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Septembre, période des vendanges ; c’est l’occasion de remonter le temps de presque 120 années : en 1909, Bordeaux organise une grandiose Fête des Vendanges dont la Stéréothèque conserve le témoignage.
Remettons-nous dans le contexte de l’époque : pour une grande partie de la population, la première décennie du XXe siècle fut une période d’insouciance et d’optimisme en France ; ce sont les « Années Folles », la « Belle Époque » ; les manifestations de « L’Art Nouveau » imprègnent encore les esprits et les arts.
Cet optimisme et cette relative insouciance sont aussi portés par un goût certain pour les grandes manifestations nationales ou internationales : les foules comme le monde des affaires s’en montrent très friands. Rien qu’en France, la réussite de l’Exposition Universelle de Paris en 1900 a suscité de nombreuses « répliques », dont une exposition coloniale à Marseille en 1906 et une exposition « coloniale et maritime » à Bordeaux en 1907, qui connut un succès que tout le monde rêvait de renouveler au plus vite.
Après la crise viticole provoquée par le phylloxéra au XIXe siècle, la reconstruction du vignoble au moyen de plants de vigne américains greffés réussit plus qu’il n’était espéré, provoquant, du coup, une surproduction qui atteint son paroxysme à la fin de 1907.
À Bordeaux, on se bat aussi contre l’explosion des fraudes sur l’origine « Bordeaux » qui se répandent partout en France et contre les falsifications dans la vinification. Ce sont à ces difficultés que répond l’invention, par les Bordelais, des appellations d’origine qui vont devoir respecter un cahier des charges strict.
Dans ce contexte, la Fête des Vendanges a pour ambition à la fois de resouder tous les opérateurs bordelais du monde du vin autour d’une démarche commune et en même temps de redonner confiance en la qualité du « véritable » Bordeaux : en un mot, « redorer le blason » de la production viticole bordelaise.
De l’idée à sa concrétisation :
Au quotidien La Petite Gironde (prédécesseur du journal Sud-Ouest), le directeur de l’époque, G. Gounouilhou, a la volonté de défendre plus que tout et de développer l’activité locale ; pour cela, il lance, en avril 1909, l’idée d’une grande fête des vendanges à Bordeaux, sur le modèle de celle qui est alors régulièrement organisée à Vevey en Suisse.

D’emblée, on a l’ambition de voir très grand : ne renonçant devant aucun défi ni aucune emphase, on cherche à « glorifier le vin » et à provoquer « l’admiration du monde entier », escomptant que la renommée qui en découlera se répercutera sur les affaires et redonnera confiance à la clientèle des vins de Bordeaux., une situation qui n’est pas tellement éloignée des préoccupations d’aujourd’hui…
Un Comité d’organisation est aussitôt mis en place, chargé notamment de trouver des financements. On prévoit une cavalcade de chars qui défilera tous les matins le long des grandes artères de la ville et la représentation d’un « poème lyrique » (un spectacle voisin d’un opéra-comique) qui sera donné tous les après-midis dans un grandiose théâtre de plein air monté sur la place des Quinconces.
L’information est largement diffusée dans toute la région par une affiche « Art Nouveau » où la nudité, d’inspiration supposée « à l’Antique », est généreusement utilisée (ce qui ne choquait alors personne), ainsi que par un programme, quant à lui davantage d’inspiration « néo-médiévale ».


Les Cavalcades :
Le défilé de chars, initialement prévu les 11, 12 et 13 septembre, doit finalement avoir lieu les dimanche 12, lundi 13 et mardi 14 septembre, à cause du mauvais temps qui s’est abattu sur la ville le 11.
Vingt-deux chars vont défiler, tirés par des paires de bœufs ou de chevaux, précédés ou suivis de hérauts en carrosse et de musiciens, avec pour thèmes les « coutumes, ressources et produits » du Grand Sud-Ouest (à peu près la Nouvelle Aquitaine d’aujourd’hui).
Ces chars sont soigneusement étudiés dans leur symbolique et imaginés par des spécialistes reconnus, architectes, peintres, décorateurs en vogue. Ils sont financés par des entreprises privées.

Le char du Blayais représente une gondole (symbolisant la navigation sur l’estuaire !) portant la Reine du Blayais…

Pour Saint-Émilion, commune à laquelle s’est associée Libourne, ce sera un fragment du cloître de Saint-Émilion.
Chacune des trois journées aura son circuit particulier : le dimanche 12, rue Sainte-Catherine, cours Victor Hugo, place Saint-Michel, place des Capucins, place de la Victoire, place Gambetta, cours de l’intendance, place des Quinconces.
Quant au char des parqueuses d’Arcachon, il présente leur Reine et ses Dauphines émergeant de coquilles ouvertes : une huître et, plus inattendue, une coquille Saint-Jacques.
Le lundi 13 : la cavalcade passera par le cours du Chapeau Rouge, les quais, le cours d’Alsace-Lorraine, le cours d’Albret, avec un retour par les cours jusqu’à la place des Quinconces.

Enfin, le mardi 14, la cavalcade empruntera la rue Fondaudège et la rue Croix de Seguey, la rue Camille Godard, le cours du Jardin Public (aujourd’hui de Verdun), jusqu’à la place des Quinconces.

Il y eut aussi le char de la Résine des Landes, celui de Dax-Thermal, le char de Marennes, celui du Liège et des Bouchons ( !), le char du Verre et de la Bouteille, celui des Instruments Agricoles et Vinicoles, le char du Chasselas, celui de la Prune, le char de l’Armagnac, celui du Cognac, le char de Saint-André-de-Cubzac, celui du pays de Sauternes et de Barsac, le char de La Réole, celui des Graves, le char du Médoc et, bien sûr, le char de Bacchus, sans oublier Silène et son cortège.
« Bacchus Triomphant » : les trois représentations du poème lyrique :
Le « poème lyrique » est à cette époque un genre très en vogue ; il s’agit d’une variante d’opéra, le nom étant transcrit de l’Italien. Ce spectacle est commandé dans la précipitation au début de l’année 1909 à deux personnalités du monde du spectacle parmi les plus en vue du moment : le musicien Camille Erlanger et le librettiste Henri Cain.


Camille Erlanger fut grand prix de Rome de Musique en 1888 et bénéficiait en 1909 d’une carrière parisienne déjà bien remplie ; lors des trois représentations, il dirigea lui-même l’orchestre. Henri Cain, quant à lui, était peintre et auteur dramatique, ami et parfois collaborateur de Jules Massenet.

Les interprètes retenus étaient aussi d’une grande notoriété : le ténor marseillais Lucien Muratore de l’Opéra de Paris pour jouer Bacchus ; la cantatrice Félia Litvine, également de l’Opéra, pour jouer la déesse Cérès ; enfin Marthe Chenal de l’Opéra-comique pour incarner la Vierge gauloise… Les autres interprètes étaient aussi des danseuses de premier plan recrutées parmi les meilleurs scènes (Scala de Milan, Opéra de Paris, Grand-Théâtre de Bordeaux).



Comme écrin digne de l’évènement, on choisit l’esplanade des Quinconces qui permettait d’accueillir un amphithéâtre à la dimension de l’immense public que l’on espérait séduire. La construction de ce théâtre éphémère fut confiée à la coopérative des Charpentiers de Paris. Ceux-ci construisirent l’ensemble de l’édifice en moins de six semaines : 16 000 mètres carrés de surface totale, 12 km 500 de bancs… ; le théâtre pouvait accueillir 25 000 personnes.
Quant au décor, on a imaginé une reconstitution affirmée comme « très exacte » de l’enceinte gallo-romaine de Burdigala (composée d’un appareillage de petits moellons coupé de lignes de briques horizontales), développée sur plus de 100 mètres de long, avec, en son centre, une porte flanquée de deux tours massives.

Le premier acte célèbre les fêtes de la terre : les moissons chantées par Cérès et les vendanges glorifiées par Bacchus.

Le second acte est très particulier, s’éloignant des thèmes classiques de la mythologie antique.
Cet acte met donc en scène le roi des Barbares, Hunter, joué par Muratore, qui s’empare de Burdigala et capture un groupe de vierges gauloises… Or, la première d’entre elles, jouée par Mlle Chenal, séduit le barbare Hunter par sa grâce, ses propos, mais aussi … par une dégustation de vin de Bordeaux ! Conquis par ce breuvage et sous le charme des captives, Hunter fait libérer la ville contre quelques tonneaux de vin… ! Burdigala est délivrée !
À l’époque, l’allusion avec l’Empire allemand qui, depuis la guerre de 1870, occupait l’Alsace et la Lorraine, était évident…

Enfin, l’acte 3, sans tellement de rapport avec le précédent (signe d’une composition quelque peu bousculée par les délais !), met en scène quatre ballets, illustrant chacun une saison.

La Fête des Vendanges : quelles suites ?
Sur le moment, cette fête fut un incontestable succès, autant populaire que mondain, autant régional que national. L’évènement occasionna des Unes partout dans la presse nationale et l’effet « confiance » sur la renommée des vins de Bordeaux fut semble-t-il indéniable.
Dès le 20 août 1909, La Petite Gironde, organisatrice de l’évènement, dans un élan d’autosatisfaction à bon compte, analysait l’aura engendrée par l’annonce de cet évènement : on ne parle pas encore de « buzz » ; pourtant, constatons que l’attente était de même nature qu’aujourd’hui, attitude finalement très contemporaine !

Un bilan définitif, un brin dithyrambique, fut ensuite publié le 19 septembre, dans une optique plus économique. En se fixant notamment sur les recettes de l’octroi, qui imposait toute marchandise entrant dans la ville, on pouvait constater une augmentation des recettes de ce dernier de plus de 30 000 f sur quatre jours. Ce fut aussi un immense succès pour les hôteliers, les restaurateurs, les débitants de boissons, les magasins de toutes les spécialités. 300 000 bouteilles de vin auraient été consommées en quatre jours à l’occasion de la fête ! Les objectifs immédiats furent donc certainement remplis : rétablir la renommée du vin de Bordeaux et la confiance des acheteurs en France comme à l’étranger.
Mais qu’en fut-il à plus long terme ? Inévitablement, la Première Guerre mondiale fut une période de fort recul pour les vendanges en Bordelais. En outre, l’Allemagne, qui était encore un des plus gros acheteurs de vin de Bordeaux autour de 1890, disparut complètement de la clientèle internationale après 1918, alors même qu’il n’y eut plus d’exportation vers la Russie après la Révolution de 1917. Ainsi, la période de l’entre-deux-guerres resta une période très mitigée en termes de prospérité commerciale pour le vignoble bordelais.

Le spectacle « Bacchus Triomphant », très marqué historiquement comme localement, ne fut jamais rejoué. En 1934, le 18 juin, Bordeaux tenta de relancer une fête du vin qui accueillit le nouveau président de la République (élu en 1932), Albert Lebrun. Mais, cette manifestation se limita à un défilé de chars à travers la ville durant une seule journée.
Jamais depuis, Bordeaux n’organisa à nouveau une telle manifestation à la gloire des productions viticoles locales.
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Christian Bernadat
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Bibliographie
La Fête des Vendanges à Bordeaux les 12, 13 et 14 septembre 1909, (Imprimeries G. Gounouilhou, 1910), réédition par les Éditions de l’Entre-deux-Mers, 2010 (dont la préface de Philippe Roudier)
Fête des vendanges de 1909 à Bordeaux, Wikipédia
Bordeaux, l’Art et le Vin, Robert Coustet, L’Horizon Chimérique, 1995
La Fête des vendanges, Séléné (Bibliothèque municipale de Bordeaux, Automne 2022
La Petite Gironde des 22/04/1909, 20/08/1909 et 18/09/1909.
