Par José Calvelo
Lors de la publication en 1978 de La Vie, mode d’emploi, de Georges Perec, plusieurs critiques ont fait grand cas du « concept » de l’ouvrage : la description d’un immeuble parisien, appartement par appartement. Ne m’étant jamais résolu à finir le roman – malgré mon admiration pour les tours de force de l’auteur –, je dois avouer une certaine partialité : rien, à mes yeux, de plus narcotique que la prétention à l’exhaustivité ; au bout de cent ou deux cents pages, le détail plutôt vain de ce qui se passait dans chaque appartement eut raison de ma patience.
Perec était déjà, à l’époque, une personnalité littéraire, attirant l’attention sur des projets d’une incomparable virtuosité « technique », qui ne heurtaient d’ailleurs pas excessivement les goûts du public. Or, si j’ai bonne mémoire, l’originalité de l’ouvrage et de son principe avait alors été fortement vantée, dans la presse comme à la télévision. Je ne sais pas ce qu’il en est du roman, au sujet duquel je reste, assurément, un juge inique, mais en ce qui concerne l’idée même de l’exploration des différents étages d’un immeuble, la nouveauté du concept me semble quelque peu discutable.
L’inspiration est en effet très ancienne, vraisemblablement, et plusieurs exemples, comme nous allons le voir, sont corroborés dès le XIXe siècle. Sans doute la division d’un immeuble, avec ses murs, ses planchers, matérialise-t-elle un archétype majeur : celui de l’étanchéité et du parallélisme des existences. C’est, en quelque sorte, la définition même de la solitude, rendue plus douloureuse encore par la contiguïté des vies dans les métropoles. Rappelons tout de même que cette compartimentation des logements était une caractéristique urbaine plutôt que générale. Dans le monde paysan, la décontraction avec laquelle, pendant des siècles, les pièces et même les lits étaient partagés entre les divers occupants (humains ou animaux) d’une maison froisserait notre délicatesse. Il n’est pas du tout certain que de tels sentiments de séparation aient pu occuper l’esprit des habitants des campagnes. La promiscuité de leur existence les poussait peut-être, au contraire, à
trouver la solitude très attrayante.
Il y avait à Paris, sous le Second Empire, deux photographes qui, en matière d’immeubles, n’innovaient pas tout à fait eux non plus, mais qui avaient trouvé piquant de produire une série de petites scènes de genre dont l’action aurait eu lieu aux différents étages d’un bâtiment de la capitale. Intitulée « Une Maison à Paris », cette petite séquence de douze vues donnait à voir en 3D la diversité sociologique d’un immeuble
parisien. Sans être exhaustif, l’éventail des occupations n’y manquait pas d’amplitude : tonnelier, cuisinier, concierge, restaurateur, coiffeur, modiste, commissionnaire, dentiste, bourgeois, rapin et… veuve d’ouvrier.
Car telle était la caractéristique du Paris d’avant Haussmann : la disparité des patrimoines et des revenus n’empêchait pas différentes classes sociales de vivre dans le même immeuble – mais à différents étages. Bien que placés au plus bas de la pyramide des fortunes, les nécessiteux étaient logés très haut ; ceux qui occupaient les sommets de la hiérarchie sociale élisaient plus volontiers domicile aux niveaux inférieurs. Or, en expulsant les populations impécunieuses du centre de Paris, devenu trop coûteux, les travaux du baron Haussmann ont beaucoup réduit cette mixité traditionnelle. On ne peut pas exclure non plus, bien sûr, que l’invention de l’ascenseur ait mis fin à l’incommodité de vivre en altitude.
Ce « truc » narratif d’appartements dont le public découvre l’intimité secrète ne pouvait manquer d’éveiller quelques souvenirs chez le lecteur du Second Empire et spécialement chez Charles Furne, fils d’un éditeur en vogue. Quinze ans auparavant, un jeune protégé de Balzac, le dessinateur-écrivain Bertall (devenu par la suite photographe, en association avec Hippolyte Bayard), avait publié dans « Le Diable à Paris » – un très grand succès de librairie – la coupe d’un immeuble où évoluaient simultanément toutes les classes de la société urbaine. Sans doute ne faisait-il que reprendre dans cette gravure une pratique ancienne des architectes, mais ce malicieux ajout de vivants aux coupes purement techniques des professionnels favorisait la mise en évidence, par la simultanéité du dessin, des inégalités sociales.
Masqués par les secrets de la vie privée, matérialisés par le compartimentage des habitations, ces contrastes dans les conditions d’existence éclatent au grand jour dans la gravure de Bertall : tandis qu’une famille bourgeoise au deuxième niveau cajole confortablement son dernier-né, un homme, couché dans une chambre minuscule du dernier étage, se protège des fuites de la toiture avec un parapluie, en écoutant ses voisins immédiats, pauvres mais joyeux, danser et chanter. Encore moins favorisée que lui, la femme d’un ouvrier, entourée de ses enfants, pleure sa misère dans la chambre mansardée adjacente…
Deux ans après, en 1847, Karl Girardet adoptait à nouveau le stratagème dans « Le Magasin pittoresque » en publiant une gravure intitulée « Coupe d’une maison à Paris », figurant diverses populations aux étages d’un édifice de la capitale. Mais la virulence politique du dessin de Bertall, sa dénonciation acide des disparités économiques y semblent affadies, voire totalement inopérantes. La ligne éditoriale d’une revue modérée telle que « Le Magasin pittoresque » ne devait guère encourager les charges sociales un peu soutenues.
Il est invraisemblable qu’un Charles-Paul Furne, héritier d’un grand éditeur parisien, pût ignorer de telles gravures. Au prix d’une renonciation à la simultanéité des vues et, bien entendu, au tronçonnage réel d’une bâtisse, l’adaptation pour le stéréoscope du concept de « coupe d’un immeuble » était réalisable, mais sous forme séquentielle.
Bien que l’inévitable concierge, le rapin et la famille ouvrière soient présents chez Bertall, les thèmes choisis par Furne et Tournier pour leurs mises en scène diffèrent de la gravure du « Diable à Paris ». Dans les épisodes de la suite stéréoscopique, le cours « normal » des événements est fréquemment perturbé par quelque incident ou anomalie comique :
• un cuisinier (n° 2, « Le Sous-sol ») boit au goulot d’une bouteille dont le contenu est vraisemblablement réservé à la préparation d’un plat ;
• un serveur (n° 4, « Le Rez-de-chaussée ») renverse une assiette sur le client d’un restaurant ;
• un barbier distrait (n° 5, « L’Entresol ») coupe le visage qu’il est en train de raser ;
• sous le nez de sa femme qui se livre à des essayages dans un magasin de modes (n° 6, « Le Premier étage »), un homme glisse sournoisement un billet doux à une autre cliente ;
• sous l’oeil dédaigneux d’une femme – pourtant munie elle-même d’un très inélégant pot de chambre… – , un homme pressé par un besoin urgent (n°12, « Au fond du corridor ») est sur le point d’ouvrir la porte d’un cabinet d’aisances déjà occupé.
Cette manière pour les photographes de faire « rebondir » leur pratique sur des fictions parfois conçues pour d’autres médias n’était d’ailleurs pas isolée. Les deux associés avaient trouvé dans la littérature de leur temps l’inspiration de plusieurs collections qu’ils destinaient au stéréoscope. La série « Dumanet au sérail » par exemple, publiée par Furne et Tournier en 1859, semble être inspirée de « La Cocarde tricolore, épisode de la guerre d’Alger », vaudeville en trois actes à l’humour pesant de Théodore et Hippolyte Cogniard. La pièce avait été représentée pour la première fois, à Paris, au théâtre des Folies Dramatiques, le 19 mars 1831. L’un des protagonistes se nommait Dumanet et le deuxième acte se déroulait dans un sérail d’Alger. Quant aux « Fleurs animées », elles sont bien sûr une dérivation directe du livre publié en 1847, illustré par Grandville, et accompagné des textes d’Alphonse Karr, de Taxile Delord et du comte Fœlix.
Avec la troisième dimension et ses petits formats abordables, la photographie se découvrait une vocation et des aptitudes narratives nouvelles en même temps qu’un public captivé et un marché substantiel.
Il était sans doute tentant pour Furne et Tournier, de composer un pendant rural à leur série urbaine : les 12 numéros d’une « Maison de campagne » ne semblent pas avoir eu autant de succès, toutefois, que la collection parisienne ; les spécimens survivants paraissent en effet plus rares (et d’ailleurs moins populaires auprès des amateurs de stéréogrammes du Second Empire).
« Une Maison à Paris » – dont les amateurs de vues anciennes sont aujourd’hui encore très friands –, a dû avoir une assez belle diffusion, si l’on en juge par le nombre de tirages qui apparaissent encore dans le marché des antiquités photographiques.
Au demeurant, certains collectionneurs se font un devoir de reconstituer un jeu complet de ce classique de la stéréoscopie. Y parvenir n’a certes rien d’un fait d’armes, mais, si quelques épisodes (« Au fond du corridor », « La Veuve de l’ouvrier », « Le Concierge ») sont faciles à trouver, mettre la main sur d’autres, en revanche, est une quête qui peut prendre un certain nombre d’années.