Deuxième épisode : de Bordeaux à Saint-Jean-de-Luz

Route à travers les Landes (1900-1925). Collection Paladini, MP1016

Rappel du premier épisode :

Hippolyte Taine est un des plus tardifs à réaliser son Voyage aux Pyrénées, en 1855, dans le but de suivre une cure médicale, soins alors très à la mode dans la bonne société parisienne. Pour ce voyage, à seulement 27 ans, il a pris une sorte de « congé sabbatique ». Il commence sa narration à Bordeaux, après un crochet par Royan.

La traversée des Landes

Pour la suite de son périple, Taine va traverser les Landes, cette fois en malle-poste, et faire étape à Bayonne, Biarritz et Saint-Jean-de-Luz. Il nous fait partager un regard souvent inattendu sur les sites et les villes qu’il traverse, toujours à la recherche du pittoresque, selon une vision très « parisienne » : les Landais, les Pyrénéens qu’il rencontre sont décrits comme des personnages assez « exotiques » ; visiter ce sud-ouest, c’est explorer un monde lointain d’autochtones aux attitudes pour le moins pittoresques… !

Il est temps de nous embarquer pour cette seconde étape, que nous tenterons d’illustrer de vues prises au plus proche de l’époque de son voyage, en fonction des ressources de la Stéréothèque.

« Autour de Bordeaux, des collines riantes, des horizons variés, de fraîches vallées, une rivière peuplée par la navigation incessante, une suite de villes et de villages harmonieusement posés sur les coteaux ou dans les plaines…

Au-dessous de Bordeaux, un sol plat, des marécages, des sables, une terre qui va s’appauvrissant, des villages de plus en plus rares, bientôt le désert… »

Le désert landais (1900-1912), Collection SAB, SAB212

« Des bois de pins passent à droite et à gauche, silencieux et ternes. Chaque arbre porte au flanc la cicatrice des blessures par où les bûcherons ont fait couler le sang résineux qui le gorge ; la puissante liqueur monte encore dans ses membres avec la sève, transpire par ses flèches visqueuses et par sa peau fendue ; une âpre odeur aromatique emplit l’air. »

La forêt des Landes, exploitation résinière (1915-1940), Collection Vergnieux, RVX751
Vue 1. Les Landes, illustration de Gustave Doré, 3e édition, page 14

Dax

La malle-poste traverse Dax. Taine y porte un regard bref et surprenant : « J’ai vu Dax en passant, et je ne me rappelle que deux files de murs blancs, d’un éclat cru, où ça et là des portes basses enfonçaient leur cintre avec un relief étrange. Une vieille cathédrale, toute sauvage, hérissait ses clochetons et ses dentelures au milieu du luxe de la nature et de la joie de la lumière, comme si le sol crevé eût jadis poussé hors de sa lave un amas de souffre cristallisé. »

La cathédrale de Dax (1891-1915), Collection Magendie, MAG3194
Vue 2. La Cathédrale Notre-Dame de Dax (1890), (Dossiers-inventaire-aquitaine.fr)

La photo ci-dessus nous permet de comprendre le jugement abrupt de Taine de « vieille cathédrale sauvage… » : quelque peu massive à l’époque, en effet !

A l’occasion d’une halte, l’auteur assiste à une scène dont il savoure l’exotisme méridional : « Le postillon, bon homme, prend une pauvresse en route, et la met à côté de lui sur son siège. Quels gens gais ! Elle chante en patois, le voilà qui chante, le conducteur s’en mêle, puis un des gens de l’impériale. Ils rient de tout cœur ; leurs yeux brillent. Que nous sommes loin du Nord ! Dans tous ces méridionaux il y a de la verve… ; à la moindre ouverture, elle jaillit comme une eau vive en plein soleil… Cette pauvresse m’amuse. Elle a cinquante ans, point de souliers, des vêtements en lambeaux, pas un sou dans sa poche… »

Bayonne

« Bayonne est une ville gaie, originale, demi-espagnole. Partout gens en veste de velours et en culotte courte ; on entend la musique âpre et sonore de la langue qu’on parle au-delà des monts… » Mais, « un joli palais épiscopal, élégant et moderne, enlaidit encore la cathédrale. Le pauvre monument avorté lève piteusement, comme un moignon, son clocher arrêté depuis trois siècles… »

La cathédrale de Bayonne (1851-1870), Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0032

Voici encore un étrange jugement. Mais celui-ci s’explique : la construction du clocher a été interrompue au XVe siècle. Ce n’est qu’en 1884, à l’occasion de sa restauration entreprise dès 1877, qu’on lui adjoint ses deux clochers que l’on voit aujourd’hui. Lors du passage de Taine, l’édifice, d’un style gothique champenois, privé de flèches, a en effet une allure assez massive.

Vue 3. La Cathédrale Ste-Marie de Bayonne, telle que Taine l’a vue, (gravure de 1812). Collection Sœurs Feuillet
Vue 4. La Cathédrale Ste-Marie de Bayonne telle que Taine a pu la voir. Photo d’avant 1883, avant la construction des flèches, par Médéric Mieusement (MH 0000275)
Vue 5. Le vieux Bayonne aux environs de la cathérale, illustration de Gustave Doré, 3e édition, page 17

Taine entre dans l’édifice ; il porte à son sujet un jugement triste et sévère qui nous fait penser à celui qu’il a formulé en visitant le cloître de la cathédrale Saint-André de Bordeaux :

« J’étais tout chagrin de cette décrépitude, et une fois entré, je me suis trouvé plus triste encore. L’obscurité tombait de la voûte comme un suaire ; je ne distinguais rien que des piliers vermoulus, des tableaux enfumés, des pans de murs verdâtres… Je voyais le spectre du Moyen Âge… Ces sombres voûtes, ces colonnettes, ces rosaces sanglantes, appelaient des rêves et des émotions que nous ne pouvons plus avoir… »

Notons que lors de sa visite du même site quelques années plus tôt, Victor Hugo, au contraire, se montra enthousiaste : l’a priori du visiteur est donc prépondérant, ce qui n’est pas pour nous surprendre !

Vue 6. La Porte de la sacristie avant 1883 par Médéric Mieusement (MH 00013534)

En fait, notre auteur est totalement imprégné de la vision médiévale, « troubadouresque », en vogue au XIXe siècle : dans son fantasme, le Bayonne médiéval était une sorte de cour des miracles !

« Il faudrait sentir ici ce que sentaient les hommes, il y a six cents ans, quand ils sortaient en fourmilières de leurs taudis, de leurs rues sans pavés, larges de six pieds, cloaques d’immondices, qui exhalaient la lèpre et la fièvre ; quand leur corps sans linge, miné par les famines, envoyait un sang pauvre à leur cerveau brut ; quand les guerres, les lois atroces et les légendes de sorcellerie emplissaient leurs rêveries d’images éclatantes et lugubres… »

[Pour me délivrer de ces visions] «… je suis allé sur le port ; c’est une longue allée de vieux arbres au bord de l’Adour…»

Les Allées marines à Bayonne (1862), Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0458

« Il est tout gai et pittoresque. Des bœufs graves, le front baissé, tirent les poutres qu’on décharge… Les navires en file s’amarrent au quai ; les cordages grêles dessinent leur labyrinthe sur le ciel, et les matelots y pendent accrochés comme des araignées dans leur toile… »

Bayonne, le quai de Lesseps (1856-1858), Collection Magendie, MAG6332

« … Les tonneaux, les ballots, les pièces de bois, sont pêle-mêle sur les dalles. On sent avec plaisir que l’homme travaille et prospère. »

Vue 7. Le Port de Bayonne par Gustave Doré, 3e édition, page 19

Digression sur Pé de Puyane

Vue 8. Pé de Puyane par Gustave Doré, 3e édition, page 22

Taine séjourne quelques jours à Bayonne. « Il pleut ; l’auberge est insupportable ; on s’étouffe sous les arcades ; je m’ennuie au café, et je ne connais personne. La seule ressource est d’aller à la bibliothèque… »

Il est reçu par le conservateur et se fait proposer toutes sortes de vieux livres : le voici plongé dans une histoire médiévale pleine de rebondissements comme il les aime sur un personnage haut en couleur : une digression de 17 pages, tout de même…, que nous nous épargnerons !

Biarritz

Notre auteur-voyageur reprend son périple jusqu’à Biarritz. « A une demie-lieue, au tournant d’un chemin, on aperçoit un coteau d’un bleu singulier : c’est la mer. Puis, on descend, par une route qui serpente, jusqu’au village »

La côte des Basques à Biarritz (1855-1899), Collection SAB, SAB234

Mais, Taine nous sert toujours des jugements inattendus : « Triste village, sali d’hôtels blancs réguliers, de cafés et d’enseignes, échelonnés par étage sur la côte aride… ». Nous sommes déjà à l’ère de la villégiature mondaine. Décidément, Taine n’apprécie pas la modernité de son époque !

Biarritz (1856-1858), Collection Magendie, MAG6326

« … pour port, une plage et deux criques vides. La plus petite cache dans son recoin de sable deux barques sans mâts ni voiles, qu’on dirait abandonnées. »

Biarritz, le port des pêcheurs (1856-1858), Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0004

« L’eau ronge la côte ; de grands morceaux de terre et de pierre, durcis par son choc, lèvent à cinquante pieds du rivage leur échine brune et jaune, usés, fouillés, mordus, déchiquetés, creusés par la vague, semblables à un troupeau de cachalots échoués… »

Biarritz, le port de l’Impératrice (1856-1858), Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0010

« …si loin que le regard porte, c’est une agitation maladive de vagues ternes, entrecroisées et disloquées, sorte de peau mouvante qui tressaille, et se tord sous une fièvre intérieure ; de temps en temps, une raie d’écume qui les traverse marque un soubresaut plus violent. »

Vue 9. Le ressac sur le rocher par Gustave Doré, 3e édition, page 41

« … Vers le soir l’air s’éclaircit et le vent tombe. On aperçoit la côte d’Espagne et sa traînée de montagnes adoucie par la distance. »

Vue 10. Vue de la côte vers l’Espagne par Gustave Doré, 3e édition, page 40

« Il y a un phare au nord du village, sur une esplanade de grève et d’herbes piquantes. Les plantes sont ici aussi âpres que l’Océan. »

Le phare de Biarritz (1903-1905), Collection Lasserre, JPL160

Nous l’avons compris, Taine n’apprécie pas le monde de la villégiature et des bains de mer ! « Ne regardez pas la plage à gauche ; les piquets de soldats, les baraques de baigneurs, les ennuyés, les enfants, les malades, le linge qui sèche, tout cela est triste comme une caserne et un hôpital. »

La plage à Biarritz (1855-1899), Collection SAB, SAB232

Saint-Jean-de-Luz

« Il a plu toute la nuit ; mais, le matin, un vent sec à séché la terre, et je suis allé à Saint-Jean-de-Luz en longeant la côte. Partout, des falaises rongées plongeant à pic ; des tertres mornes, des sables qui s’écroulent… L’Océan déchire et dépeuple sa plage. Tout souffre par le voisinage du vieux tyran. En contemplant ici son aspect et son œuvre, on trouve vraies les superstitions antiques. C’est un dieu lugubre et hostile, toujours grondant, sinistre, aux caprices subits, que rien n’apaise, que nul ne dompte… »

Saint-Jean-de-Luz, vue générale (1862-1868), Collection Magendie, MAG6388

Nouveau jugement inattendu de notre auteur : « Saint-Jean-de-Luz est une vieille petite ville aux rues étroites, aujourd’hui silencieuse et déchue… »

Vue 11 - Place Louis XIV aux alentours de 1882 (à gauche de l'image la maison où demeura Louis XIV en 1660) (Wikipedia)

Cette vision est étonnante pour une petite ville chargée d’histoire et normalement animée comme toujours en Pays Basque.

Taine nous met sur la voie : « A présent le port est vide ; cette terrible mer de Biscaye a trois fois brisé sa digue. Contre la houle grondante amoncelée depuis l’Amérique, nul ouvrage d’homme ne tient. L’eau s’engouffrait dans le chemin et arrivait comme un chenal de course aussi haut que les quais, fouettant les ponts, secouant ses crêtes, creusant sa vague… »

La rade de Sainte-Barbe à Saint-Jean-de-Luz (1856-1858), Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0575

Une ville sans activité et un port silencieux : il y a une explication à ce constat. Depuis la fin du XVIIe siècle, Saint-Jean-de-Luz a connu des années noires : les tempêtes de plus en plus violentes, effritant peu à peu ses protections, sapent la dune, et inondant régulièrement la ville tout entière. Malgré l’édification d’un perré à la fin du règne de Louis XVI, celui-ci fut à nouveau emporté plusieurs fois entre 1782 et 1823 ; le quartier de la Barre, notamment, subit régulièrement les assauts de la mer, emportant petit à petit une partie des édifices et détruisant à chaque fois les embarcations de pêche.

Il faut attendre l’arrivée de Napoléon III sur la côte basque, au milieu du XIXe siècle, pour que ce dernier, sensible au désarroi des habitants, fasse entreprendre de grands travaux : la construction des digues de Socoa, de Sainte-Barbe et de l’Artha qui, depuis le début du XXe siècle, ferment la rade et façonnent désormais le paysage luzien.

En route vers les Pyrénées

« La route monte et descend en tournoyant sur de hautes collines qui marquent le voisinage des Pyrénées. A chaque tournant la mer reparaît, et c’est un spectacle singulier que cet horizon subitement abaissé, et ce triangle verdâtre qui va s’élargissant du côté du ciel. Deux ou trois villages s’allongent échelonnés de haut en bas sur la route. Les femmes sortent de leurs maisons blanches, en robe noire, avec un voile noir pour aller à la messe. Cette sombre couleur annonce l’Espagne. »

Vue 12. En route pour les Pyrénées, Gustave Doré, 3ème édition, page 47

Prochain épisode : on aborde les Pyrénées, enfin…

Christian Bernadat

Bibliographie

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