Quatrième épisode : Excursion à Belle-Île-en-Mer ; étapes à Quimper et Pont-l’Abbé
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Résumé des épisodes précédents :
Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers la Bretagne, l’Anjou et la Touraine, avec sacs au dos et souliers ferrés. Ils ne dédaignent pas, à l’occasion, le « confort » des transports publics…
Ils font d’abord halte dans les Pays de la Loire et s’y font ouvrir trois châteaux pour la visite : Chambord, Amboise et Chenonceau. Puis ils font étape sur les terres de la Bretagne historique à Clisson et sa forteresse médiévale, aux environs de Nantes. Ils nous conduisent ensuite à Carnac, site auquel ils se montent peu sensibles.
Selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge d’écrire les chapitres pairs, et Flaubert les chapitres impairs. Au cours de cette quatrième étape, nous évoquerons l’excursion de nos voyageurs jusqu’à Belle-Île en Mer, puis les étapes qu’ils font à Quimper et Pont-l’Abbé. Dans leur récit, Belle-Île occupe la fin de leur troisième chapitre, écrit par Gustave Flaubert, tandis que Quimper et Pont-l’Abbé constitue leur quatrième chapitre, écrit par Maxime du Camp.
En route pour Quiberon
Un jour, nos écrivains voyageurs décident de partir explorer (plutôt que visiter) Belle-Île. En 1847, partir pour une telle excursion n’est pas une petite aventure, nous allons pouvoir en juger. Les difficultés de ce voyage expliquent certainement qu’il n’ait pas été possible de trouver de photographies du XIXe siècle montrant ce site, non seulement au sein de la Stéréothèque, mais même dans les sources externes usuellement accessibles. Cette absence est d’autant plus incroyable que, à la même époque, nous l’avons vu régulièrement dans nos Unes, les photographes se sont déjà aventurés jusqu’au cirque de Gavarnie ou jusqu’aux pyramides d’Égypte ! On peut certainement interpréter cet état de fait comme révélateur du caractère « reculé » que revêtait un tel endroit.
C’est peut-être cette situation particulièrement sauvage, et sans doute son absence dans les récits de voyages, qui pousse nos auteurs à tenter « l’expédition ».
C’est ainsi que, depuis Carnac où ils logent, ils doivent rejoindre ce qu’aujourd’hui on nomme l’anse du Pô, où il faut d’abord embarquer pour Quiberon.
« Un terrain vaseux où nous nous enfoncions jusqu’aux chevilles s’étend de Carnac jusqu’au village du Pô. Un canot nous attendait ; nous montâmes dedans ; on poussa du fond avec la rame et on hissa la voile. Notre marin, vieillard à figure gaie, s’assit à l’arrière, attacha au plat-bord une ligne pour prendre du poisson, et laissa partir sa barque tranquille. À peine s’il faisait du vent ; la mer toute bleue n’avait pas de rides, et gardait longtemps sur elle le sillage du gouvernail. Le bonhomme causait ; il nous parlait des prêtres qu’il n’aime pas, de la viande qui est une bonne chose à manger, même les jours maigres, du mal qu’il avait quand il était au service, des coups de fusil qu’il a reçus quand il était douanier… Nous allions doucement, la ligne tendue suivait toujours et le bout du tapecul trempait dans l’eau. »
Ils débarquent à la plage de Saint-Pierre de Quiberon et rejoignent à pied le centre du bourg. C’est de Quiberon, sans doute de Port-Haliguen, le port attitré de Quiberon, qu’ils devront attendre l’embarquement pour Belle-Île. Mais, le bac assure la correspondance avec la malle-poste en provenance d’Auray… Ils devront donc attendre à l’auberge toute la journée que la poste arrive enfin.
« Enfin, un trot de cheval fatigué qui bat le briquet, un bruit de grelots, un coup de fouet, un homme qui crie : « ho ! ho ! voilà la poste ! voilà la poste ! « »
Embarquement pour Belle-Île
« Au bout d’une heure encore, quand on eut pris dans le pays nombre de paquets et de commissions, et qu’on eut, de plus, attendu quelques passagers qui devaient venir, on quitta enfin l’auberge et l’on avisa à s’embarquer. Ce fut d’abord un pêle-mêle de bagages et de gens, d’avirons qui vous barraient les jambes, de voiles qui vous retombaient sur le nez, l’un s’embarrassant dans l’autre et ne trouvant pas où se mettre ; puis, tout se calma, chacun prit son coin, trouva sa place, les bagages au fond, les marins debout sur les bancs, les passagers où ils purent.
Nulle brise ne soufflait, et les voiles pendaient droites le long des mâts. La lourde chaloupe se soulevait à peine sur la mer presque immobile qui se gonflait et s’abaissait avec le doux mouvement d’une poitrine endormie. […]
Couchés dans la paille, sur le dos, assis sur les bancs, les jambes ballantes et le menton dans les mains ou postés contre les parois du bateau, entre les gros jambages de la membrure dont le goudron se fondait à la chaleur, les passagers baissaient la tête et fermaient les yeux à l’éclat du soleil frappant sur la mer plate comme un miroir.[…]
Le vent ne venait pas. On abattit les voiles qui descendirent tout doucement en faisant sonner le fer des rocambois(*) et affaissèrent sur les bancs leur draperie lourde ; puis, chaque matelot défit sa veste, la serra sous l’avant, et tous alors recommencèrent, en poussant de la poitrine et des bras, à mouvoir les immenses avirons qui se ployaient dans leur longueur. »
[* Rocambois : on dit aujourd’hui rocambeau : sur les voiliers anciens, c’est un cercle métallique qui entoure le mât pour y faire coulisser la voile lorsqu’on la hisse sur le mat.]
« … On avait tant tardé à partir, qu’à peine s’il y avait de l’eau dans le port, et nous eûmes grand mal à y entrer. Notre quille frôlait contre les petits cailloux du fond, et pour descendre à terre il nous fallut marcher sur une rame comme sur la corde raide. »
« Resserré entre la citadelle et ses remparts et coupé au milieu par un port presque vide, le Palay [sic] nous parut une petite ville assez sotte qui transsude un ennui de garnison et a je ne sais quoi d’un sous-officier qui baille. »
Quels jugements abrupts, quelle intransigeance glaçante de la part de nos amis !
« Ici, on ne voit plus les chapeaux de feutre noir du Morbihan, bas de forme, immenses d’envergure et abritant les épaules. Les femmes n’ont pas ces grands bonnets blancs qui s’avancent devant leur visage comme ceux des religieuses et, par derrière, retombent jusqu’au milieu du dos, vêtissant ainsi chez les petites filles la moitié du corps. Leurs robes sont privées du large galon de velours appliqué sur l’épaule qui, dessinant le contour de l’omoplate, va se perdre sous les aisselles. Leurs pieds non plus ne portent point ces souliers découverts, ronds du bout, hauts de talons et ornés de longs rubans noirs qui frôlent la terre. »
À la découverte de Belle-Île
« Etait-ce la peine de s’être exposés au mal de mer, que nous n’avions pas eu d’ailleurs, ce qui nous rendait indulgents, pour n’avoir à contempler que la citadelle, dont nous nous soucions fort peu, le phare, dont nous nous inquiétions encore moins ou le rempart de Vauban qui nous ennuyait déjà… On nous avait parlé des roches de Belle-Île. Incontinent, donc, nous dépassâmes les portes, et coupant net à travers champs, rabattîmes sur le bord de la mer. »
« Nous ne vîmes qu’une grotte, une seule (le jour baissait), mais qui nous parut si belle (elle était tapissée de varechs et de coquilles et avait des gouttes d’eau qui tombaient d’en haut) que nous nous résolûmes de rester le lendemain à Belle-Île pour en chercher de pareilles, s’il y en avait, et nous repaître à loisir les yeux du régal de toutes ces couleurs. »
Cette grotte est très vraisemblablement celle de l’Apothicairerie, la plus célèbre de l’île.
Nos voyageurs décident alors le lendemain de partir à l’aventure à travers l’île : « … Sitôt qu’il se fit jour, ayant rempli une gourde, fourré dans un de nos sacs un morceau de pain avec une tranche de viande, nous prîmes la clef des champs, et, sans guide ni renseignement quelconque (c’est là la bonne façon), nous nous mîmes à marcher, décidés à aller n’importe où, pourvu que ce fût loin, et à rentrer n’importe quand, pourvu que ce fût tard… »
Suivent douze pages de récit au cours duquel nos auteurs s’enivrent du spectacle des falaises, des rochers et des embruns de la mer qui s’y brise, sans qu’aucun indice ne nous permette de situer où leurs pas les conduisent…
Ils s’embarquent ensuite le lendemain pour Quiberon. De là, ils s’élancent à pied vers Plouharmel, dans les environs de Carnac, où ils avaient établis leur séjour.
Quimper
Flaubert et Du Camp se dirigent ensuite vers Quimper : nulle information, dans le récit de ce nouveau chapitre, désormais rédigé par Maxime Du Camp, sur la manière dont ils vont franchir les plus de 110 km qui séparent les deux localités.
« Quimper, quoique centre de la vraie Bretagne, est distinct d’elle. Sa promenade d’ormeaux, le long de la rivière, qui coule entre les quais et porte navires, la rend fort coquette, et le grand hôtel de la préfecture, recouvrant à lui seul le petit delta de l’ouest, lui donne une tournure toute française et administrative.
Vous vous apercevez que vous êtes dans un chef-lieu de département, ce qui vous rappelle aussitôt les divisions par arrondissements, avec les grandes, moyennes et petites vicinalités, les comités d’instruction primaire, les caisses d’épargne, les conseils généraux et autres inventions modernes qui enlèvent toujours aux lieux qui en sont doués quelque peu de couleur locale pour le voyageur naïf qui la rêve… »
Le prieuré de Locmaria
En Bretagne, de nombreux lieux portent le nom de Locmaria… À un quart de lieue (environ 1 km) du centre de Quimper, nous sommes nécessairement dans un quartier qui, à l’époque, se situait à la périphérie de la ville.
« Étant à Quimper, nous sortîmes un jour par un côté de la ville et rentrâmes par l’autre, après avoir marché dans la campagne pendant huit heures environ…. […] Nous nous arrêtâmes d’abord à un quart de lieue de la ville, à Loc-Maria, ancien prieuré, jadis donné à l’abbaye de Fontevrault par Conan III. Le prieuré n’a pas, comme l’abbaye du pauvre Robert d’Arbriselle, été utilisé d’une ignoble manière. Il est abandonné, mais sans souillures. Son portail gothique ne retentit pas de la voix des garde-chiourmes, et s’il en reste peu de choses, l’esprit, du moins, n’éprouve ni révolte ni dégout. Il n’y a de curieux comme détail, dans cette petite chapelle d’un vieux roman sévère, qu’un grand bénitier posé sans pilier sur le sol et dont le granit taillé à pans est devenu presque noir. Large, profond, il représente bien le vrai bénitier catholique, fait pour y plonger tout entier le corps d’un enfant, et non pas ces cuvettes étroites de nos églises dans lesquelles on trempe le bout du doigt. »
La chapelle de Kerfeunteun
Kerfeunteun est un village des environs de Quimper, aujourd’hui rattaché à cette ville.
« Vers trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes près les portes de Quimper, à la chapelle de Kerfeunteun. Il y a, au fond, une belle verrière du XVIe siècle, représentant l’arbre généalogique de la Trinité. Jacob en forme la souche et la croix du Christ le sommet, surmonté du Père éternel qui a la tiare au front. Le clocher carré figure sur chaque face un quadrilatère percé à jour, comme une lanterne, par une longue baie droite. Il ne pose pas immédiatement sur la toiture, mais, à l’aide d’une base amincie dont les quatre côtés se rétrécissent et se touchent presque, forme un angle obtus vers la crête du toit. En Bretagne, presque toutes les églises de villages ont de ces clochers-là. »
Pont-l’Abbé
Depuis Quimper, Pont-l’Abbé est à une vingtaine de kilomètres plus au sud-ouest. Nos voyageurs y portent ensuite leurs pas.
« … À cinq heures du soir, enfin, nous arrivâmes à Pont-l’Abbé, enduits d’une respectable couche de poussière et de boue qui se répandit de nos vêtements sur le parquet de la chambre de notre auberge… » Cette couche de poussière peut laisser supposer qu’ils ont emprunté une charrette ou une voiture à cheval sans capote ni protection…
« Pont-l’Abbé est une petite ville fort paisible, coupée dans sa longueur par une large rue pavée. Les maigres rentiers qui l’habitent ne doivent pas avoir l’air plus nul, plus modeste et plus bête [sic].
Il n’y a à voir, pour ceux qui partout veulent voir quelque chose, [que] les restes insignifiants du château et de l’église ; une église qui serait passable d’ailleurs, si elle n’était encroûtée par le plus épais des badigeons qu’aient jamais rêvés les conseils de fabrique. La chapelle de la Vierge était remplie de fleurs : bouquets de jonquilles, juliennes, pensées, roses, chèvrefeuilles et jasmins mis dans des vases de porcelaine blanche ou dans des verres bleus, étalaient leurs couleurs sur l’autel et montaient entre les grands flambeaux vers le visage de la Vierge, jusque par-dessus sa couronne d’argent, d’où retombait un voile de mousseline à longs plis qui s’accrochait à l’étoile d’or du bambino de plâtre suspendu dans ses bras… […]
Là semble se concentrer toute la tendresse religieuse de la Bretagne ; voilà le repli le plus mol de son cœur… Il n’y a pas de fleurs dans la campagne, mais il y en a dans l’église ; on est pauvre, mais la Vierge est riche… On s’étonne de l’acharnement de ce peuple à ses croyances ; mais sait-on tout ce qu’elles lui donnent de délectation et de voluptés, tout ce qu’il en retire de plaisir ? »
Fête des battages
« Il faut assister à ce qu’on appelle ses fêtes, pour se convaincre du caractère sombre de ce peuple. Il ne danse pas, il tourne ; il ne chante pas, il siffle. Ce soir même, nous allâmes dans un village des environs, voir l’inauguration d’une aire à battre. Deux joueurs de biniou, montés sur le mur de la cour, poussaient sans discontinuer le souffle criard de leur instrument, au son duquel couraient au petit trot, en se suivant à la queue du loup, deux longues files d’hommes et de femmes qui serpentaient et s’entrecroisaient. Les files revenaient sur elles-mêmes, tournaient, se coupaient et se renouaient à des intervalles inégaux. Les pas lourds battaient le sol, sans souci de la mesure, tandis que les notes aiguës de la musique se précipitaient l’une sur l’autre dans une monotonie glapissante…
Pendant près d’une heure que nous considérâmes cet étrange exercice, la foule ne s’arrêta qu’une fois, les musiciens s’étant interrompus pour boire un verre de cidre ; puis, les longues lignes s’ébranlèrent de nouveau et se remirent à tourner. À l’entrée de la cour, sur une table, on vendait des noix ; à côté était un broc d’eau-de-vie, par terre une barrique de cidre… »
Curieux jugements à l’emporte-pièce. Maxime Du Camp ne fait aucun effort pour comprendre ces Bretons, et l’on peut soupçonner que Gustave Flaubert partage les mêmes jugements…
Puis, avec la même froideur d’observateur extérieur, l’auteur termine le chapitre par la narration d’une scène de crime… Nous nous l’épargnerons…
* * *
Au cours de la prochaine étape, nous accompagnerons Flaubert et du Camp dans la poursuite de leur voyage vers Crozon et Landevennec.
Christian Bernadat
Bibliographie
Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne), en ligne
La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, Musée départemental Breton de Quimper, 2000
« Le périple de Flaubert en Morbihan en 1847 », Patrimoines et Archives, en ligne
Jean-Marie Williamson et Jean-Louis Tournade, Ports de mer, ports de rivière, Éd du Squall, juin 1983
Archives départementales du Morbihan, fonds de photographies stéréoscopiques Maurice Walker.