Troisième épisode : en visite à Carnac
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Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans, et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers la Bretagne, en passant par le Val de Loire, l’Anjou et la Touraine, soi-disant à pied, avec sacs au dos et souliers ferrés. Nous verrons dans les faits, qu’ils ne dédaignent pas, à l’occasion, le « confort » des transports publics…
Ils font d’abord halte dans les Pays de la Loire et s’y font ouvrir trois châteaux pour la visite : Chambord, Amboise et Chenonceau. Puis ils font étape à Clisson, dans les environs de Nantes, petite ville dominée par la ruine d’une forteresse médiévale, sur les terres de la Bretagne historique. Selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge d’écrire les chapitres pairs, et Flaubert les chapitres impairs. Pour cette troisième étape, tirée du début de leur troisième chapitre, nos voyageurs nous emmènent à Carnac. C’est donc sur la prose de notre grand écrivain que nous nous appuyons ici.
Une nouvelle fois, les difficultés surgissent : Flaubert ne succombe véritablement ni au charme, ni au mysticisme de ces alignements. D’où une narration centrée sur l’inventaire de toutes les thèses les plus saugrenues qui ont pu être développées à propos de ce site.
Puisqu’il en est ainsi, nous ne refuserons pas ce catalogue particulièrement édifiant : il est révélateur de tout ce que l’homme peut inventer quand les explications sur l’origine de ses observations lui échappent totalement… En ce milieu du mois de juin, prenons aussi cet article pour une incitation à des vacances culturelles en Bretagne sud.
Les alignements de Carnac
L’incontournable curiosité de l’époque pour tout ce qui est ancien (ajoutée à « l’exotisme » dont était empreinte la Bretagne aux yeux des Parisiens) rendait, pour nos auteurs, la visite de ce site incontournable. Signalons qu’il ne sera classé à l’inventaire des monuments historiques qu’en 1889 à la demande de Prosper Mérimée.
« Le champ de Carnac est un large espace dans la campagne où l’on voit onze files de pierres noires, alignées à intervalles symétriques et qui vont diminuant de grandeur à mesure qu’elles s’éloignent de la mer. Cambry soutient qu’il y en avait quatre mille et Freminville en a compté douze cents. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elles sont nombreuses. »
Dans les faits, c’est ce second auteur qui est au plus proche de la réalité : on compte aujourd’hui 1 099 menhirs, mais il est possible que quelques-uns aient disparu avant le classement du site.
En tout état de cause, on venait de très loin pour admirer une telle curiosité, si mystérieuse aux yeux des visiteurs du XIXe siècle, certes curieux de tous ces témoignages du passé, mais dont les connaissances relativement assurées se limitaient aux périodes historiques, au sens culturel du terme, c’est-à-dire, celles consignées dans des récits écrits.
Notre auteur développe alors longuement les nombreuses interprétations développées au fil du temps à propos de ce site resté longtemps énigmatique. Il faut dire que son caractère tellement exceptionnel en fait certainement le mégalithe d’Europe continentale ayant suscité le plus grand nombre d’interprétations.
L’ironie de l’auteur est à peine voilée derrière l’énoncé de ces propositions… souvent particulièrement fantaisistes !
Pour l’évêque Olaüs Magnus, archevêque d’Upsal [Uppsala, en Suède] au XVIe siècle, les alignements seraient les témoignages de soldats enterrés : « Quand les pierres forment une seule et longue file droite, c’est qu’il y a dessous des guerriers morts en se combattant en duel ; que celles qui sont disposées en carré sont consacrées à des héros ayant péri dans une bataille ; que celles qui sont rangées circulairement sont des sépultures de famille, et que celles qui sont en coin ou sur un ordre angulaire sont les tombeaux de cavaliers, ou même des fantassins, ceux surtout dont le parti avait triomphé » !!!
Et le docteur Borlase, un anglais confirmait, formel : « on a enterré là des soldats, à l’endroit même où ils avaient péri… leurs tombeaux sont rangés en ligne droite, tels que le front d’une armée dans les plaines… »
Puis on alla chercher les Grecs et les Égyptiens comme l’historien Penhoët : « Il y a un Karnac en Égypte, s’est-on dit, il y en a un en Basse-Bretagne » ! « D’où, il résulte que les Égyptiens [peuple qui ne voyageait pas] sont venus sur ces côtes [dont ils ignoraient l’existence], y auront fondé une colonie [ils n’en fondaient nulle part], et qu’ils y auront laissé ces statues brutes [eux qui en faisaient de si belles], témoignage positif de leur passage [dont personne ne parle] »… !!!
« Ceux qui aiment la mythologie ont vu là des colonnes d’Hercule ; ceux qui aiment l’histoire naturelle y ont vu une représentation du serpent Python, parce que, d’après Pausanias, un amas de pierres semblables, sur la route de Thèbes à Élissonte, s’appelait la Tête du serpent… »
« Ceux qui aiment la cosmographie ont vu un zodiaque, comme M. de Cambry, qui a reconnu dans ces onze rangées de pierres les douze signes du Zodiaque, » car il faut dire, ajoute-t-il, que les anciens Gaulois n’avaient que onze signes au Zodiaque « . »
« Ensuite, un membre de l’Institut a conjecturé que ce pouvait bien être le cimetière des Vénètes, qui habitaient Vannes, à six lieues de là, … et lesquels fondèrent Venise, comme chacun sait » !
« M. Mahé […] s’est écrié […] que les druides, non seulement desservaient les sanctuaires, mais encore y faisaient leur demeure et y tenaient des collèges : » Donc, puisque le monument de Carnac est un sanctuaire comme l’étaient les forêts gauloises […], il y a lieu de croire que les intervalles vides qui coupent les lignes des pierres renfermaient des files de maisons où les druides habitaient avec leurs familles et leurs nombreux élèves « … »
« Mais un homme […] est venu, pénétré du génie des choses antiques, et dédaigneux des routes battues. Il a su reconnaître, lui, les restes d’un camp romain, précisément d’un camp de César, qui n’avait fait élever ces pierres « que pour servir d’appui aux tentes de ses soldats et les empêcher d’être emportées par le vent » Quelles bourrasques il devait y avoir autrefois sur les côtes de l’Armorique ! […] Ce littérateur honnête […] était un ancien élève de l’École polytechnique, un capitaine du génie, le sieur de la Sauvagère. »
Et notre auteur – sceptique – de conclure : « l’amas de toutes ces gentillesses constitue ce qu’on appelle l’Archéologie celtique », discipline dans laquelle on trouve pêle-mêle le dolmen, la grotte aux fées, la roche aux fées, la table du diable, le palais des géants… car, ajoute notre auteur, « semblables à ces bourgeois qui vous servent un même vin sous des étiquettes différentes, les celtomanes, qui n’avaient presque rien à vous offrir, ont décoré de noms divers des choses pareilles »….
Enfin, pour redevenir sérieux sur quelques lignes, notre auteur tente de préciser le sens des termes – sans doute alors nouveaux et peu connus de la majorité des lecteurs – qu’il convient d’employer dans une telle discipline, avec des définitions les plus factuelles possibles.
Ainsi, « une pierre posée sur d’autres se nomme un dolmen, qu’elle soit horizontale ou verticale ».
Et, « un rassemblement de pierres debout et recouvertes au sommet par des dalles consécutives, formant ainsi une série de dolmens, est une grotte aux fées, roche aux fées, table du diable ou palais des géants. » C’est ce que nous appelons aujourd’hui une allée couverte.
Enfin, « quand ces pierres sont rangées en ellipse, sans aucun chapeau sur les oreilles, il faut dire : voilà un cromlech. »
Et de conclure: « Pour en revenir aux pierres de Carnac (ou plutôt les quitter), […] si l’on me demande, après tant d’opinions, quelle est la mienne, j’en émettrai une irréfutable, irréfragable, irrésistible, une opinion qui ferait reculer les tentes de M. de la Sauvagère et pâlir l’Égyptien Penhoët, qui casserait le zodiaque de Cambry et hacherait le serpent Python en mille morceaux. Cette opinion, la voici : les pierres de Carnac sont de grosses pierres ! »
Sur ces entrefaites, Gustave Flaubert et son ami quittent le site, sans nous l’avoir fait visiter, non sans nous laisser dans un certain état de frustration…
Bref, ils n’ont rien à nous en dire. À leur décharge, reconnaissons qu’aujourd’hui encore, nous en sommes à formuler des hypothèses quant à l’interprétation de ce site mégalithique. La seule chose sur laquelle les archéologues contemporains semblent s’accorder est sa datation approximative : le néolithique moyen, aux environs de 3000 av. J.C.
Au village de Carnac
Nos deux amis retournent ensuite à leur auberge à Carnac. « Nous nous en retournâmes donc à l’auberge où, servis par notre hôtesse qui avait de grands yeux bleus, de fines mains qu’on achèterait cher et une douce figure d’une pudeur monacale, nous dinâmes d’un bel appétit qu’avait creusé nos cinq heures de marche » [pour arriver à Carnac].
« Il ne faisait pas encore nuit pour dormir, on n’y voyait plus pour rien faire ; nous allâmes à l’église. ».
Est-ce à cause du crépuscule ? Nos deux voyageurs ne nous disent rien sur ce portail, pourtant remarquable, et ne nous livrent que leurs impressions sur l’intérieur.
« Elle est petite, quoique portant nef et bas-côtés, comme une grande dame d’église de ville. De gros piliers de pierre, trapus et courts, soutiennent la voûte de bois bleu, d’où pendent de petits navires, ex-votos promis dans les tempêtes. Les araignées courent sur leurs voiles et la poussière pourrit leurs cordages. »
Ils y surprennent des obsèques curieusement célébrées à ce moment à la lueur des cierges, cérémonie que Flaubert nous décrit par le menu. Il faut dire que c’est un mari « perdu à la mer, que l’on venait de retrouver sur la grève et qu’on allait enterrer tout à l’heure. »
Notons, dans ces circonstances, le rituel inhabituel qui est suivi : le corps du défunt est conduit tel quel sous un simple linceul dans l’église. Et ce n’est qu’à l’issue de la cérémonie qu’il est mis dans un cercueil dans la sacristie.
Lors de la prochaine étape, Flaubert et Du Camp embarqueront pour Belle-Île en mer, avec l’intention d’en visiter les curiosités naturelles.
Bibliographie
Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne) par Gustave Flaubert [en ligne]
La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, Musée départemental Breton de Quimper, 2000
« Le périple de Flaubert en Morbihan en 1847 », Patrimoines et archives du Morbihan