Les textes de cet article sont tous tirés du chapitre sur les Cavalcades de l’ouvrage La Fête des Vendanges à Bordeaux, publié en 1910 par les presses des imprimeries G. Gounouilhou et republié en 2010 par les Éditions de l’Entre-deux-Mers avec une préface de Philippe Roudié.
Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu)
Les Cavalcades

Quelle plume, si colorée, si puissante qu’elle soit, ne peindra jamais le pittoresque et grandiose spectacle qu’offrit pendant trois jours, à travers la ville en liesse, le déroulement de la cavalcade de la Fête des Vendanges qui, dans les pampres et dans les fleurs, «symbolisait la vie de la terre et des eaux dans le Sud-Ouest, les richesses du sol et de la Côte d’Argent, dominées sur les chars par le sourire des belles filles de Gascogne et d’Aquitaine.» Cortège luxueux, où l’élégance et le souci de la couleur locale dans la variété des costumes formaient un ensemble incomparable, au milieu de l’enthousiasme débordant de la foule, amusée et ravie, qui encadrait sa marche.
A l’encontre des manifestations du même genre, cette cavalcade avait ceci d’original, en effet, qu’au lieu de commémorer par ses trente chars une succession de faits historiques, elle présentait, de la façon la plus pittoresquement imagée, les coutumes, les ressources et
les produits de toute une province.

Bien que le programme des Fêtes ait annoncé pour 9 heures du matin la sortie de la Cavalcade, dès 7 heures règne en ville une animation extraordinaire. […] Le flot humain grossit. Chacun, jouant des coudes dans les rangs de plus en plus serrés, tâche à prendre ses dispositions afin d’être «aux premières » pour mieux voir défiler les chars. Les uns envahissent l’escalier et le péristyle du Grand-Théâtre, les autres s’alignent en quadruples files sur la bordure des troltoirs. Les salles et les terrasses des cafés du centre sont prises d’assaut. Malgré l’heure matinale, les fenêtres, les balcons se garnissent. […]. Sur des pancartes, on lit : «Le vin donne l’esprit » «Tous les buveurs d’eau sont méchants !» etc… L’esprit et la bonne humeur se donnent carrière. Il y a de la joie dans l’air. Bordeaux manifeste.
Des journaux de Paris sont vendus avec, comme primes, soit des cartes postales souvenir de la Fête des Vendanges, ou des suppléments illustrés, remarquables de documentation, sur la Vigne et le Vin, et sur la beauté de notre ville.
Journalistes anglais et français sont à leur poste, prêts à la critique, et les photographes ils sont légion et dont certains venus de Londres– sont à leurs appareils, attendant patiemment le moment propice pour faire jouer le déclic. D’importantes mesures sont prises pour assurer la libre circulation de la Cavalcade et éviter tout accident. L’état-major de la police est au complet, va, vient, donne les ordres nécessaires, qui sont aussitôt exécutés. Des gardes municipaux à cheval se tiennent devant la porte de l’enceinte.
Franchissons cette porte pour voir ce qui se passe à l’intérieur. Là, règne une activité fiévreuse. C’est le coup de feu ! Habilleurs et habilleuses sont « sur les dents ». Ils mettent la «dernière main» aux costumes afin que rien ne « cloche ». Les chars, attelés soit de boeufs, soit de chevaux, soit de mules, sont disposés de manière à prendre facilement leur place dans le cortège. Reines, pages, seigneurs, marquis, chevaliers, courent, s’affairent de tous côtés, attendant les unes de monter sur un trône, les autres impatients d’enfourcher une monture docile. Les interpellations volent et sonnent, typiques, bien du terroir.
* * *
Le char de la résine

Le premier char, celui qui, dans un instant, prendra la tête du somptueux défilé, c’est le char de la Résine, remarquable de pittoresque et de couleur locale.
Des pins se dressent, portant aux flancs des «cicatrices» d’où coulent, abondantes, dans de petits pots, les larmes d’or. Une cabane, couverte de paille, apparaît, où le résinier dépose ses outils et qui lui sert d’abri. Çà et là sont des plateaux ronds de colophane et deux cuviers, récipients naturels de la gemme précieuse qui a donné à nos landes de Gascogne une prospérité jalousée par la France entière.
Saisissant de vérité, ce char, qui synthétise agrestement la région marensine et des pins du Sud-Ouest, est dû au talent de M. A. Pomade, architecte de la ville de Dax, lauréat diplômé de l’École des Beaux-Arts de la ville de Paris. Il est aussi et surtout l’œuvre d’un Comité d’initiative […]. Et c’est aux souscriptions des fabricants et négociants en résineux et aux subventions des communes marensines que le Comité doit d’avoir vu le succès couronner ses efforts. Le char est trainé par deux mules, offertes gracieusement par M. Auguste Dupart, négociant à Linxe. Elles sont caparaçonnées aux couleurs espagnoles et coquettement attelées au joug, mode d’attelage particulièrement en usage dans les Landes. On admire beaucoup ces mules landaises, dont les lignes fines justifient précisément la faveur de cette race auprès des administrations militaires de tous les pays.
Évoluent sur le char plusieurs types landais: chasseur, pêcheur, résinier, et trois jeunes Marensines, qui rivalisent de beauté avec leurs voisines les Dacquoises à l’œil noir.

* * *
Le char de Dax
* * *
Comme le Marensin, la contrée résinière et boisée des Landes, Dax, dont les eaux et les boues font, au seuil de la Chalosse, la fortune de cette partie de la région landaise, avait tenu à participer, elle aussi, à la grande manifestation bordelaise.

Grâce à l’activité inlassable [du Comité] d’organisation, grâce à l’amabilité de M. O. Lartigau, maire de Dax, qui voulut bien faire des démarches personnelles auprès des divers groupements et des établissements thermaux de la station, grâce encore au concours bienveillant et empressé des Grands Hôtels des Baignots, des Thermes, de l’Institut de Mécanothérapie, de la Société d’exploitation des eaux de la Nèhe, de la Société Dax -Salin-Thermal, du Casino, etc., la célèbre ville thermale des Landes put ainsi profiter de la publicité mondiale faite autour de la Fête des Vendanges. Ce char, conçu et exécuté par MM. Artus et Lauriol, est une réduction fidèle des grands établissements thermaux, au seuil desquels sont assises des Naïades. On aperçoit la fontaine d’eau chaude, la Nèhe, qui débite quotidiennement 1.600.000 litres d’eau à 64°.

* * *
Le char des Parqueuses d'Arcachon

Le char des Parqueuses d’Arcachon, dont la maquette est due au talent si fin et si personnel de M. Pierre Janvrot. – le jeune et distingué artiste dont la carrière s’annonçait pleine de promesses et qu’une mort implacable et prématurée vient d’enlever aux espérances de toute une région,- a été exécuté par M. Bime, décorateur, avec un soin jaloux de fidélité aux cartons qui en avaient été dressés.
La proue du char figure un hippocampe,- cheval marin,- devant lequel se tient un groupe de pêcheurs et de parqueuses aux costumes pittoresques. Derrière, au-dessus de l’inscription «Côte d’Argent» et des branches de pin, sont disposés toutes sortes d’appareils et d’engins pour la navigation et la pêche : avirons turcs, romains, à cuillère, gaffes de sauvetage, poulies, filets de tous genres, bouées, etc.,offerts et installés par M. Depuille, de Bordeaux. Au centre du char, sur un rocher, une huître gigantesque ouvre ses valves irisées, d’où saillit, perle à l’orient incomparable, la Ville d’Arcachon sous les traits d’une accorte jeune femrce. La délicieuse station balnéaire, estivale et hivernale, de la Gironde n’est-elle pas, en effet, une des perles les plus riches de la Côte d’Argent, appréciée non seulement par les Français, mais encore par les étrangers, qui viennent y chercher la santé en même temps que le plaisir ? Et n’était-ce pas faire œuvre utile que de lui marquer sa place dans le défilé des richesses de la région? C’est à quoi s’appliqua avec activité et dévouement le distingué maire de la ville, M. Veyrier-Montagnères, qui par là s’acquit des droits nouveaux à la reconnaissance de ses concitoyens.
La Côte d’Argent continue à égrener le chapelet de ses perles : ici elle nous offre le double enchantement de la mer et de la montagne

* * *
Le char des Pyrénées

Dans un panorama superbe, le char des Pyrénées évoque, sous des images riantes et originales, toutes les merveilles, toutes les séductons de l’imcomparable côte basquee : Biarritz, avec son curieux rocher de la Vierge ; Guéthary, ses maisonbs blanches et sa plage ensoleillée. Au loin, dans le ciel bleu, s’élèvent les pics formant le commencement de l’imposante chaîne des Pyrénées, dont les pieds de granit baignent dans les flots écumants du golfe de Gascogne. Un coin délicieux du même département s’offre aussi à l’imagination : c’est Salies-de-Béarn, Salies où l’on goûtz la douce quiétude, où l’on respire une atmosphère bienfaisante, où l’on retrempe en un mot dans une vrai fontaine de Jouvence. Deux guides en costume natioanl et bâton ferré en main sont assis sur le devant du char.

* * *
Le char de Marennes

* * *
Les produits de Marennes, qui n’ont pas leurs pareils dans le monde, avaient eux aussi leur place dans la Cavalcade de la «Fête des Vendanges », tout à côté des huitres d’Arcachon déjà si renommées.
Les efforts de ce Comité aboutirent à la construction du char de Marennes, dessiné et exécuté par MM. Artus et Lauriol, de Bordeaux. Ce char symbolise très heureusement, dans une décoration et une figuration tout à fait couleur locale,l’industrie ostréicole du pays. La reine, les demoiselles d’honneur et les figurantes, épanouies de jeunesse et de charme, avaient été cloisies et élues au vote parmi les jeunes filles de l’arrondissement de Marennes.
* * *
Dans une fête en l’honneur des vins de la Gironde et de la viticulture ne pouvaient manquer de prendre part les grandes industries qui se rattachent à la Vigne et au Vin. Aussi voit-on s’aligner trois grands chars qui semblent s’appeler pour se compléter l’un l’autre.
Le char du liège et des bouchons
Voici, d’abord, celui du Liège et des Bouchons, un des produits naturels de notre sol, d’ailleurs. N’oublions pas le proverbe: «La bonté du vin dépend souvent de la qualité du bouchon.» Ce char, très curieux dans son élégante rusticité, a été construit par M. Sépé et décoré par
MM. Artus et Lauriol : des chênes-lièges à l’ombre desquels hommes et femmes, au milieu d’accessoires divers, exécutent leurs travaux concernant la fabrication des bouchons. Des plaques de liège brut ou «travaillé » sont disposées sur les draperies, et tout autour du char des écorces de chêne-liège lui font une ornementation peu banale.
Le char du Verre et de la Bouteille
Puis, c’est le char du Verre et de la Bouteille, dû à l’initiative de MM. Cash et Cie, à qui les grands maitres verriers de notre ville apportèrent leur collaboration empressée. On voit là encore le travail artistique de MM. Artus et Lauriol. Sur la plateforme du char est édifiée une verrerie en miniature. Les fours sont allumés, les moules prêts à recevoir le verre en fusion. Les ouvriers se préparent pour le soufllage. Le spectateur peut aisément se rendre compte de la façon dont on fabrique les bouteilles où vieillissent, en se bonifiant, nos crus renommés.
Devant la petite usine sont deux grandes bouteilles, et au milieu de celles-ci est un gros bloc de matière destinée à être transformée en verre, industrie d’ailleurs très prospère dans notre cité, où le vers fameux du poète : « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse » semble n’avoir jamais eu qu’un relatif succès d’estime.


Le char des instruments agricoles et vinicoles
Enfin, à la suite de ces deux chars, s’avance celui des Instruments agricoles et vinicoles. Il a été entièrement édifié et équipé par le Syndicat des constructeurs de machines agricoles et viticoles du Sud-Ouest, à la tête duquel. M. Henri Monserviez, président, et M. Malvezin, trésorier du Syndicat, ont déployé leur intelligente activité.
Sous un dais orné de fleurs et de rubans sont placés une cuve, un pressoir, une pompe, un «égrappoir», une comporte, des paniers, bref, tous les instruments nécessaires à la fabrication du vin. Des vendangeurs robustes portent allègrement sur leur dos des hottes remplies de raisins fraichement cueillis. Des guirlandes de fleurs et des branches de vignes courent autour du char qui est une heureuse conception de MM. Auriol et Artus.


* * *
Le char du Chasselas
Le Bas-Quercy, où la culture de la vigne fut de tout temps en honneur, où, depuis le XIIe siècle, son chasselas doré fait les délices de nos tables, a tenu à figurer,avec son inestimable produit, dans le défilé des richesses du Sud-Ouest. […] D’une tonalité vert tendre, le char du Chasselas est tout fleuri, enrubanné et enguirlandé des grappes de ce meilleur raisin de France. Au milieu se dresse une vaste corbeille débordante d’un chasselas mordoré, à la pulpe savoureuse, où le spectateur gourmet est tenté de grappiller. En un mot, excellente composition, due, elle aussi, au talent de MM. Artus et Lauriol.


Le char de la Prune
C’est une autre production du terroir régional qui apparaît dans le fastueux cortège, la prune d’ente, mûrie et patinée sous le ciel du Lot-et-Garonne. Afin qu’elle parût à son rang dans ces fêtes de la Terre, un Comité s’organisa à Marmande. […] [Le char] est très original dans sa simplicité, ravissant aussi avec ses agenaises coiffées du mouchoir traditionnel et revêtues de robes violettes, couleur de prune d’ente. Des caisses, des bocaux de toutes dimensions, prêts pour l’expédition, s’entassent à l’ombre des arbres produisant le fruit excellent qui constitue ce dessert exquis, universellement recherché. Devant le char se détache en lettres d’argent l’inscription suivante: «La Prune du Lot-et-Garonne.» Sur les côtés sont peintes des branches de prunier chargées de fruits. Conme pour le précédent, les auteurs du char de la Prune sont MM. Artus et Lauriol.


* * *
Le char de l'Armagnac

* * *
Le char de l’Armagnac, aux dispositions ingénieuses, est l’œuvre d’un Comité d’initiative […]. Il est d’une simplicité séduisante avec son dais joliment orné de fleurs, de raisins et de feuillage, et pavoisé d’oriflammes multicolores.
Sous le dais, un alambic que gardent de jeunes et coquettes Gasconnes aux robes jaunes comme l’ardente eau-de-vie de leur pays. Aux quatre coins du char et au milieu, des fûts contenant la vivifiante liqueur, dont le parfum de coing mûr fait les délices des palais délicats.
Là encore, on retrouve, dans la composition et l’exécution de ce char, la maîtrise et le talent de MM. Artus et Lauriol.

Le char du Cognac

* * *
Et voici venir, luxueux et magnifique, le char de Cognac, qui, avec un suprême cachet d’art, évoque la divine liqueur qu’un écrivain a définie «une infusion parfumée et généreuse de soleil ».
Afin d’être représenté dignement à la Fête des Vendanges, le commerce de Cognac, qui déjà avait apporté à cette manifestation un appui effectif considérable, décida d’édifier un char qui resterait sa propriété. […] Ce Comité fit appel à tous les négociants charentais, et ceux-ci tinrent à apporter leur obole, que ne tarda pas de grossir une généreuse subvention de la ville de Cognac.
Ce fut sur les plans, très heureusement conçus, du distingué peintre cognaçais M. René Hérisson, que la Maison Artus et Lauriol exécuta le char allégorique du Cognac, qui est l’un des plus beaux du cortège.


Autour d’un splendide pavillon grimpe, capricieuse, la vigne qui produit le vin des Charentes. Les grappes pendent, vermeilles, parmi les feuilles et les pampres. Sous la tonnelle enguirlandée, à l’arrière, trône, pour ainsi dire, gardé par un distillateur, le vieil alambic charentais au moyen duquel s’est faite la mystérieuse transformation du vin en ce «cognac» dont la renommée est aujourd’hui mondiale.
Deux portraits de François Ier- qui est, comme on sait, originaire de Cognac – s’enlèvent en cartouches des deux côtés du coquet pavillon. Au plafond, un vélum. Sur la toiture, en forme de dôme, sont disposés quatre petits mâts fixés dans des boules dorées et supportant des
banderoles aux couleurs jaune,bleu, rose et vert.
Sur le seuil du pavillon, sous un dais, une vaste cuve où d’élégantes et jolies vendangeuses viennent déverser à pleins paniers le raisin qu’elles ont cueilli, en compagnie d’un jeune garçon la hotte au dos. Le char est entouré dans sa partie basse d’une toile où sont peintes des feuilles de vigne et des étoiles…, ces étoiles fameuses qui illustrent et authentiquent les meilleurs flacons du nectar charentais.
* * *
Le char de Blaye

* * *
Tout d’abord, c’est celui de l’arrondissement de Blaye, merveilleux de grâce et d’harmonie, dû à l’inspiration des maitres décorateurs Gautier et Leroy, de Bordeaux. Il se compose d’une élégante gondole chargée de barriques et voguant, majestueuse, sur les flots bleus. La voilure est faite de guirlandes de fleurs, de feuillage ct de rubans. A la proue, le coq gaulois, «le coq qui boit du vin», claironne son chant de victoire.
De jolies femmes ont pris place dans la gondole, formant un cadre épanoui de jeunesse à la gracieuse reine du Blayais qu’elles entourent.
Sur le char, quatre noms attirent l’attention: Bourg, Blaye, Saint-Savin et Saint-Ciers. Bien en vue aussi les armes du chef-lieu.

En résumé, l’arrondissement de Blaye, qui contribua de ses deniers a la construction de ce char, ne pouvait souhaiter d’être représenté d’une façon plus digne et plus artistique dans le cortège de la Fête des Vendanges, et toute sa reconnaissance doit aller à son distingué sous-préfet, M. Brachet, ainsi qu’à M. Chouteau, intendant du château de Sevonzac, à M. Pierre Dupuy, qui en prirent I’initiative et s’y consacrèrent avec tant de dévouement.
* * *
Le char de Saint-André de Cubzac

Puis, voici le char de Saint-André-de-Cubzac, dont l’organisation a revêtu un caractère vraiment populaire. […] Pour symboliser la région du Cubzadais, M. Ed. Faure a eu l’ingénieuse idée de représenter un des ponts fameux de Cubzac, et il a trouvé dans MM. Gautier et Leroy, peintres-décorateurs, des interprètes de talent pour la réaliser. Tout autour des piles du pont, la vigne, telle du lierre, monte et s’enlace. Au-dessous du tablier métallique, trône, souriante et jolie, la reine du Cubzadais, au milieu de sa cour de suivantes, vives et gracieuses en leurs coquets costumes girondins. Au-devant du char, entre les piles ajourées du pont, s’entassent les barriques bordelaises où sont renfermés les crus de Saint-Laurent-d’Arce, Aubie, Saint-Gervais, Gauriaguet, Peujard, Salignac.
Sur le pont flottent des draneaux tricolores entourant un écusson sur lequel est dessinée une belle grappe de raisins.

* * *
Le char de Sauternes et Barsac

Et derrière Saint-André-de-Cubzac s’avance le char de la contrée privilégiée d’où sort le nectar précieux connu dans tout l’univers, sous le nom de «Sauternes », comme le premier des vins blancs du monde, cette liqueur incomparable, aux reflets d’ambre, au parfum merveilleux, qu’un poète a définie: «Un rayon de soleil concentré dans un verre.» C’est le riche pays de Sauternes et de Barsac, la patrie de ces crus célèbres : Châteaux Yquem, La Tour-Blanche, Peyraguey, Vigneau, Suduiraut, Coutet, Climens, Guiraud, Rieussec, Rabaud, Doisy, et bien d’autres aussi renommés. […]

Ce char est, en effet, le plus gracieux développement de décors qui se puisse imaginer. C’est, d’abord, une tonnelle en bois légers, garnis de pampres de vigne et sur lesquels semblent se refléter les rayons d’or du sauternes. Ensuite, sur une sorte de rocher, s’élève le trône de la reine de cette contrée privilégiée, au renom retentissant. Au-dessous, des instruments viticoles. En avant, le char porte l’inscription: «Région de Sauternes et de Barsac,» et plus bas : «Preignac, Bommes et Fargues.» La date 1900 -à jamais glorieuse- est gravée dans des médaillons dorés. De-ci de-là, des fûts, et partout, à profusion, des fleurs, des rubans, du feuillage, des grappes de raisin sauternais.
Groupe remarquable, exécuté par MM. Artus et Lauriol de Bordeaux, et que complète admirablement une figuration pleine de fraicheur et de charme, habillée gracieusement par les Grands Magasins du Louvre de Bordeaux de costumes magnifiques, harmonieusement adaptés au cadre brillant pour lequel ils ont été dessinés.
* * *
Le char de la Réole

* * *
Le char qui suit, et dont l’ensemble offre au regard un tableau d’un joli caractère pittoresque et historique, est le char de la Réole. […] D’après les plans d’une très originale conception de M. Dumoulin, vice-président du Comité, M. Gervais, architecte départemental, dressa le croquis du char, qu’exécuta avec infiniment de bonheur, ensuite, le décorateur Bime. Ce char se présente sous l’aspect d’une masse monumentale, aux lignes harmonieuses et finement ornementées. Sur un bloc de rochers, est fièrement dressée une porte de rempart, que flanquent deux tours à clochetons.
Devant cette porte, le légendaire Jean de La Réole se tient en son brillant uniforme de garde-française, conforme à sa statue, groupant autour de lui les principales productions des six cantons de l’arrondissement. Derrière les tours, c’est-à-dire à l’arrière même du char, une belle femme mollement étendue, à la base des roches, sur un lit de roseaux, le bras reposant sur une amphore renversée d’où s’échappe une nappe d’eau, symbolise la Garonne, qui baigne amoureusement les rives fécondes du sol réolais. Un groupement sculptural de cinq jeunes filles, personnifiant chacune un canton de La Réole, complète avec grâce ce magnifique ensemble, très exact au point de vue documentaire et qui fait le plus grand honneur à l’érudition et à l’art de ses auteurs. Le drapeau tricolore claque au vent entre les deux tours, de chaque côté desquelles sont des oriflammes rouge et blanche.

Le char de Libourne
* * *
Dans ce défilé triomphal des vins de la Gironde, où chaque contrée vante en une synthèse originale l’excellence de ses crus, l’art, on le voit, venait toujours corriger ce que trop de fidélité à la Nature pouvait engendrer de banal et de monotone. C’est ce souci d’esthétique dont fit preuve, lui aussi, l’arrondissement de Libourne en choisissant, pour y placer une scène de vendanges glorifiant la grappe de raisin, source vivante de ses produits, le cadre unique des ruines célèbres des Cordeliers de Saint-Émilion. Qui n’a vu ces ruines et les autres, non moins intéressantes, qui font de Saint-Émilion un centre extraordianire de curiosités historiques ? MM. Courbatère et Tuffet ont mis tout leur talent de sculpteurs-décorateurs dans la reproduction intelligente et fidèle de ce pur bijou du Moyen-Age. Moulées sur place, patinées avec art, les vieilles pierres de l’antique cloître des Cordeliers donnent l’illusion du réel. La vigne croit naturellement autour des piliers ; le lierre et la fougère se mêlent aux pampres triomphants.


D’accortes vendangeuses, habillées par la Maison Christophe, de Bordeaux, d’après la maquette de M. René Danglade, l’artiste libournais, attestent dans ces ruines la jeunesse éternelle des vins illustres de l’armorial libournais, dont les noms sont inscrits de chaque côté du char: Saint-Émilion, Pomerol, Fronsac, Libourne, Coutras, Branne, Sainte-Foy, Castillon, Pujols, Guitres, Lussac, etc. […]
En même temps, une sous-commission s’occupait de rechercher le sujet du char et d’établir un projet de décoration artistique, et, sur la proposition d’un de ses membres, M. de Roquette-Buissoui, décidait de représenter le cloître des Cordeliers à Saint-Émilion. MM. de Meynot et Cie, qui en sont les propriétaires, avaient très aimablement autorisé cette reproduction. II est donc juste de dire que le char qui figura à la Fête des Vendanges et symbolisa le Libournais, fut le résultat du concours de toutes les bonnes volontés de l’arrondissement.

* * *
Comme dans les deux chars qui précèdent, l’histoire locale est interprétée ici encore avec un égal souci d’art et de vérité, dans une composition extrêmement curieuse et minutieusement documentée.
* * *
Le char de Graves

Le sujet du char des Graves est, en effet, une reproduction originale, pleine de couleur et de mouvement, de l’ancien cabaret dont l’enseigne était un bouquet de fougères et où l’on dégustait les vins de la contrée, ces vins qui avaient tous les droits à être appelés « vins de Bordeaux », puisque le vignoble immense des Graves, qui comprend Mérignac, Pessac, Gradignan, Villenave-d’Ornon, Martillac, La Brède, Léognan, Saucats, etc., dépendait de la juridiction de Bordeaux et enserrait complètement la vieille Burdigala. On lit sur la façade la date de 1566, époque à laquelle avait été bâtie l’ancienne Taverne. À l’intérieur du cabaret, on aperçoit une table, des escabeaux. Au plafond sont suspendus des jambons, des saucissons, ainsi que des pots et des cruches dans lesquels couleront, au moment de la venue du client, les vins des graves qui allument le rire sur les visages et réconfortent les cœurs. Sur le mur, le portrait d’un seigneur du temps en train de vider un verre de vin du pays. L’expression de son regard dit toute sa satisfaction, et ici la rigueur documentaire s’atténue de fantaisie ainable et s’enjolive d’imagination et d’humour.
L’idée et l’exécution de ce clar reviennent à MM. Chassin et Vertan, de Paris, qu’on ne saurait trop féliciter du talent qu’ils y ont apporté. Il a été construit à l’aide des souscriptions du Syndicat des Graves et des propriétaires de cette région, sur l’intelligente initiative et l’active collaboration de MM. Uzac frères de Bordeaux. Le succès et l’éclat de l’œuvre sont I’honneur et la récompense de ceux qui l’ont entreprise. Le char des Graves figure actuellement à l’Exposition de Bruxelles.

* * *
Le char du Médoc

Derrière cette évocation de l’antique Taverne des Graves, apparaît, majestueux et superbe, le vin du Médoc, le premier des vins rouges de France, vin des rois et roi des vins, sur un char de triomphe. Ce char est d’une beauté qui fait sensation. Il représente la nymphe du Médoc recevant les différentes nations et leur distribuant généreusement ses vins incomparables, aux tons de rubis.
Le trône est érigé sur un amoncellement de barriques. On y accède par un escalier monumental, où courent des pampres alourdis de grappes mûres. Les motifs de décoration y sont traités avec un art délicat. Et parmi les guirlandes de feuillages et les bouquets de fleurs s’épanouissent de ravissantes jeunes filles, dont la grâce et le sourire animent et complètent ce magnifique ensemble.
Tous les crus immortels du Médoc sont là. Leurs grands noms sont inscrits en lettres flamboyantes. C’est d’abord, sur les fûts supportant le trône : Margaux, Saint-Julien, Listrac, Arsac, Saint-Laurent, Cantenac, d’une part, et Pauillac, Moulis, Saint-Estèphe, Ludon, Lesparre et Avensan ; – puis, sur les côtés, Soussans, Ordonnac, Prignac, Jau-Dignac-Loirac, Vendays, Le Pian, Labarde, Saint-Germain-d’Esteuil, Cussac, Macau, Blaignan, Saint-Seurin-de-Cadourne, Vensac, Saint-Vivien, Valeyrac, Cissac, Castelnau, Saint-Christoly, Vertheuil, Arcins, Lamarque, Blanquefort ; – enfin, derrière le trône, entre deux paniers délicieusement fleuris, Queyrac, Talais, Le Taillan, Civrac, Naujac, Brach, Couquèques, Bégadan, Grayan, Gaillan, Saint-Médard-en-Jalles, Soulac, Saint-Aubin, Sainte-Hélène.


Le char du Médoc est suivi d’un char de vendangeuses, plein d’archaisme et de pittoresque : c’est le vieux chariot du pays, importé par les Hollandais venus au XIIIe siècle dessécher les marais du Bas-Médoc. On l’utilise encore à raison de sa stabilité. À l’époque où il n’existait pas de routes, on s’en servait pour le transport des voyageurs. Ce petit véhicule, évocation lui aussi d’un passé tout près de nous, a été offert par le château Laujac et installé sous la direction, très avertie, de M. Th. Skawinski. Les costumes des figurantes ont été copiés sur les célèbres planches du marquis de Galard. Et la décoration florale, toute de simplicité et de charme, est l’oeuvre de la Maison Marguery, de Bordeaux. Enfin, le vieux chariot hollandais, si exactement reconstitué, est escorté de hérauts d’armes portant des gonfanons où se lisent les noms des communes du Médoc fournissant les meilleurs crus.

* * *
Le char de Cérès
Mais, dans le déroulement glorieux de ses richesses, la Gironde avait réservé une place apothéotique aux deux déités sacrées de la Terre, Cérès ct Bacchus, à qui elle doit les plus beaux fleurons de sa couronne d’épis et de pampres.

* * *
Le char de Cérès s’avance le premier. La déesse des moissons est assise sur un trône magnifique, d’une très grande pureté de lignes. A ses pieds, parmi les gerbes d’épiss barbus et blonds, un groupe de jeunes femmes, auquel se mêlent des jeunes hommes et des enfants, symbolise les travaux des champs. Ce char, orné de fleurs,de pampres de vignes, de verdures et de fruits divers aux tons délicats, est trainé par des boeufs caparaçonnés et produit un effet superbe. Il est, lui encore, l’oeuvre de MM. Arts et Lauriol.
* * *
Le char de Bacchus

Comme il est naturel, le char de Bacchus suit celui de Cérès. Le dieu du Vin n’est-il pas ici, en effet, dans son domaine plus qu’en tout autre point de la terre ? Son char, que tirent deux grands boeufs roux au blanc caparaçon, est un autel dionysiaque, d’un très pur archaïsme, où jeune et beau, Bacchus triomphe joyeusement entouré de ménades. La décoration, d’un très joli style, y est faite de motifs de pampres et de grappes de raisins, de guirlandes et de fleurs. De même que le précédent, ce char est signé Artus et Lauriol.

* * *
Le char de la Reine des Vendanges
Et, pour clore maintenant ce défilé merveilleux de gloires et de splendeurs, voici venir, dans le rutilement des ors et la beauté des femmes, le char de la Reine des Vendanges. C’est encore un éblouissant morceau d’architecture décorative.
* * *
Sa Majesté la Reine des Reines, les cheveux enroulés de pampres, dans une magnifique et impeccable toilette Louis XI, damas ivoire, revêtue d’un manteau à longue traîne, nuance vicux médoc, trône au milieu de ses royales compagnes, habillées de satin souple rose, et d’un groupe de seigneurs portant les somptueux costumes du temps. Un degré plus bas, la Gironde, admirablement incarnée par une gracieuse et superbe femme, au costume grec modernisé, nuance sauternes, d’une richesse et d’un style de grande allure, drape ses formes sculpturales dans un moelleux manteau de velours nuance vendange.





* * *
L’escalier conduisant au trône de la reine est recouvert de jonchée. Tout autour, des guirlandes de fleurs : roses, capucines, marguerites, pivoines, tulipes, œillets, etc., donnant l’illusion d’un véritable parterre. Sur le devant, des vendangeurs et des vendangeuses se livrent à des ébats joyeux autour du pressoir rempli de raisins mûrs.
La maquette de ce char est de M. Larée, grand prix de Rome, et lui fait le plus grand honneur. L’oeuvre a été exécutée par MM. Artus et Lauriol. Les costumes de la figuration, qu’on ne saurait trop admirer, ont été dessinés, confectionnés et offerts gracieusement par les Grands Magasins des Nouvelles-Galeries de Bordeaux au Comité d’organisation de la Fête des Vendanges, qui avait pris à sa charge les frais de l’édification de ce char, ainsi que ceux des deux précédents.

* * *
Les chars successivement quittent l’enceinte. Les objectifs les happent au passage. Et, tout de suite, c’est, parmi la multitude qui attend devant la porte, de longs cris de surprise et d’admiration. Les bravos crépitent, des chapeaux s’agitent. «Vivent les reines !» Ces mots saluent toutes les ravissantes filles d’Ève assises sur leur trône, auxquels celles-ci répondent d’un gracieux sourire.
«J’ai vu bien des spectacles grandioses en plein air, – s’écrie l’Officiel des Théâtres,- mais aucun ne peut être comparé à celui de la Fête des Vendanges, qui, durant trois jours, se déroula dans les rues de Bordeaux…» Ce fut, en effet, un spectacle inoui, qui restera longtemps gravé dans les esprits. Vision d’art inoubliable que cette Cavalcade où, sous l’avalanche des fleurs, lancées du haut des balcons par les plus jolies mains du monde, Bacchus faisait les honneurs de sa bonne ville de Bordeaux, au milieu de son peuple enthousiaste, à la plus belle et à la plus souriante Reine de la Vendange.
Au moment où les premiers chars débouchent allées de Chartres, on s’écrase littéralement sur les trottoirs. Tout Bordeaux est dans la rue, sur les portes ou aux fenêtres. De véritables grappes humaines pendent aux façades des immeubles. Hommes, femmes, enfants, vieillards, tous sont là pour assister au merveilleux défilé. Si l’on ajoute au chiffre de notre population plus de cent mille curieux amenés par les trains, les bateaux, les tramways, les véhicules de toutes sortes, on peut aisément se rendre compte du mouvement formidable qui s’est produit chaque matin sur le passage de la Cavalcade. Des mâts pavoisés et enguirlandés ornent les allées de Tourny. Ce ne sont partout que treilles et raisins, ceps et feuilles de vigne. Toutes les décorations empruntent à la feuille ou au Fruit leurs motifs les plus imprévus et les plus délicats.
* * *
Article mis en forme par Chloé Bernard
* * *
Bibliographie
La Fête des Vendanges à Bordeaux les 12, 13 et 14 septembre 1909, (Imprimeries G. Gounouilhou, 1910), réédition par les Éditions de l’Entre-deux-Mers, 2010 (dont la préface de Philippe Roudier)
