stéréo que nous vous présentons est issue du fonds Duclot, et c’est aussi l’image d’accueil de la Stéréothèque. Et pour cause : cette vue est l’une des plus anciennes de nos fonds représentant Bordeaux ! Le pont a alors tout juste 40 ans ! Au premier plan, le quai pavé et remarquablement vide, et pour cause : le temps de pause des photographies peut être encore long. Les mouvements ne sont donc pas fixés.

Des étalages de marchandes des quatre saisons sont protégés par des parasols dont l’ombre portée est quasiment verticale : on peut imaginer le port plongé dans la torpeur d’une chaude journée d’été, à la coupure de mi-journée.
À quai, en contrebas du parapet qui descend du pont, des gabarres amarrées en long. À l’entrée du pont, le bâtiment de l’octroi où l’on acquittait un droit pour faire entrer les marchandises en ville jusqu’avant la Seconde Guerre mondiale. Les maisons à octroi ont été démolies peu avant 1954.


De l’autre côté du pont, on devine quelques navires à vapeur. Au fond de la photo, on distingue clairement la gare d’Orléans qui fut le terminus des trains de Paris avant la construction de la passerelle de chemin de fer.

Les Archives de Bordeaux Métropole organisent un vaste anniversaire pour ce monument emblématique de Bordeaux, avec de nombreuses festivités telles qu’expositions, conférences, visites, une collecte d’archives, etc ! Tout le programme ici

Et pour voir la stéréo en anaglyphe et en apprécier le relief, chaussez vos lunettes bicolores !

Notice de l’image écrite par Christian Bernadat et Catherine Carponsin-Martin.

Pellerin, D. (1995) : La Photographie Stéréoscopique sous le Second Empire : Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque nationale de France, Paris, 103.

L'image du mois

L’image du mois #51 | Mai

Ce mois-ci, nous mettons à l’honneur un nouveau contributeur, Mikel Cervera Nagore, ingénieur du bâtiment, chercheur et collectionneur à Grenade. Ce dernier a corrigé quelques erreurs d’indexation dans la base de données sur des vues de la cité andalouse. Il nous a, en outre, proposé des montages gifs et anaglyphe de la ville, que voici !

Vue animée à partir de la stéréoscopie d’origine. Mikel Cervera

 

Cette vue aurait été prise par Eugène Sevaistre et éditée par Alexis Gaudin et frères vers 1857, dans la série Vues d’Espagne. Il s’agit du Cuartel de Bibataubín, à Grenade : uneancienne caserne construite entre 1752 et 1764 sous le règne de Carlos III sur l’ancien Château de Bibataubín, construit par ordre des Rois Catholiques après la Reconquête. Son nom vient d’une ancienne porte d’origine arabe qui donnait accès à la ville de Grenade, la porte des briquetiers ou “Bab al–Tawwabin”.

Photographie du Palais de Bibataubín prise depuis El Campillo à Grenade. Mikel Cervera, 2021.

Il est probable qu’il servit de caserne aux troupes françaises de Napoléon entre 1810 et 1812. Connu aujourd’hui sous le nom de Palais de Bibataubín, c’est l’un des bâtiments les plus importants et les plus remarquables de la ville, siège actuel du Conseil Consultatif d’Andalousie. Inicio – Consejo Consultivo de Andalucía (consejoconsultivodeandalucia.es).

 

Grenade. Vue du Cuartel de Bibataubín, 1857, collection Wiedemann – cliquer sur l’image pour accéder à sa notice

Bibliographie :

Cervera, Mikel. « Bibataubín: El Gran Desconocido ». En Alzada 121 (Julio 2021): 34-48. https://www.coaatgr.es/wp-content/uploads/2021/07/alzada_121_05.pdf

Piñar, Javier y Carlos Sánchez, coords. Una imagen de España: Fotógrafos estereoscopistas franceses (1856-1867). Madrid: Fundación MAPFRE. 2011.

Collection Centre Canadien d’Architecture/
Canadian Centre for Architecture, Montréal: https://www.cca.qc.ca/en/search/details/collection/object/346627

Rijksmuseum:
http://hdl.handle.net/10934/RM0001.COLLECT.268331

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Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855/1860

Huitième épisode : excursions à Barèges, Cauterets, le Lac de Gaube et l’abbaye de Saint-Savin

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu).

Panorama sur Barèges, 1868 – Collection Magendie, MAG6534 – Photographe Ernest Lamy

Rappel des sept épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, soin alors très prisé dans la bonne société parisienne. Pour cela, à seulement 27 ans, il a pris une sorte de « congé sabbatique ». Après Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez et Pau, notre écrivain voyageur est parvenu aux Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il séjourne le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs de la station thermale. À l’issue de son séjour, il reprend la route vers Saint-Sauveur et Luz, où il séjourne encore plusieurs jours, le temps d’effectuer quelques excursions aux alentours, avec son ami Paul (dont on ne sait rien).

On illustrera cet épisode de vues disponibles dans la Stéréothèque, toujours essentiellement au sein des collections Magendie, de la Médiathèque de Pau ou Besson, la plupart du temps issues des séries sur le thème du Voyage aux Pyrénées, dont les photographes sont souvent connus (Ernest Lamy, Jean Andrieu, Paul Charles Furne et Henri Tournier, Torres de Miguel, Alexis Croly-Labourdette).

La route vers Barèges…

Le Gave de Bastan à Barèges, 1868 – Collection Magendie, MAG6532 – Photographe Ernest Lamy

« Paul et moi nous sommes allés à Barèges ; la route est une longue montée de deux lieues [environ 9 km]. Une allée d’arbres s’allonge entre un ruisseau et le Gave. L’eau jaillit de toutes les hauteurs ; çà et là un peuple de petits moulins s’est posé sur les cascades ; les versants en sont semés. On s’égaye à voir ces petits êtres nichés dans les creux des pentes colossales. Leur toit d’ardoise sourit pourtant et jette son éclair entre les herbes. Il n’y a rien ici que de gracieux et d’aimable ; les bords du Gave gardent leur fraîcheur sous le soleil brûlant ; les ruisseaux laissent à peine entre eux et lui une étroite bande verte ; on est entouré d’eaux courantes ; l’ombre des frênes et des aulnes tremble dans l’herbe fine ; les arbres s’élancent d’un jet superbe, en colonnes lisses, et ne s’étalent en branches qu’à quarante pieds de hauteur. L’eau sombre de la rigole d’ardoise va frôlant les tiges vertes ; elle court si vite qu’elle semble frissonner. De l’autre côté du torrent, des peupliers s’échelonnent sur la côte verdoyante ; leurs feuilles, un peu pâles, se détachent sur le bleu pur du ciel ; au moindre vent, elles s’agitent et reluisent. […] »

Vue 01 – Arrivée sur Barèges – Gravure, collection Hippolyte Destailleur (Wikipédia)

« Bientôt les monts se pèlent, les arbres disparaissent ; il n’y a plus, sur le versant que de mauvaises broussailles : on aperçoit Barèges.

Le paysage est hideux. Le flanc de la montagne est crevassé d’éboulements blanchâtres ; la petite plaine ravagée disparaît sous les grèves ; la pauvre herbe, séchée, écrasée, manque à chaque pas ; la terre est comme éventrée, et la fondrière, par sa plaie béante, laisse voir jusque dans ses entrailles ; les couches de calcaire jaunâtre sont mises à nu ; on marche sur des sables et sur des traînées de cailloux roulés ; le Gave lui-même disparaît à demi sous des amas de pierres grisâtres, et sort péniblement du désert qu’il s’est fait. Ce sol défoncé est aussi laid que triste ; ces débris sont sales et petits ; ils sont d’hier : on sent que la dévastation recommence tous les ans. […] Ici les pierres viennent d’être déterrées, elles trempent encore dans la boue ; deux ruisseaux fangeux se traînent dans les effondrements : on dirait une carrière abandonnée. »

Que s’est-il passé ? Alors que cette vallée, le Val de La Batsus, au pied du Tourmalet et du Pic du Midi, est habituellement célébrée pour sa beauté, Taine n’y voit que désolation : on peut supposer que, comme cela arrive assez fréquemment (par exemple en 2013), une avalanche hivernale a emporté le lit du torrent et est venue dévaster jusqu’aux portes du village. Du coup, le village lui-même lui paraît désolé et triste…

Barèges

Barèges, la rue principale. 1862. Comme le décrit Taine, les premiers bâtiments en arrivant à gauche sont des baraquements. Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0407. Photographe Jean Andrieu

« Le bourg de Barèges est aussi vilain que son avenue : tristes maisons, mal recrépies ; de distance en distance, une longue file de baraques et de cahutes en bois, où l’on vend des mouchoirs et de la mauvaise quincaillerie. C’est que l’avalanche s’accumule chaque hiver sur la gauche, dans une crevasse de la montagne, et emporte en glissant un pan de la rue ; ces baraques sont une cicatrice. Les froides vapeurs s’amassent ici, le vent s’y engage, et la bourgade est inhabitable l’hiver. Le sol est enseveli sous quinze pieds de neige ; tous les habitants émigrent : on y laisse sept ou huit montagnards avec des provisions, pour veiller aux maisons et aux meubles. Souvent, ces pauvres gens ne peuvent arriver jusqu’à Luz, et restent emprisonnés plusieurs semaines. »

Les thermes

L’établissement thermal de Barèges (à gauche). 1858, cliché presque contemporain de la venue de Taine. Malgré la description piteuse qu’en fait l’auteur, le bourg est tout de même équipé d’un éclairage public. Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0323. Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier

« L’établissement des bains est misérable ; les compartiments des caves sans air ni lumière ; il n’y a que seize cabinets, tous délabrés. Les malades sont obligés souvent de se baigner la nuit. Les trois piscines sont alimentées par l’eau qui vient de servir aux baignoires ; celle des pauvres reçoit l’eau qui sort des deux autres. Ces piscines, basses, obscures, sont des espèces de prisons étouffantes et souterraines. Il faut avoir beaucoup de santé pour y guérir. »

L’hôpital militaire

L’hôpital militaire de Barèges à gauche, en vis-à-vis des thermes (en travaux). 1868. Collection Magendie, MAG6531. Photographe Ernest Lamy

« L’hôpital militaire, relégué au nord de la bourgade, et un triste bâtiment crépissé, dont les fenêtres s’alignent avec une régularité militaire. Les malades, enveloppés dans une capote grise trop large, montent un à un la pente nue et s’asseyent entre les pierres ; ils se chauffent au soleil pendant des heures entières, et regardent devant eux d’un air résigné. Les journées d’un malade sont si longues ! Ces figures amaigries reprennent un air de gaieté quand un camarade passe ; on échange une plaisanterie : même à l’hôpital, même à Barèges, un Français reste un Français ! »

« L’aspect de l’ouest est encore plus sombre. Une masse énorme de pics noirâtres et neigeux cerne l’horizon. Ils sont suspendus  sur la vallée comme une menace éternelle. Ces arêtes si âpres, si multipliées, si anguleuses, donnent à l’œil la sensation d’une dureté invincible. Il en vient un vent froid, qui pousse vers Barèges de pesants nuages ; les seules choses gaies sont les deux ruisseaux diamantés qui bordent la rue et babillent bruyamment sur les cailloux bleus. »

Cauterets

Cauterets, vue générale. Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0574. Photographe inconnu

Ici, on constate que le tourisme a déjà développé toute une économie de rabatteurs, comme on peut encore le vivre aujourd’hui dans certaines villes touristiques étrangères, en Italie, en Grèce ou en Afrique…

« Cauterets est un bourg au fond d’une vallée, assez triste, pavé, muni d’un octroi. Hôteliers, guides, tout un peuple affamé nous investit ; mais nous avons beaucoup de force d’âme, et, après une belle résistance, nous obtenons le droit de regarder et de choisir. Cinquante pas plus loin, nous sommes raccrochés par des servantes, des enfants, des loueurs d’ânes, des garçons qui par hasard viennent se promener autour de nous. On nous offre des cartes, on nous vante l’emplacement, la cuisine ; on nous accompagne, casquette en main, jusqu’au bout du village ; en même temps on écarte à coup de coudes les compétiteurs […]. Chaque hôtel a ses recruteurs à l’affût ; ils chassent, l’hiver à l’isard, l’été au voyageur. »

Les eaux de Cauterets

Cauterets, la vue sur le Gave, 1890-1900. Collection Magendie, MAG0728. Photographe Torres de Miguel

« Ce bourg a plusieurs sources : celle du Roi guérit Abarca, roi d’Aragon ; celle de César rendit, dit-on, la santé au grand César. Il faut de la foi en histoire comme en médecine… […] Un médecin célèbre disait un jour à ses élèves : « Employez vite ce remède pendant qu’il guérit encore. » Les médicaments sont des modes comme les chapeaux.

Que peut-on dire contre celle-ci ? Le climat est chaud, la gorge abritée, l’air pur ; la gaieté du soleil égaye. En changeant d’habitudes, on change de pensées ; les idées noires s’en vont. L’eau n’est pas mauvaise à boire ; on a fait un joli voyage ; le moral guérit le physique : sinon, on a espéré pendant deux mois. Et qu’est-ce, je vous prie, qu’un remède, sinon un prétexte pour espérer ? On prend patience et plaisir jusqu’à ce que le mal ou le malade s’en aille, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. »

Le lac de Gaube

Le lac de Gaube et, au fond à droite, la silhouette dentelée du Vignemale, 1900-1925. Collection Besson, BL324. Photographe Alexis Croly-Labourdette

Même s’il ne s’agit pas d’une ascension très ardue, il faut encore aujourd’hui autour d’une heure et demie pour accéder au lac de Gaube depuis Cauterets. Au milieu du XIXe siècle, il fallait sans doute bien davantage. Taine et son ami nous montrent ici à nouveau qu’une telle excursion ne leur fait pas peur.

« A quelques lieues de là, entre les précipices, dort le lac de Gaube. L’eau verte, profonde de trois cents pieds, a des reflets d’émeraude. Les têtes chauves des monts s’y mirent avec une sérénité divine. La fine colonne de pins s’y réfléchit aussi nette que dans l’aire ; dans le lointain, les bois vêtus d’une vapeur bleuâtre viennent tremper leurs pieds dans son eau froide, et l’énorme Vignemale, tâché de neige, le ferme de sa falaise. Quelquefois, un reste de brise vient le plisser, et toutes ces grandes images ondulent ; la Diane de Grèce, la vierge chasseresse et sauvage, l’eût pris pour miroir. »

Un orage à Barèges

Vue 02 – La vallée du Gave par temps d’orage. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 325

« Parfois ici, après un jour brûlant, les nuages s’amassent, l’air est étouffant, on se sent malade, et un orage éclate. Il y en eut un cette nuit : à chaque minute, le ciel s’ouvrait, fendu par un éclair immense, et la voûte des ténèbres se levait tout entière comme une tente. La lumière éblouissante dessinait à une lieue de distance les lignes des cultures et des formes des arbres. Les glaciers flamboyaient avec des lueurs bleuâtres ; les pics déchiquetés se dressaient subitement à l’horizon comme une armée de spectres. La gorge était illuminée dans ses profondeurs ; ses blocs entassés, ses arbres accrochés aux roches, ses ravines déchirées, son Gave écumant, apparaissaient dans une blancheur livide, et s’évanouissaient comme les visions fugitives d’un monde tourmenté et inconnu. Bientôt la grande voix du tonnerre roula dans les gorges ; les nuages qui le portaient rampaient à mi-côte et venaient se choquer entre les roches ; la foudre éclatait comme une décharge d’artillerie. Le vent se leva et la pluie vint. La plaine inclinée des cimes s’ouvrait sous ses rafales ; la draperie funèbre des sapins était collée aux flancs de la montagne. Une plainte traînante sortait des pierres et des arbres. Les longues raies de la pluie brouillaient l’air ;

On voyait sous les éclairs l’eau ruisseler, inonder les cimes, descendre des deux versants, glisser en nappes sur les rochers, et de toutes parts à flots précipités courir au Gave. Le lendemain, les routes étaient fendues de fondrières, les arbres pendaient par leurs racines saignantes, des pans de terre avaient croulé, et le torrent était un fleuve. »

L’abbaye de Saint-Savin

Vue 03 – Saint Savin, dessin de Joséphine Sarazin de Belmont

L’abbaye de Saint-Savin de Lavédan fut un des grands centres religieux du pays de Bigorre. Elle daterait du Xe siècle. Et la légende y fait passer Rolland de retour de Ronceveau.

« Sur une colline, au bord de la route, sont les restes de l’abbaye de Saint-Savin. La vieille église fut, dit-on, bâtie par Charlemagne ; les pierres croulent, rongées et roussies ; les dalles, disjointes, sont incrustées de mousse ; du jardin, le regard embrasse la vallée brunie par le soir ; le Gave, qui tourne, élève déjà dans l’air sa traînée de fumée pâle.

Il était doux, ici, d’être moine : c’est en de tels lieux qu’il faut lire l’Imitation ; c’est en de tels lieux qu’on l’a écrite. Pour une âme délicate et noble, un couvent était alors le seul refuge ; tout la blessait et la rebutait alentour.

Alentour, quel horrible monde ! Des seigneurs qui pillent les voyageurs et s’égorgent entre eux ; des artisans et des soudards qui s’emplissent de viandes et s’accouplent en brutes ; des paysans dont on brûle la hutte, dont on viole la femme, qui, par désespoir et par faim s’en vont au sabbat ; nul souvenir de bien, nul espoir de mieux. […]

Ici, qu’il est aisé d’oublier le monde ! Ni livres, ni nouvelles, ni sciences ; personne ne voyage et personne ne pense. Cette vallée est tout l’univers… »

* * *

Nous poursuivrons ces excursions aux côtés de Taine lors de l’épisode suivant, jusqu’à Gavarnie ; nous ferons l’ascension du Bergonz (aujourd’hui Pic de Bergons) et Paul, le compagnon de voyage de Taine, nous racontera même son ascension du Pic du Midi !

Christian Bernadat

Bibliographie :

Hippolyte Taine, Le voyage au Pyrénées, 3e édition, sur Gallica

Jacques Gimard et Eleder Bidard, Mémoire de Pyrénées, Ed. Le Pré aux Clercs, 2001

Hippolyte Taine sur Wikipédia

Barèges sur Wikipédia

Saint-Savin-en-Lavedan sur Wikipédia

L'image du mois

L’image du mois #50 | Avril

Pour le mois d’avril, nous laissons la plume à la classe de 4e du collège Leroi-Gourhan du Bugue qui a choisi l’image du mois dans le cadre du parcours pédagogique « Des photographies anciennes pour découvrir le monde ». Avec l’aide de l’écrivain  Patrick Marty, les élèves rédigent actuellement un récit fictif autour d’un corpus de vues stéréoscopiques et travaillent avec une autre classe de 4e du collège d’Eymet.

Paris, vue prise dans le Jardin d’Acclimatation, entre 1900 et 1920, photographe inconnu, carte postale stéréoscopique, collection Bidault

La plume d’or

C’était une belle journée d’été, on entendait les oiseaux chanter et le feuillage des arbres était verdoyant.

Pierrot, le petit-fils du propriétaire du jardin d’acclimatation, donnait de la nourriture à l’autruche du parc, Bart. Son grand-père s’appelait Didier ; il accueillait les premiers clients de la journée. A cette heure-là, en tout début de matinée, le jardin était calme comme jamais, avant l’arrivée des familles. On voyait les poissons nager dans le lac, on sentait l’odeur de la terre mouillée de la campagne, chose qu’il était très rare de trouver à Paris.

Puis Pierrot remarqua l’arrivée de sa femme Annie qui, d’une voix claire, lui demanda comment allait Bart. Elle commença à ouvrir les portes pour que les premiers clients  arrivent. Et on remarqua l’arrivée d’un homme élégamment habillé qui s’approcha de Pierrot et lui demanda :

« Ça avance bien, mon petit-fils ?  Il fait vraiment très beau aujourd’hui, j’espère qu’il y aura beaucoup de visiteurs et que l’on fera une belle recette ! »

Une fois le jardin rempli de gens parmi lesquels on voyait des grands-pères qui emmenaient leurs petits-fils, des mères et des bourgeois, Pierrot sortit et s’écria :

« Mes chers clients, Mesdames et Messieurs, votre attention s’il vous plaît ! Voici le spectacle du jour, la vedette de ce jardin, Bart l’autruche ! »

En effet, tout à coup, les visiteurs remarquèrent une autruche ravissante trônant au centre du jardin : ses plumes brillaient comme le soleil et semblaient lisses comme si elles avaient été soigneusement peignées. Ses grands yeux ronds étaient d’un bleu étincelant et son bec donnait l’impression qu’elle souriait. Elle penchait son cou vers les enfants pour qu’ils puissent la caresser, comme si elle comprenait ce qui se passait. Tout à coup, Bart l’autruche dirigea son regard vers le grand-père de Pierrot et un homme tout vêtu de noir, portant un chapeau de la même couleur et muni d’une mallette. On ne distinguait pas son visage. Les deux hommes étaient en grande discussion. Comme s’il comprenait ce qui se passait, Bart cacha une partie de son corps sous son aile.

Collection Bidault

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Voyage en Bretagne d’après Gustave Flaubert et Maxime du Camp

Deuxième épisode : visite de Clisson et de ses environs

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Vue sur le château de Clisson – 1880-1920 – Collection Gaye, CG214 – Photographe Daniel Théodore Guitard du Marès

Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans, et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers la Bretagne, en passant par le Val de Loire, l’Anjou et la Touraine, soi-disant à pied, avec sacs au dos et souliers ferrés. Nous verrons dans les faits, ce qu’il en est au fil du récit…

Pour la première étape, ils ont fait halte dans les Pays de la Loire et s’y sont fait ouvrir trois châteaux pour les visiter : Chambord, Amboise et Chenonceau. Les voici maintenant parvenus à Clisson, petite ville dominée par la ruine d’une forteresse médiévale. Bien que nous soyons au sud-ouest de Nantes, nous sommes bien ici sur les terres de la Bretagne historique. Comme nous l’avons indiqué il y a deux mois pour l’inauguration de cette nouvelle pérégrination, selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge de la narration des chapitres pairs. C’est donc de sa prose, toute empreinte du romantisme ambiant, que vont être extraits les passages de cette Une.

Mais nos écrivains voyageurs ne rendent pas la tâche facile au modeste commentateur de photos stéréoscopiques que je suis, qui a cru, en entreprenant cette nouvelle série, utiliser la profusion de vues de la Stéréothèque sur la Bretagne, et qui se retrouve cette fois devoir illustrer tout un chapitre autour d’une ruine très peu présente dans nos collections, située tout aux marches de la Bretagne… !!! Ainsi donc, il s’est avéré indispensable, cette fois plus que jamais, de compléter les rares ressources à notre disposition par des photos et gravures glanées ici ou là.

Le château de Clisson

Le château dans lequel Flaubert et du Camp nous entraînent a été édifié au XIe siècle par les seigneurs de Clisson, vassaux des ducs de Bretagne. Il faisait partie des défenses du duché de Bretagne, sur sa frontière sud. Mais, ayant servi de refuge aux troupes des insurgés durant les guerres de Vendée, il fut pris et incendié par les troupes révolutionnaires, et demeura à l’état de ruine jusque dans les années 1974-75. C’est donc les restes d’une forteresse toute envahie de végétation que nos voyageurs viennent visiter.

Vue générale sur Clisson – 1900 – 1925 – Collection Besson, BL273 – Photographes Alexis Croly - Labourdette

« Sur un coteau au pied duquel se joignent deux rivières, dans un frais paysage égayé par les claires couleurs des toits en tuiles abaissés à l’italienne et groupés là ainsi que dans les croquis d’Hubert, près d’une longue cascade qui fait tourner un moulin, tout caché dans le feuillage, le château de Clisson montre sa tête ébréchée par-dessus les grands arbres. À l’entour, c’est calme et doux. Les maisonnettes rient comme sous un ciel chaud ; les eaux font leur bruit, la mousse floconne sur un courant où se trempent de molles touffes de verdure. L’horizon s’allonge, d’un côté, dans une perspective fuyante de prairies et, de l’autre, remonte tout à coup, enclos par un vallon boisé dont un flot vert s’écrase et descend jusqu’en bas. »

Vue 01 – Le château de Clisson, vu depuis le cours de la Sèvre. Carte postale tirée de la série des « Châteaux de France » (Généanet)

« Quand on a passé le pont et qu’on se trouve au pied du sentier raide qui mène au château, on voit, debout, hardi et dur sur le fossé où il s’appuie dans un aspect vivace et formidable, un grand pan de muraille tout couronné de mâchicoulis éventrés, tout empanaché d’arbres et tout tapissé de lierres dont la masse ample et nourrie, découpée sur la pierre grise en déchirures et en fusées, frissonne au vent dans toute sa longueur et semble un immense voile vert que le géant couché remue, en rêvant, sur ses épaules ».

Vue 02 – L’entrée du château vers 1815. Gravure reproduite sur carte postale (Généanet)
Vue 03 – Le château de Clisson sur une gravure du XIXe siècle (Wikipedia)

« Les fossés dont la pente s’adoucit par la terre qui s’émiette des bords et par les pierres qui tombent des créneaux ont une courbe large et profonde, comme la haine et comme l’orgueil ; et la porte d’entrée, avec sa vigoureuse ogive un peu cintrée et ses deux baies servant à relever le pont-levis, a l’air d’un grand casque qui regarde par les trous de sa visière. »

Loin de se désoler de l’état de ruine de ce qu’ils découvrent, nos deux compères se complaisent dans une fascination raffinée du spectacle qui s’offre à eux !

Vue 04 – La cour intérieure du château. Carte postale. Collection des Archives départementales de Loire-Atlantique, 2 Fi 0792

La carte postale ci-dessus de l’état de la cour intérieure au début du XXe siècle et la vue 05 suivante nous donnent un aperçu sans doute assez voisin du spectacle qui s’offrit aux yeux de nos deux voyageurs, dont ils apprécièrent tout particulièrement le « romantisme ».

« Entré dans l’intérieur, on est surpris, émerveillé, par l’étonnant mélange des ruines et des arbres, la ruine faisant valoir la jeunesse verdoyante des arbres, et cette verdure rendant plus âpre la tristesse de la ruine. […] Un enthousiasme grave et songeur vous prend à l’âme ; on sent que la sève coule dans les arbres et que les herbes poussent avec la même force et le même rythme que les pierres s’écaillent et que les murailles s’affaissent. Un art sublime a arrangé, dans l’accord suprême des discordances secondaires, la forme vagabonde des lierres au galbe sinueux des ruines, la chevelure des ronces au fouillis des pierres éboulées, la transparence de l’air aux saillies résistantes des masses, la teinte du ciel à la teinte du sol, mirant leur visage l’un dans l’autre, ce qui fut et ce qui est. »

« On avance enfin, on marche entre ces murs, sous ces arbres, on s’en va, errant le long des barbacanes, passant sous les arcades qui s’éventrent et d’où s’épand quelque large plante frissonnante. Les voûtes comblées qui contiennent des morts résonnent sous vos pas ; les lézards courent sous les broussailles, les insectes montent le long des murs, le ciel brille et la ruine assoupie continue son rêve. »

Vue sur le château de Clisson et ses enceintes. 1880-1920 – Collection Magendie, MAG1191 – Photographe inconnu

« Avec sa triple enceinte, ses donjons, ses cours intérieures, ses mâchicoulis, ses souterrains, ses remparts mis les uns sur les autres, comme écorce sur écorce, et cuirasse sur cuirasse, le vieux château de Clisson se peut reconstruire encore et réapparaître. Le souvenir des existences d’autrefois découle de ses murs, avec l’émanation des orties et la fraîcheur des lierres. »

Vue 05 – – La cour intérieure du château. Carte postale. Collection des Archives départementales de Loire-Atlantique, 2 Fi 3108

« Au haut d’un pan de muraille élevé, tout nu, gris, sec, des baies carrées, inégales de grandeur et d’alignement, laissaient éclater à travers leurs barreaux croisés la couleur pure du ciel dont le bleu vif encadré par la pierre tirait l’œil avec une attraction surprenante. Les moineaux dans les arbres poussaient leur cri aigre et répété. Au milieu de tout cela, une vache broutait, qui marchait là-dedans comme dans un pré, épatant sur l’herbe sa corne fendue… »

Vue 06 – Dans les sous-sols, la porte de la prison. Collection des Archives départementales de Loire-Atlantique, 2 Fi 3117

« Nous sommes descendus dans le souterrain où fut enfermé Jean V. Dans la prison des hommes nous avons vu encore au plafond le grand crochet double qui servait à pendre ; et nous avons touché avec des doigts curieux la porte de la prison des femmes. Elle est épaisse de quatre pouces environ, serrée avec des vis, cerclée, plaquée comme capitonnée de fers. Au milieu, un petit guichet grillé servait à jeter dans la fosse ce qu’il fallait pour que la condamnée ne mourût pas… »

Jean V fut au XVe siècle un des ducs de Bretagne. Selon Du Camp, il fut enlevé par le comte de Penthièvre, nouveau propriétaire du château, avant que la situation ne se retourne et que le duc lui-même ne soit accusé de haute trahison.

Le parc de La Garenne-Lemot

« De l’autre côté de la Sèvre, et s’y trempant les pieds, un bois couvre la colline de la masse fraîche ; c’est « la Garenne », parc très beau de lui-même, malgré les beautés factices qu’on a voulu y introduire. »

Juste après la Révolution, le château commence à servir de carrière de pierres pour les Clissonnais. Le sculpteur François Frédéric Lemot tombe sous le charme de ces ruines, et les achète en 1807, dans un premier temps non pas pour les restaurer, mais avant tout pour les conserver en l’état, avec le projet d’en faire un site romantique, alors très à la mode. Quelques années plus tard, il y adjoint un vaste bois, sur la rive opposée de la rivière, dans l’objectif d’en faire un parc romantique, agrémenté de toutes sortes de fabriques, c’est-à-dire de reconstitutions de bâtiments en ruines. Au milieu du XIXe siècle, cette mode semble déjà passée et nos voyageurs, qui trouvent encore du charme aux ruines authentiques, n’apprécient plus ces ruines reconstituées…

« M. Lemot (le père du propriétaire actuel) qui était un peintre de l’Empire, et un artiste lauréat, a travaillé du mieux qu’il a pu à reproduire ce froid goût italien du temps de Canova et de madame de Staël. On était pompeux, grandiose et noble. C’était le temps où on sculptait des urnes sur les tombeaux, où l’on peignait tout le monde en manteau et chevelure au vent, où Corinne chantait sur sa lyre, à côté d’Oswald qui a des bottes à la russe, et où il fallait enfin qu’il y eût sur toutes les têtes beaucoup de cheveux épars et dans tous les paysages beaucoup de ruines. »

« Ce genre de beautés ne manque pas à la Garenne. Il y a un temple de Vesta, et en face, un temple à l’Amitié… Les inscriptions, les rochers composés, les ruines factices sont prodiguées ici avec naïveté et conviction… Mais toutes les richesses poétiques sont réunies dans la grotte d’Héloïse, sorte de dolmen naturel sur le bord de la Sèvre… Pourquoi donc a-t-on fait de cette figure d’Héloïse, qui était une si noble et si haute figure, quelque chose de banal et de niais, le type fade de tous les amours contrariés et comme l’idéal étroit de la fillette sentimentale ? Elle méritait mieux pourtant, cette pauvre maîtresse du grand Abélard… »

L’histoire d’Héloïse et d’Abélard date du XIIe siècle où elle eut un grand retentissement en Europe. À Clisson, cette grotte est fondée sur une interprétation toute personnelle de Lemot : à l’en croire, il aurait découvert l’endroit lors de sa première visite des lieux.

Vue 07 – La grotte d’Héloïse du parc de la Garenne-Lemot aujourd’hui (Wikipedia)

Dans les faits, la grotte qu’il a baptisée d’Héloïse est une cavité en grande partie artificielle, due à l’intervention de son propriétaire et concepteur : il a fait édifier un mur en son fond et fait poser quelques dalles de pierres afin de faire régner l’obscurité dans un antre qui semble à première vue naturel…

Notre auteur poursuit : « Le parc n’est est pas moins un endroit charmant. Les allées serpentent dans le bois taillis, les touffes d’arbres retombent dans la rivière. On entend l’eau couler, on sent la fraîcheur des feuilles. Si nous avons été irrités du mauvais goût qui s’y trouve, c’est que nous sortions de Clisson qui est d’une beauté vraie, si solide et si simple, et puis que ce mauvais goût, après tout, n’est plus notre mauvais goût à nous autres. Mais, d’ailleurs, qu’est-ce donc que le mauvais goût ? C’est invariablement le goût de l’époque qui nous a précédés… »

Les ruines du château de Tiffauges

« C’est en nous laissant aller à ces hautes considérations philosophiques, que notre carriole nous traîna jusqu’à Tiffauges. »

Voilà ici notre soupçon vérifié : contrairement à la légende qu’ils ont cherché à accréditer, nos écrivains voyageurs ne font pas tout leur trajet à pied ; ils s’accordent, au moins de temps en temps, « quelques commodités » (fussent-elles rustiques) pour leurs déplacements, ici pour les conduire à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Clisson.

« Placés tous deux dans une espèce de cuve en fer blanc, nous écrasions de notre poids l’imperceptible cheval qui ondulait dans les brancards. C’était le frétillement d’une anguille dans le corps d’un rat de Barbarie. Les descentes le poussaient en avant, les montées le tiraient en arrière, les débords le jetaient de côté et le vent l’agitait sous la grêle des coups de fouet. Pauvre bête ! Je ne puis y penser sans de certains remords.

La route taillée dans la côte descend en tournant […]. À droite, au pied de la colline, sur un mouvement de terrain qui se soulève du fond du vallon en s’arrondissant comme la carapace d’une tortue, on voit de grands pans de muraille inégaux qui allongent les uns par-dessus les autres leurs sommets ébréchés. »

Vue 08 – Les ruines de château de Tiffauges – Carte postale (Notrefamille.com)

« On longe la haie, on grimpe un petit chemin, on entre sous un porche tout ouvert qui s’enfonce dans le sol jusqu’aux deux tiers de son ogive. […] Quand la terre s’ennuie de porter un monument trop longtemps, elle s’enfle de dessous, monte sur lui comme une marée, et pendant que le ciel lui rogne la tête, elle lui enfouit les pieds. La cour est déserte, l’enceinte est vide, les herses ne remuent pas, l’eau dormante des fossés reste plate et immobile sous les ronds nénuphars.

Nous sommes descendus à travers les ronces et les broussailles dans une douve profonde et sombre cachée au pied d’une grande tour qui se baigne dans l’eau et les roseaux. Une seule fenêtre s’ouvre sur un de ses pans, un carré d’ombre coupé par la raie grise de son croisillon de pierre. Une touffe folâtre de chèvrefeuille sauvage s’est pendue sur le rebord et passe au dehors sa bouille verte et parfumée. »

« Les grands mâchicoulis, quand on lève la tête, laissent voir d’en bas, par leurs ouvertures béantes, le ciel seulement ou quelque petite fleur inconnue qui s’est nichée là, apportée par le vent, un jour d‘orage, et dont la graine aura poussé à l’abri dans la fente des pierres. […]

Rien, rien ! Le vent qui passe, l’herbe qui pousse, le ciel à découvert. Pas d’enfant en guenille gardant une vache qui broute la mousse dans les cailloux ; pas même, comme ailleurs, quelque chèvre solitaire sortant sa tête barbue par une crevasse de remparts […] ; pas un oiseau chantant, pas un nid, pas un bruit ! Ce château est comme un fantôme, muet, froid, abandonné dans cette campagne déserte ; il a l’air maudit et plein de ressouvenances farouches. […] Dans le donjon, entre quatre murs livides […], nous avons compté la trace de cinq étages. À trente pieds en l’air, une cheminée est restée suspendue avec ses deux piliers ronds et sa plaque noircie ; il est venu de la terre dessus et les plantes y ont poussé comme dans une jardinière qui serait restée là. Au-delà de la seconde enceinte, dans un champ labouré, on reconnaît les restes d’une chapelle, aux fûts brisés d’un portail ogival. […] »

« Cette chapelle était la chapelle et ce château était un des châteaux de Gilles de Laval, sire de Rouci, de Montmorency, de Retz [sic, en fait Gilles de Rais, ancien compagnon d’armes de Jeanne d’Arc] et de Craon, lieutenant général du duc de Bretagne et maréchal de France, brûlé à Nantes le 25 octobre 1440, dans la Prée de la Madeleine, comme faux monnayeur, assassin, sorcier, sodomite et athée… »

Nous interromprons-là du Camp dans l’élan de sa narration historique. Ce Gilles de Rais, notre narrateur ne nous le dit pas, était celui que la légende populaire et Gilles Perrault ont immortalisé sous le nom de Barbe Bleue. Manifestement, nos deux voyageurs ont apprécié cette ruine authentique dans son écrin de verdure, et un petit rappel d’un épisode quelque peu dramatique et « pittoresque » de l’histoire locale n’est pas pour leur déplaire…

Vue 09 – Gilles de Rais chevauchant vers son château (Gustave Doré, 1862)

* * *

Nous patienterons maintenant jusqu’à l’étape suivante : elle nous fera franchir d’un coup à grands pas quelques dizaines de lieues, puisque nous retrouverons nos auteurs à Carnac.

Christian Bernadat

Bibliographie