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La Stéréothèque conserve une quinzaine de vues du port de Brest, réparties au sein de trois collections (Calvelo, Magendie et Gaye). Ces photographies sont concentrées sur une plage de six ans, entre 1857 et 1863 ; elles sont issues de trois séries d’origine : le Voyage en Bretagne de Paul Charles Furne et Henri Tournier, la série des Villes et ports maritimes de France de Jean Andrieu ainsi qu’une série du photographe Alfred Bernier.
Ce fait assez rare permet ainsi d’envisager une visite extrêmement détaillée du port militaire autour de 1860, port qui s’étire déjà sur environ quatre kilomètres le long de l’estuaire de la Penfeld. Le cœur de ces installations est dit port de la Recouvrance.
Prenons donc « le regard » d’un visiteur de 1860 qui va s’engager pas à pas dans le port en s’arrêtant sur un certain nombre de points de vue qui attiseraient sa curiosité. Pour nous repérer, on s’appuiera sur le détail d’une carte d’époque, sur laquelle ont été reportées ci-après toutes les vues présentées dans cette Une, sur la base d’hypothèses de localisation des vues et d’orientation des visées.
Entrée de la Penfeld, dite avant-port :
Une fois traversée la large rade qui précède l’embouchure de la Penfeld, son entrée est dominée par les restes du château de Brest, dont l’origine remonte au XIe siècle. À son pied se trouve le dépôt de charbon (pour les premières machines à vapeur), puis le quai de la Mâture.
C’est ce que nous voyons ici, le photographe ayant installé son trépied sur la terrasse d’un bâtiment en tournant son objectif vers l’embouchure, la visée laissant sur la droite la grue fixe à mâter dont on aperçoit des haubans de fixation. Sur la gauche, nous avons le quai de la Mâture. Au-delà d’une goélette à quai, nous avons, amarrés dans un certain désordre, un petit vapeur (peut-être un des premiers remorqueurs), des machines à mâter et une étrange barge portant une immense roue dont seule la moitié émerge : ce pourrait être une drague à vapeur pour assurer un tirant d’eau suffisant aux plus gros vaisseaux sur toute la longueur du port. À cette date, il semble que l’usage des bigues à mâter sur pontons soit en voie de désaffection et que l’on préfère des grues plus hautes, d’une capacité de charge plus élevée, directement implantées sur les quais, dont on voit ici les haubans et que l’on apercevra en entier sur certaines vues plus loin.
Par rapport à la vue précédente, le photographe a opéré un quart de tour vers la droite en visant la rive d’en face, mais son appareil est positionné quelques centaines de mètres en arrière vers l’embouchure et le château de Brest. La visée laisse toujours la grue à mâter sur sa droite, montrant également ses haubans d’amarrage. La vue est ici antérieure à la précédente de cinq années. Devant le quai de la Mâture, au pied du château de Brest, ici hors champ sur la gauche, les anciennes machines à mâter seront désarmées en 1862, date de la vue précédente. Ce lieu est appelé avant-port, dans la mesure où le cœur du port militaire est situé plus loin, au-delà du pont de Recouvrance.
La vue ci-dessus est prise depuis l’entrée de l’avant-port, au-dessus des quais (le château étant situé ici hors champ, sur la gauche). Le premier plan montre un terrain en pleine démolition, venant confirmer que, depuis 1861, le site en bordure du port militaire est en pleine rénovation. La toiture du bâtiment que l’on voit au premier plan est celle d’un magasin qui longe le quai.
Nous sommes ici en surplomb du quai. La grosse grue à mâter fixe est bien visible en arrière-plan à droite, servant à dresser ou à abattre les mâts des grands navires à voile. Au centre de la vue, nous avons un des nombreux navires-pontons du port, qui n’était pas présent ici sur les vues de 1857. Les pontons étaient d’anciens bâtiments de guerre désarmés que la Marine utilisait comme casernements pour les marins effectuant leurs classes ou comme navires d’instruction. Leur pont était en général recouvert d’un toit en dur, ce qui le transformait en une sorte de cour de caserne. Cette affectation fut pendant longtemps la seconde vie des navires de guerre, et, dans cette situation, les coques pouvaient être conservées au moins une dizaine d’années.
Le début du port militaire :
Une fois passé le pied du château de Brest, pour accéder à ce qui est considéré comme l’entrée effective du port militaire, il faut franchir le pont de la Recouvrance.
Sur la photo ci-dessus, prise depuis la rive gauche, ce pont est en chantier. Jusqu’ici, la traversée était assurée par un pont flottant que l’on ne voit pas sur la photo. Le nouveau pont sera une installation tournante : on distingue la première pile en construction sous un échafaudage. Les travaux viennent seulement de commencer et ne seront toujours pas achevés lors de la visite de l’Empereur en août 1858. Baptisé à son inauguration pont Napoléon III, il deviendra ensuite pont National après la chute de l’Empire ; il sera détruit pendant la Seconde Guerre mondiale, puis remplacé par un pont levant, permettant la circulation de tous les navires militaires.
Au premier plan, sur la même rive, se trouve le quai Tourville. Bien que nous soyons en zone militaire, une activité commerciale à destination de la ville de Brest est ici tolérée ; on y distingue sa fontaine et son matériel de manutention.
Sur la rive d’en face, le premier vaisseau, entièrement abrité d’un taud (grande bâche qui recouvre la totalité du pont), est dit l‘Amiral. Cette appellation (que l’on donne habituellement au navire conduisant une escadre) peut ici apparaître étonnante ; ce navire était désarmé et amarré à quai. « Amiral » était la désignation familière donnée dans la Marine au bâtiment établi dans les ports militaires qui abritait le corps de garde principal du port et la police de l’arsenal. C’est ce qui explique qu’y étaient aménagées des cellules d’arrêts pour les officiers.
En arrière, le bâtiment longiligne d’une grande sobriété, construit dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, abrite les ateliers de l’artillerie. Il est dominé par l’impressionnante caserne de la Marine ; elle était communément appelée Cayenne, terme également familièrement employé par les marins pour désigner une caserne abritant les marins en attente de leur départ en mission. Tout à droite, on aperçoit à peine la toiture d’une des formes de radoub de Pontaniou, qui sont bordées à l’arrière par le bâtiment des grandes forges.
Les deux autres navires, recouverts de toitures en dur, sont des pontons. Ils ont conservé leur mâture, élément essentiel pour l’instruction des marins.
Cette vue montre approximativement la même scène que la [E] (CAL0185), mais prise ici depuis la rive droite de la Penfeld, au pied des ateliers d’artillerie, l’objectif étant franchement orienté vers l’amont. On y voit donc au premier plan le même Amiral, équipé d’un seul mât servant de sémaphore et de mât aux couleurs. Au second plan, en arrière de celui-ci, est amarré un navire entièrement gréé ; il est vraisemblablement toujours en service.
Le pont de Recouvrance :
Cette vue est très voisine de la [E] (CAL0185), prise sur la rive gauche à peine plus en arrière, du haut du même bâtiment, ici visible au premier plan. On y voit sur la rive d’en face le même Amiral sous son taud, les ateliers d’artillerie et la caserne dite Cayenne.
Mais la grande différence entre la CAL0185 et celle-ci est le pont de Recouvrance. Cinq années se sont en effet écoulées ; le pont est désormais entièrement achevé et en service, avec ses deux tabliers tournants qui permettent de libérer entièrement le passage pour les hautes mâtures des grands vaisseaux militaires toujours largement utilisés. Il a été inauguré en juin 1861. Au XXe siècle, il sera détruit par les Allemands en 1944 ; il a été remplacé aujourd’hui par un pont levant.
Nous avons ici une vue rasante du même pont de Recouvrance. La légende nous précise que la vue est prise depuis la tour La Motte-Tanguy. Cette tour, toujours debout, est dite aujourd’hui tour Tanguy et abrite le musée du vieux Brest.
Sur le quai, en contrebas, on aperçoit la mâture arrière de ce qui est vraisemblablement un navire mixte, mû à la voile et à la vapeur.
Le quai de Tourville :
Nous sommes ici sur le quai Tourville, partie commerciale du port de Brest. Au premier plan, sont alignés des lots de poteaux de bois. La pile du futur pont de Recouvrance, en construction, est certainement hors champ sur la gauche.
En face, sont amarrées au quai une machine à mâter et une petite goélette. Plus à droite, se trouve également un gros deux-mâts.Ces deux bâtiments semblent plus proches de navires de commerce que de navires militaires. Or, normalement, ce quai est celui de l’Artillerie, affecté à des navires militaires. Difficile donc de savoir s’il s’agit de navires de commerce effectuant des livraisons à destination de l’armée (vivres, matériaux pour l’armement), ou de navires faisant partie de la flotte militaire destinés à l’avitaillement (en général appelés « bugalets » dans la Marine), ou affectés à la liaison avec les terres françaises d’outre-mer (Antilles ou Colonies).
En arrière-plan, derrière un bâtiment émergent deux hauts mâts avec la base de leur dunette, correspondants sans doute à un vaisseau en entretien dans la forme de radoub de Pontaniou.
La vue ci-dessus est prise à peu près au même endroit, mais au niveau du sol, quai Tourville, dans la zone affectée au trafic commercial. Nous sommes face à une foule disparate de navires au mouillage. Au premier plan, à gauche, est amarré un bateau de pêche, thonier ou autre. Plus au fond, à droite, on aperçoit distinctement l’importante machine à mâter que l’on apercevait déjà sur les vues [D] (CG182 et [I] CAL0103.
La partie centrale du port militaire :
Après avoir dépassé le pont de Recouvrance, au bout du quai Tourville, sur la droite, se trouve une petite forme de radoub dite forme de Brest : c’est l’entrée de celle-ci que nous voyons sur la vue ci-dessus, avec sa porte surmontée d’une passerelle. Sur le quai d’en face, le bâtiment, ici désigné comme l’Arsenal, semble correspondre, sur le plan, à un des bâtiments du Magasin général. La Penfeld est ici en haut à gauche : on y aperçoit deux vaisseaux à l’amarrage.
Le second coude de la Penfeld et les cales de Bordenave :
Pour prendre la photo ci-dessus, le photographe a pénétré encore plus avant dans le port, après le second coude de la Penfeld, en face des cales couvertes dites Bordenave, que l’on aperçoit au second plan. La vue est donc prise depuis le quai de la Corderie en direction de ces cales. Deux navires y sont vraisemblablement en construction, soutenus par leurs accores (les poteaux dressés en diagonale) ; les cales sont couvertes pour permettre le travail par tous les temps. Le port de Brest était en effet un arsenal : on y construisait des navires militaires.
Comme nous l’avons déjà observé, de nombreux navires sont transformés en pontons couverts. Au premier plan, il est intéressant de constater que l’on voit clairement un ancien navire militaire à roues, celle que l’on aperçoit étant couverte d’un capot blanc. Or, l’utilisation des navires à vapeur était assez récente dans la Marine militaire : les premiers n’ont été lancés qu’en 1828. Il s’agit donc ici d’un des tous premiers vapeurs militaires déjà retirés du service.
Le photographe s’est rapproché des cales Bordenave, sans doute ici monté sur une toiture de la Corderie ou une tour qui la domine. On y voit un navire de guerre en construction, soutenu par ses accores et recouvert d’un toit provisoire pour permettre le travail par tous les temps. Ce sera encore un navire à voile, vraisemblablement un trois-mâts, car aucun renflement n’est prévu pour de futures roues à aubes, à moins que ce ne soit un des premiers navires équipés d’hélices de propulsion. Dès le début de son règne, Napoléon III a en effet lancé un ambitieux programme d’équipement militaire pour la Marine, avec l’intention de hisser la Navale au niveau de sa concurrente britannique.
Visite de Napoléon III et de l’Impératrice Eugénie à Brest le 10 août 1858 :
Le 8 août 1858, Napoléon III quitte Cherbourg à bord du navire La Bretagne à destination de Brest. Il est accompagné de l’impératrice Eugénie, du prince impérial et de leur entourage, parmi lesquels les ministres de la Guerre et de la Marine. Ce voyage en Bretagne est motivé par des raisons politiques. La province bretonne n’est en effet pas entièrement acquise à l’empereur. Il s’agit pour le régime en place de séduire les Bretons en valorisant notamment leur religiosité.
Venant de Normandie, Napoléon III et l’impératrice Eugénie arrivent à Brest le 10 août 1858 à bord du vaisseau amiral de la flotte, la Bretagne, un vaisseau mixte rapide de 1er rang, à 3 ponts, portant 130 canons. Tout récent, ce navire est de conception d’avant-garde pour son époque : sa propulsion à trois mâts est épaulée par une machine à vapeur de 1 200 CV dont la force est transmise, non pas par des roues à aubes, mais par une hélice à deux pales, spécialement étudiée pour ne pas freiner l’avance à l’eau sous voile. Lancé et mis en service en 1855, ce navire est donc une unité de prestige toute récente au moment de la visite du couple impérial, un fleuron de la Marine française.
À Brest, il s’agit de célébrer la Marine militaire à l’égard de laquelle il a de nombreuses faveurs, dans le but de s’assurer sa fidélité. Il va aussi passer en revue un grand nombre de travaux et d’installations dans ce port militaire qui est alors le plus important de France. Depuis la proclamation du Second Empire, Napoléon III a fait de la Marine le pilier principal de son armée, en lançant un ambitieux programme de construction de navires de guerre. Cette orientation se révèlera être une erreur stratégique majeure en 1870, puisque la France s’engagera dans une guerre terrestre et que sa Marine ne lui sera d’aucun secours.
Le couple impérial débarque semble-t-il devant le Magasin Général, à proximité du quai sur lequel s’ouvre la forme de radoub de Brest, qui apparaît sur la vue [K] (MAG6190). Toutefois, il ne descend pas à quai, mais embarque aussitôt dans le canot impérial (qui sera tiré par un remorqueur à vapeur). Alfred Bernier semble avoir activé sa chambre noire au moment où le canot d’honneur débarquait les souverains dans l’Arsenal. Ce canot, conservé au Musée de la Marine de Paris jusqu’en 2018, est, depuis cette date, exposé dans le Musée de la Marine de Brest (Espace des Capucins).
Si l’on en croit Poulain-Corbion, journaliste très impérialiste, témoin de l’événement, une foule dense se pressait sur les coteaux, en criant Vive l’Empereur ! Au premier plan, debout sur des barques, quelques hommes – certainement des ouvriers positionnés sur l’extrémité des formes de radoub – observent respectueusement la scène.
Le séjour à Brest de l’Empereur et de l’Impératrice dura trois jours, du 10 au 12 août 1858. Ils y furent reçus par le préfet maritime, celui du Finistère, les officiers de marine et ceux de l’armée de terre, l’infanterie de marine et les équipages de la flotte formant la haie. Ils passeront ainsi en revue tout le port militaire le long de la Penfeld. Au cours de leur séjour, entre le 9 et le 11 août 1858, Ils vont monter à bord du Borda, un vaisseau de 110 canons lancé en 1839, alors transformé en vaisseau-école et où les élèves officiers leur rendront les honneurs, visiter l’atelier des machines-outils, le chantier du pont tournant de Recouvrance et passer en revue l’ensemble de la rade.
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Ainsi se termine cette visite du port de Brest aux environs de 1860, expérience rare permise par l’exceptionnelle collection de photos stéréoscopiques de la Stéréothèque, grâce à une série de vues prises sur une période extrêmement rapprochée.
Christian Bernadat
Bibliographie
Musée départemental breton (Quimper, France) : La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, 2000.
Musée départemental breton, 2000, 58 (dont Alain Boulaire et Denis Pellerin).
Jean Bellis, Ports de France, 1860-1920, Marines Éditions.
Capitaines de Vaisseau Pâris et de Bonnefoux, Dictionnaire de la Marine à voile, Éd du Layeur, mai 1999.
Lieutenant de Vaisseau Jean-Michel Roche, Dictionnaire des bâtiments de la flotte de guerre française de Colbert à nos jours, édité à compte d’auteur en 2013.
Histoire du château de Brest, musee-marine.fr (En ligne)
Pont de Recouvrance, Wikipédia (En ligne)
Voyage de Napoléon III en août 1858, Archives du Morbihan (En ligne)