Cinquième épisode : En route jusqu’à Brest en passant par Crozon et Daoulas.
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Résumé des épisodes précédents :
Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers l’Anjou, la Touraine et la Bretagne, avec sacs au dos et souliers ferrés. À l’occasion, ils ne dédaignent pas néanmoins le « confort » des transports publics…
Ils font d’abord halte dans les Pays de la Loire et s’y font ouvrir les châteaux de Chambord,
d’Amboise et de Chenonceau. Puis ils font étape, aux environs de Nantes, sur les terres de la Bretagne historique à Clisson, avec sa forteresse médiévale. Ils nous conduisent ensuite à Carnac, puis se rendent à Belle-Île-en Mer, Quimper et Pont-l’Abbé.
Selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge d’écrire les
chapitres pairs, et Flaubert les chapitres impairs. Pour cette cinquième étape, qui couvre leur trajet jusqu’à Brest, en passant par Crozon et Daoulas, c’est donc Gustave Flaubert qui prend la plume.
Nous illustrerons cette séquence d’un certain nombre de vues de nos collections issues de plusieurs « Voyages en Bretagne », en particulier celui de Charles Paul Furne et Henri Tournier, mais aussi de vues de Jean Andrieu, le tout tiré de nos collections les plus prolifiques, celles de José Calvelo et de Jacques Magendie.
En route vers Crozon
« En route ! Le ciel est bleu, le soleil brille, et nous nous sentons dans les pieds des envies de marcher sur l’herbe. »
Nos amis voyageurs repartent donc à pied pleins de courage et d’allant. Il n’est pas certain, pourtant, qu’ils franchiront la centaine de kilomètres qui sépare Pont-l’Abbé de Brest, par le « chemin des écoliers » qu’ils vont emprunter, sans le recours à quelque char-à-banc ou malle-poste ; mais ils n’en diront rien.
Leur route passe par Crozon. Mais ils ne s’y arrêtent pas. Il y a fort à parier, pourtant, qu’ils auront longé la chapelle Saint-Fiacre : elle n’aura pas l’heur de retenir leur attention !
« De Crozon à Lendevenec, la campagne est découverte, sans arbres ni maisons ; une mousse rousse comme du velours râpé s’étend à perte de vue sur un sol plat. Parfois des champs de blés mûrs s’élèvent au milieu de petits ajoncs rabougris. Les ajoncs ne sont plus en fleurs, les voilà redevenus comme avant le printemps. »
« De temps à autre, pour nous dire la route, surgit un moulin tournant rapidement dans l’air ses grandes ailes blanches. Le bois de leur membrure craque en gémissant ; elles descendent, rasent le sol, et remontent. Debout sur sa lucarne tout ouverte, le meunier nous regarde passer. »
Daoulas :
« … Les chemins tournaient le long des haies fournies, plus compactes que des murs. Nous montions, nous descendions ; cependant les sentiers s’emplissaient d’ombre et la campagne s’assoupissait déjà dans ce beau silence des nuits d’été.
Ne rencontrant personne enfin qui pût nous dire notre route, et deux ou trois paysans à qui nous nous étions adressé ne nous ayant répondu que par des cris inintelligibles, nous tirâmes notre carte, atteignîmes notre compas, et, nous orientant d’après le coucher du soleil, nous résolûmes de piquer sur Daoulas à vol d’oiseau. »
« Un pavé à pointes aigues sonna sous nos pas, une rue se dressa devant nous ; nous étions à Daoulas. Il faisait encore assez clair pour distinguer à l’une des maisons une enseigne carrée pendue à sa barre de fer scellée dans la muraille. Sans enseigne, d’ailleurs, nous aurions bien reconnu l’auberge, les maisons ayant ainsi que les hommes leur métier écrit sur la figure [ !]. Donc, nous y entrâmes fort affamés et demandant surtout qu’on ne nous fit pas languir. »
« Après notre repas, qui, outre l’inévitable omelette et le veau fatal, se composa en grande partie des fraises de la petite fille [entrevue à l’arrivée en train de les livrer], nous montâmes dans nos appartements.
La chambre :
Je ne résiste pas au plaisir de livrer au lecteur, presque in extenso, la description que notre auteur s’applique à nous faire, derrière laquelle on sent poindre une certaine délectation pour le pittoresque des lieux, apparemment sans nullement se soucier du fait qu’il va devoir y dormir… Cela nous donne aussi un aperçu de ce que pouvait être alors une auberge de campagne…
« L’escalier tournant, à marches de bois vermoulues, gémissait et craquait sous nos pas… En haut, se trouvait une chambre dont la porte, comme celle des granges, se fermait avec un crochet qu’on mettait du dehors. C’est là que nous gitâmes. Le plâtre des murs, jadis peint en jaune, tombait en écailles ; les poutres du plafond ployaient sous le poids des tuiles de la toiture, et, sur les carreaux de la fenêtre à guillotine, un enduit de crasse grisâtre adoucissait la lumière comme à travers des verres dépolis.
Les lits, faits de quatre planches de noyer mal jointes, avaient de gros pieds ronds piqués de mites et tout fendus de sécheresse. Sur chacun d’eux étaient une paillasse et un matelas recouverts d’une couverture verte trouée par des morsures de souris et dont la frange était faite par les fils qui s’effilaient. Un morceau de miroir cassé dans son cabinet déteint : à un clou, un carnier [une gibecière] suspendu, et, près de là, une vieille cravate de soie dont on reconnaissait les plis des nœuds, indiquaient que ce lit était habité par quelqu’un, et, sans doute, qu’on y couchait tous les soirs…
Sous l’un des oreillers de coton rouge, une chose hideuse se découvrait, à savoir un bonnet de même couleur que la couverture des lits, mais dont un glacis gras empêchait de reconnaître la trame, usé, élargi, avachi, huileux, froid au toucher. J’ai la conviction que son maître y tient beaucoup et qu’il le trouve plus chaud que tout autre. La vie d’un homme, la sueur d’une existence entière est concrétée là en cette couche de cérat ranci. Combien de nuits n’at-il pas fallu pour la former si épaisse ? »
Cette étape, nos voyageurs nous l’ont laissé entendre, n’était pas prévue. Par ailleurs, ils nous ont déjà expliqué précédemment qu’ils avaient pour ligne de ne pas se plier aux injonctions des guides touristiques. Ce sera particulièrement flagrant ici, puisqu’ils ne s’arrêtent apparemment pas pour admirer ce qui est reconnu, déjà au XIXe siècle, comme un des chefs-d’œuvre de l’art médiéval breton : le calvaire trônant à l’extérieur de l’église.
Brest :
Sans transition aucune, nous retrouvons notre auteur sur le port de Brest.
« … Quand vous n’êtes pas ingénieur, constructeur ou forgeron, Brest ne vous amuse pas considérablement. Le port est beau, j’en conviens ; magnifique, c’est possible ; gigantesque, si vous y tenez. Ça impose, comme on dit, et ça donne l’idée d’une grande nation. Mais toutes ces piles de canons, de boulets, d’ancres, le prolongement indéfini de ces quais qui contiennent une mer sans mouvement et sans accident, une mer assujettie qui semble aux galères, et ces grands ateliers droits où grincent les machines, le bruit continuel des chaînes des forçats qui passent en rang et travaillent en silence, tout ce mécanisme sombre, impitoyable, forcé, cet entassement de défiances organisées, bien vite vous encombre l’âme d’ennui et lasse la vue. […]
Ici la nature est absente, proscrite, comme nulle part ailleurs sur la terre, c’en est la négation, la haine entêtée, et dans le sabre du garde-chiourme qui chasse les galériens. »
« En dehors de l’arsenal et du bagne, ce ne sont encore que casernes, corps de garde, fortifications, fossés, uniformes, baïonnettes, sabres et tambours. Du matin au soir, la musique militaire retentit sous vos fenêtres, les soldats passent dans les rues, repassent, vont, reviennent, manœuvrent : toujours le clairon sonne et la troupe marche au pas. Vous comprendrez tout de suite que la vraie ville est l’arsenal, que l’autre ne vit que par lui, qu’il déborde sur elle. »
Cette vue serait la seule existante de l’intérieur du bagne de Brest au XIXe siècle.
« À l’hôpital du bagne j’ai été ému comme un enfant en voyant sur le lit d’un forçat une portée de petits chats qui jouaient sur ses genoux. Il leur faisait des boulettes de papier et ils couraient après sur la couverture en se retenant aux bords avec leurs griffes pointues. Puis il les retournait sur le dos, les caressait, les embrassait, les mettait dans sa chemise. Renvoyé au travail, plus d’une fois, sans doute, sur son banc, quand il sera bien triste et bien las, il rêvera à ces heures tranquilles qu’il passait, seul avec eux, à sentir dans ses mains rudes la douceur de leur duvet et leurs petits corps chauds tapis sur son cœur. »
Le jardin botanique :
Au sein du bagne qui, semble-t-il, se visite ( !), nos amis ont repéré « Ambroise » :
« Ambroise est un magnifique nègre* (sic) de près de six pieds de haut… […] Roi du bagne de par le droit des muscles, on le redoute, on l’admire ; sa réputation d’hercule lui fait un devoir d’essayer les arrivants, et jusqu’à présent ces épreuves ont toutes tourné à sa gloire. […] »
Le jardin botanique (conservé aujourd’hui) est à l’époque adjoint à l’hôpital du bagne.
« Nous le vîmes au jardin botanique en train d’arroser les plantes. On le trouve toujours par là, dans la serre chaude, derrière les aloès et les palmiers nains, occupé à remuer le terreau des couches, ou à nettoyer les châssis. Le jeudi, jour d’entrées publiques, Ambroise y reçoit ses maîtresses derrière les caisses d’orangers, et il en a plusieurs, plus qu’il n’en veut. »
« Au milieu du jardin, dans un bassin d’eau claire, couvert de plantes sur les bords et qu’ombrage un saule pleureur, il y a un cygne. Il s’y promène, d’un coup de patte le traverse en entier, en fait cent fois le tour et ne songe pas à en sortir. Pour passer son temps, il s’amuse à gober les poissons rouges… »
* Désignation alors usuelle, nullement péjorative.
Les rues « infâmes » :
Nos auteurs ont pour principe, nous l’avons dit, de sortir des sentiers battus des voyageurs habituels. Leur curiosité s’applique à tous les domaines ; ici, comme des voyageurs qui mettent un point d’honneur à tester un restaurant de spécialités régionales, ils n’hésitent pas à visiter le « quartier chaud », très développé à Brest du fait de l’importance des casernes et même du bagne… auquel, on va le voir, il est aussi ouvert !
« Un soir que la lune brillait sur les pavés, nous nous mîmes en devoir d’aller nous promener dans les rues dites « infâmes ». Elles sont nombreuses. La troupe de ligne, la marine, l’artillerie ont chacune la leur, sans compter le bagne qui, à lui seul, a tout un quartier de la ville. Sept ruelles parallèles, aboutissant derrière ses murs, composent ce qu’on appelle Keravel qui n’est rempli que par les maîtresses des gardes-chiourme et des forçats. Ce sont de vieilles maisons de bois tassées l’une sur l’autre, ayant toutes leurs portes fermées, leurs fenêtres bien closes, leurs auvents bouchés. On n’y entend rien, on n’y voit personne ; pas une lumière aux lucarnes ; au fond de chaque ruelle, seulement un réverbère que le vent balance, fait osciller sur le pavé ses longs rayons jaunes. Le reste n’en est que plus noir. Au clair de lune, ces maisons muettes à toits inégaux projetaient des lueurs étranges. »
« Dans le quartier des matelots, au contraire, tout se montre, tout s’étale. Il flamboie, il grouille. Les joyeuses maisons vous y jettent quand vous passez, leurs bourdonnements et leurs lumières. On crie, on danse, on se dispute. Dans de grandes salles basses, au rez-de-chaussée, des femmes, en camisole de nuit, sont assises sur des bancs le long de la muraille blanchie où un quinquet est accroché ; d’autres, sur le seuil, vous appellent, et leurs têtes animées se détachent sur le fond du bouge éclairé où retentit le choc des verres avec les grosses caresses des hommes du peuple. Vous entendez sonner les baisers sur les épaules charnues, et rire de plaisir, au bras de quelque matelot bruni qui la tient sur les genoux, la bonne fille rousse dont la gorge débraillée s’en va de sa chemise, comme la chevelure de son bonnet. »
Nos voyageurs sautent alors le pas et poussent une porte…
« La rue est pleine, le bouge est plein, la porte est ouverte, on entre. Ceux qui sont dehors viennent regarder à travers les carreaux ou causent doucement avec quelque égrillarde à moitié nue qui se penche vers leur visage. »
« Dans un salon tendu de papier rouge trois ou quatre demoiselles étaient assises autour d’une table ronde, et un amateur en casquette qui fumait sa pipe sur le sofa, nous salua poliment quand nous entrâmes. Elles avaient des tenues modestes et des robes parisiennes. »
Nous laisserons nos amis à leurs émois : Flaubert esquive d’ailleurs la narration de leur visite en nous égarant dans récit onirique au sein duquel il nous est bien difficile de séparer le réel de la citation à des œuvres littéraires anciennes…
Nous ne nous attarderons pas non plus sur le récit suivant, celui du spectacle donné par un montreur d’ours qui, pour pimenter son exhibition, enchaîne la pauvre bête à un pieux et lâche sur lui de féroces molosses qui ne connaissent aucune limite. Heureusement, il doit tout de même ménager leurs attaques, car il faut bien préserver les représentations suivantes… !
Le phare « du bout du monde » :
Nos voyageurs terminent leur séjour par une excursion sur l’une des pointes ultimes de la Bretagne, qu’ils désignent comme « le phare de Brest ». Flaubert ne nous en donne pas le nom. Le connaît-il d’ailleurs ? Ce descriptif d’une pointe dominée par un phare nous renvoie à coup sûr au phare de Saint-Mathieu, le plus proche de la ville de Brest.
Pourtant, ce point n’est pas le plus occidental du Finistère : c’est la pointe de Corsen qui a ce privilège, mais elle est située sensiblement plus au nord.
« Ici se termine l’ancien monde ; voilà son point le plus avancé, sa limite extrême. Derrière vous est toute l’Europe, toute l’Asie ; devant nous, c’est la mer et toute la mer. Si grands qu’à nos yeux soient les espaces, ne sont-ils pas bornés toujours, dès que nous leur savons une limite ? Ne voyez-vous pas de nos plages, par-delà la Manche [face à laquelle nous ne sommes pas !], les trottoirs de Brighton et les bastides de Provence ; n’embrassez-vous pas la Méditerranée entière, comme un immense bassin d’azur dans une conque de rochers que cisèlent sur ses bords les promontoires couverts de marbres qui s’éboulent, les sables jaunes, les palmiers qui pendent, les sables, les golfes qui s’évasent ?
* * *
Nos amis rentrent ensuite à leur hôtel en faisant un crochet par le Conquet. Ce cinquième chapitre – très long – dont ce récit est tiré, ne s’interrompt pourtant pas ici. Nos amis vont encore poursuivre leur voyage vers les côtes du nord de la Bretagne, en passant par Landernau, Roscoff et Saint-Pol pour atteindre Saint-Malo. Nous en ferons notre sixième étape.
Christian Bernadat
Bibliographie
La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, Musée départemental Breton de Quimper, 2000