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Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855/1860

Huitième épisode : excursions à Barèges, Cauterets, le Lac de Gaube et l’abbaye de Saint-Savin

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Panorama sur Barèges, 1868 – Collection Magendie, MAG6534 – Photographe Ernest Lamy

Rappel des sept épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, soin alors très prisé dans la bonne société parisienne. Pour cela, à seulement 27 ans, il a pris une sorte de « congé sabbatique ». Après Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez et Pau, notre écrivain voyageur est parvenu aux Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il séjourne le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs de la station thermale. À l’issue de son séjour, il reprend la route vers Saint-Sauveur et Luz, où il séjourne encore plusieurs jours, le temps d’effectuer quelques excursions aux alentours, avec son ami Paul (dont on ne sait rien).

On illustrera cet épisode de vues disponibles dans la Stéréothèque, toujours essentiellement au sein des collections Magendie, de la Médiathèque de Pau ou Besson, la plupart du temps issues des séries sur le thème du Voyage aux Pyrénées, dont les photographes sont souvent connus (Ernest Lamy, Jean Andrieu, Paul Charles Furne et Henri Tournier, Torres de Miguel, Alexis Croly-Labourdette).

La route vers Barèges…

Le Gave de Bastan à Barèges, 1868 – Collection Magendie, MAG6532 – Photographe Ernest Lamy

« Paul et moi nous sommes allés à Barèges ; la route est une longue montée de deux lieues [environ 9 km]. Une allée d’arbres s’allonge entre un ruisseau et le Gave. L’eau jaillit de toutes les hauteurs ; çà et là un peuple de petits moulins s’est posé sur les cascades ; les versants en sont semés. On s’égaye à voir ces petits êtres nichés dans les creux des pentes colossales. Leur toit d’ardoise sourit pourtant et jette son éclair entre les herbes. Il n’y a rien ici que de gracieux et d’aimable ; les bords du Gave gardent leur fraîcheur sous le soleil brûlant ; les ruisseaux laissent à peine entre eux et lui une étroite bande verte ; on est entouré d’eaux courantes ; l’ombre des frênes et des aulnes tremble dans l’herbe fine ; les arbres s’élancent d’un jet superbe, en colonnes lisses, et ne s’étalent en branches qu’à quarante pieds de hauteur. L’eau sombre de la rigole d’ardoise va frôlant les tiges vertes ; elle court si vite qu’elle semble frissonner. De l’autre côté du torrent, des peupliers s’échelonnent sur la côte verdoyante ; leurs feuilles, un peu pâles, se détachent sur le bleu pur du ciel ; au moindre vent, elles s’agitent et reluisent. […] »

Vue 01 – Arrivée sur Barèges – Gravure, collection Hippolyte Destailleur (Wikipédia)

« Bientôt les monts se pèlent, les arbres disparaissent ; il n’y a plus, sur le versant que de mauvaises broussailles : on aperçoit Barèges.

Le paysage est hideux. Le flanc de la montagne est crevassé d’éboulements blanchâtres ; la petite plaine ravagée disparaît sous les grèves ; la pauvre herbe, séchée, écrasée, manque à chaque pas ; la terre est comme éventrée, et la fondrière, par sa plaie béante, laisse voir jusque dans ses entrailles ; les couches de calcaire jaunâtre sont mises à nu ; on marche sur des sables et sur des traînées de cailloux roulés ; le Gave lui-même disparaît à demi sous des amas de pierres grisâtres, et sort péniblement du désert qu’il s’est fait. Ce sol défoncé est aussi laid que triste ; ces débris sont sales et petits ; ils sont d’hier : on sent que la dévastation recommence tous les ans. […] Ici les pierres viennent d’être déterrées, elles trempent encore dans la boue ; deux ruisseaux fangeux se traînent dans les effondrements : on dirait une carrière abandonnée. »

Que s’est-il passé ? Alors que cette vallée, le Val de La Batsus, au pied du Tourmalet et du Pic du Midi, est habituellement célébrée pour sa beauté, Taine n’y voit que désolation : on peut supposer que, comme cela arrive assez fréquemment (par exemple en 2013), une avalanche hivernale a emporté le lit du torrent et est venue dévaster jusqu’aux portes du village. Du coup, le village lui-même lui paraît désolé et triste…

Barèges

Barèges, la rue principale. 1862. Comme le décrit Taine, les premiers bâtiments en arrivant à gauche sont des baraquements. Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0407. Photographe Jean Andrieu

« Le bourg de Barèges est aussi vilain que son avenue : tristes maisons, mal recrépies ; de distance en distance, une longue file de baraques et de cahutes en bois, où l’on vend des mouchoirs et de la mauvaise quincaillerie. C’est que l’avalanche s’accumule chaque hiver sur la gauche, dans une crevasse de la montagne, et emporte en glissant un pan de la rue ; ces baraques sont une cicatrice. Les froides vapeurs s’amassent ici, le vent s’y engage, et la bourgade est inhabitable l’hiver. Le sol est enseveli sous quinze pieds de neige ; tous les habitants émigrent : on y laisse sept ou huit montagnards avec des provisions, pour veiller aux maisons et aux meubles. Souvent, ces pauvres gens ne peuvent arriver jusqu’à Luz, et restent emprisonnés plusieurs semaines. »

Les thermes

L’établissement thermal de Barèges (à gauche). 1858, cliché presque contemporain de la venue de Taine. Malgré la description piteuse qu’en fait l’auteur, le bourg est tout de même équipé d’un éclairage public. Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0323. Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier

« L’établissement des bains est misérable ; les compartiments des caves sans air ni lumière ; il n’y a que seize cabinets, tous délabrés. Les malades sont obligés souvent de se baigner la nuit. Les trois piscines sont alimentées par l’eau qui vient de servir aux baignoires ; celle des pauvres reçoit l’eau qui sort des deux autres. Ces piscines, basses, obscures, sont des espèces de prisons étouffantes et souterraines. Il faut avoir beaucoup de santé pour y guérir. »

L’hôpital militaire

L’hôpital militaire de Barèges à gauche, en vis-à-vis des thermes (en travaux). 1868. Collection Magendie, MAG6531. Photographe Ernest Lamy

« L’hôpital militaire, relégué au nord de la bourgade, et un triste bâtiment crépissé, dont les fenêtres s’alignent avec une régularité militaire. Les malades, enveloppés dans une capote grise trop large, montent un à un la pente nue et s’asseyent entre les pierres ; ils se chauffent au soleil pendant des heures entières, et regardent devant eux d’un air résigné. Les journées d’un malade sont si longues ! Ces figures amaigries reprennent un air de gaieté quand un camarade passe ; on échange une plaisanterie : même à l’hôpital, même à Barèges, un Français reste un Français ! »

« L’aspect de l’ouest est encore plus sombre. Une masse énorme de pics noirâtres et neigeux cerne l’horizon. Ils sont suspendus  sur la vallée comme une menace éternelle. Ces arêtes si âpres, si multipliées, si anguleuses, donnent à l’œil la sensation d’une dureté invincible. Il en vient un vent froid, qui pousse vers Barèges de pesants nuages ; les seules choses gaies sont les deux ruisseaux diamantés qui bordent la rue et babillent bruyamment sur les cailloux bleus. »

Cauterets

Cauterets, vue générale. Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0574. Photographe inconnu

Ici, on constate que le tourisme a déjà développé toute une économie de rabatteurs, comme on peut encore le vivre aujourd’hui dans certaines villes touristiques étrangères, en Italie, en Grèce ou en Afrique…

« Cauterets est un bourg au fond d’une vallée, assez triste, pavé, muni d’un octroi. Hôteliers, guides, tout un peuple affamé nous investit ; mais nous avons beaucoup de force d’âme, et, après une belle résistance, nous obtenons le droit de regarder et de choisir. Cinquante pas plus loin, nous sommes raccrochés par des servantes, des enfants, des loueurs d’ânes, des garçons qui par hasard viennent se promener autour de nous. On nous offre des cartes, on nous vante l’emplacement, la cuisine ; on nous accompagne, casquette en main, jusqu’au bout du village ; en même temps on écarte à coup de coudes les compétiteurs […]. Chaque hôtel a ses recruteurs à l’affût ; ils chassent, l’hiver à l’isard, l’été au voyageur. »

Les eaux de Cauterets

Cauterets, la vue sur le Gave, 1890-1900. Collection Magendie, MAG0728. Photographe Torres de Miguel

« Ce bourg a plusieurs sources : celle du Roi guérit Abarca, roi d’Aragon ; celle de César rendit, dit-on, la santé au grand César. Il faut de la foi en histoire comme en médecine… […] Un médecin célèbre disait un jour à ses élèves : « Employez vite ce remède pendant qu’il guérit encore. » Les médicaments sont des modes comme les chapeaux.

Que peut-on dire contre celle-ci ? Le climat est chaud, la gorge abritée, l’air pur ; la gaieté du soleil égaye. En changeant d’habitudes, on change de pensées ; les idées noires s’en vont. L’eau n’est pas mauvaise à boire ; on a fait un joli voyage ; le moral guérit le physique : sinon, on a espéré pendant deux mois. Et qu’est-ce, je vous prie, qu’un remède, sinon un prétexte pour espérer ? On prend patience et plaisir jusqu’à ce que le mal ou le malade s’en aille, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. »

Le lac de Gaube

Le lac de Gaube et, au fond à droite, la silhouette dentelée du Vignemale, 1900-1925. Collection Besson, BL324. Photographe Alexis Croly-Labourdette

Même s’il ne s’agit pas d’une ascension très ardue, il faut encore aujourd’hui autour d’une heure et demie pour accéder au lac de Gaube depuis Cauterets. Au milieu du XIXe siècle, il fallait sans doute bien davantage. Taine et son ami nous montrent ici à nouveau qu’une telle excursion ne leur fait pas peur.

« A quelques lieues de là, entre les précipices, dort le lac de Gaube. L’eau verte, profonde de trois cents pieds, a des reflets d’émeraude. Les têtes chauves des monts s’y mirent avec une sérénité divine. La fine colonne de pins s’y réfléchit aussi nette que dans l’aire ; dans le lointain, les bois vêtus d’une vapeur bleuâtre viennent tremper leurs pieds dans son eau froide, et l’énorme Vignemale, tâché de neige, le ferme de sa falaise. Quelquefois, un reste de brise vient le plisser, et toutes ces grandes images ondulent ; la Diane de Grèce, la vierge chasseresse et sauvage, l’eût pris pour miroir. »

Un orage à Barèges

Vue 02 – La vallée du Gave par temps d’orage. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 325

« Parfois ici, après un jour brûlant, les nuages s’amassent, l’air est étouffant, on se sent malade, et un orage éclate. Il y en eut un cette nuit : à chaque minute, le ciel s’ouvrait, fendu par un éclair immense, et la voûte des ténèbres se levait tout entière comme une tente. La lumière éblouissante dessinait à une lieue de distance les lignes des cultures et des formes des arbres. Les glaciers flamboyaient avec des lueurs bleuâtres ; les pics déchiquetés se dressaient subitement à l’horizon comme une armée de spectres. La gorge était illuminée dans ses profondeurs ; ses blocs entassés, ses arbres accrochés aux roches, ses ravines déchirées, son Gave écumant, apparaissaient dans une blancheur livide, et s’évanouissaient comme les visions fugitives d’un monde tourmenté et inconnu. Bientôt la grande voix du tonnerre roula dans les gorges ; les nuages qui le portaient rampaient à mi-côte et venaient se choquer entre les roches ; la foudre éclatait comme une décharge d’artillerie. Le vent se leva et la pluie vint. La plaine inclinée des cimes s’ouvrait sous ses rafales ; la draperie funèbre des sapins était collée aux flancs de la montagne. Une plainte traînante sortait des pierres et des arbres. Les longues raies de la pluie brouillaient l’air ;

On voyait sous les éclairs l’eau ruisseler, inonder les cimes, descendre des deux versants, glisser en nappes sur les rochers, et de toutes parts à flots précipités courir au Gave. Le lendemain, les routes étaient fendues de fondrières, les arbres pendaient par leurs racines saignantes, des pans de terre avaient croulé, et le torrent était un fleuve. »

L’abbaye de Saint-Savin

Vue 03 – Saint Savin, dessin de Joséphine Sarazin de Belmont

L’abbaye de Saint-Savin de Lavédan fut un des grands centres religieux du pays de Bigorre. Elle daterait du Xe siècle. Et la légende y fait passer Rolland de retour de Ronceveau.

« Sur une colline, au bord de la route, sont les restes de l’abbaye de Saint-Savin. La vieille église fut, dit-on, bâtie par Charlemagne ; les pierres croulent, rongées et roussies ; les dalles, disjointes, sont incrustées de mousse ; du jardin, le regard embrasse la vallée brunie par le soir ; le Gave, qui tourne, élève déjà dans l’air sa traînée de fumée pâle.

Il était doux, ici, d’être moine : c’est en de tels lieux qu’il faut lire l’Imitation ; c’est en de tels lieux qu’on l’a écrite. Pour une âme délicate et noble, un couvent était alors le seul refuge ; tout la blessait et la rebutait alentour.

Alentour, quel horrible monde ! Des seigneurs qui pillent les voyageurs et s’égorgent entre eux ; des artisans et des soudards qui s’emplissent de viandes et s’accouplent en brutes ; des paysans dont on brûle la hutte, dont on viole la femme, qui, par désespoir et par faim s’en vont au sabbat ; nul souvenir de bien, nul espoir de mieux. […]

Ici, qu’il est aisé d’oublier le monde ! Ni livres, ni nouvelles, ni sciences ; personne ne voyage et personne ne pense. Cette vallée est tout l’univers… »

* * *

Nous poursuivrons ces excursions aux côtés de Taine lors de l’épisode suivant, jusqu’à Gavarnie ; nous ferons l’ascension du Bergonz (aujourd’hui Pic de Bergons) et Paul, le compagnon de voyage de Taine, nous racontera même son ascension du Pic du Midi !

Christian Bernadat

Bibliographie :

Hippolyte Taine, Le voyage au Pyrénées, 3e édition, sur Gallica

Jacques Gimard et Eleder Bidard, Mémoire de Pyrénées, Ed. Le Pré aux Clercs, 2001

Hippolyte Taine sur Wikipédia

Barèges sur Wikipédia

Saint-Savin-en-Lavedan sur Wikipédia

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Voyage en Bretagne d’après Gustave Flaubert et Maxime du Camp

Deuxième épisode : visite de Clisson et de ses environs

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Vue sur le château de Clisson – 1880-1920 – Collection Gaye, CG214 – Photographe Daniel Théodore Guitard du Marès

Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans, et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers la Bretagne, en passant par le Val de Loire, l’Anjou et la Touraine, soi-disant à pied, avec sacs au dos et souliers ferrés. Nous verrons dans les faits, ce qu’il en est au fil du récit…

Pour la première étape, ils ont fait halte dans les Pays de la Loire et s’y sont fait ouvrir trois châteaux pour les visiter : Chambord, Amboise et Chenonceau. Les voici maintenant parvenus à Clisson, petite ville dominée par la ruine d’une forteresse médiévale. Bien que nous soyons au sud-ouest de Nantes, nous sommes bien ici sur les terres de la Bretagne historique. Comme nous l’avons indiqué il y a deux mois pour l’inauguration de cette nouvelle pérégrination, selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge de la narration des chapitres pairs. C’est donc de sa prose, toute empreinte du romantisme ambiant, que vont être extraits les passages de cette Une.

Mais nos écrivains voyageurs ne rendent pas la tâche facile au modeste commentateur de photos stéréoscopiques que je suis, qui a cru, en entreprenant cette nouvelle série, utiliser la profusion de vues de la Stéréothèque sur la Bretagne, et qui se retrouve cette fois devoir illustrer tout un chapitre autour d’une ruine très peu présente dans nos collections, située tout aux marches de la Bretagne… !!! Ainsi donc, il s’est avéré indispensable, cette fois plus que jamais, de compléter les rares ressources à notre disposition par des photos et gravures glanées ici ou là.

Le château de Clisson

Le château dans lequel Flaubert et du Camp nous entraînent a été édifié au XIe siècle par les seigneurs de Clisson, vassaux des ducs de Bretagne. Il faisait partie des défenses du duché de Bretagne, sur sa frontière sud. Mais, ayant servi de refuge aux troupes des insurgés durant les guerres de Vendée, il fut pris et incendié par les troupes révolutionnaires, et demeura à l’état de ruine jusque dans les années 1974-75. C’est donc les restes d’une forteresse toute envahie de végétation que nos voyageurs viennent visiter.

Vue générale sur Clisson – 1900 – 1925 – Collection Besson, BL273 – Photographes Alexis Croly - Labourdette

« Sur un coteau au pied duquel se joignent deux rivières, dans un frais paysage égayé par les claires couleurs des toits en tuiles abaissés à l’italienne et groupés là ainsi que dans les croquis d’Hubert, près d’une longue cascade qui fait tourner un moulin, tout caché dans le feuillage, le château de Clisson montre sa tête ébréchée par-dessus les grands arbres. À l’entour, c’est calme et doux. Les maisonnettes rient comme sous un ciel chaud ; les eaux font leur bruit, la mousse floconne sur un courant où se trempent de molles touffes de verdure. L’horizon s’allonge, d’un côté, dans une perspective fuyante de prairies et, de l’autre, remonte tout à coup, enclos par un vallon boisé dont un flot vert s’écrase et descend jusqu’en bas. »

Vue 01 – Le château de Clisson, vu depuis le cours de la Sèvre. Carte postale tirée de la série des « Châteaux de France » (Généanet)

« Quand on a passé le pont et qu’on se trouve au pied du sentier raide qui mène au château, on voit, debout, hardi et dur sur le fossé où il s’appuie dans un aspect vivace et formidable, un grand pan de muraille tout couronné de mâchicoulis éventrés, tout empanaché d’arbres et tout tapissé de lierres dont la masse ample et nourrie, découpée sur la pierre grise en déchirures et en fusées, frissonne au vent dans toute sa longueur et semble un immense voile vert que le géant couché remue, en rêvant, sur ses épaules ».

Vue 02 – L’entrée du château vers 1815. Gravure reproduite sur carte postale (Généanet)
Vue 03 – Le château de Clisson sur une gravure du XIXe siècle (Wikipedia)

« Les fossés dont la pente s’adoucit par la terre qui s’émiette des bords et par les pierres qui tombent des créneaux ont une courbe large et profonde, comme la haine et comme l’orgueil ; et la porte d’entrée, avec sa vigoureuse ogive un peu cintrée et ses deux baies servant à relever le pont-levis, a l’air d’un grand casque qui regarde par les trous de sa visière. »

Loin de se désoler de l’état de ruine de ce qu’ils découvrent, nos deux compères se complaisent dans une fascination raffinée du spectacle qui s’offre à eux !

Vue 04 – La cour intérieure du château. Carte postale. Collection des Archives départementales de Loire-Atlantique, 2 Fi 0792

La carte postale ci-dessus de l’état de la cour intérieure au début du XXe siècle et la vue 05 suivante nous donnent un aperçu sans doute assez voisin du spectacle qui s’offrit aux yeux de nos deux voyageurs, dont ils apprécièrent tout particulièrement le « romantisme ».

« Entré dans l’intérieur, on est surpris, émerveillé, par l’étonnant mélange des ruines et des arbres, la ruine faisant valoir la jeunesse verdoyante des arbres, et cette verdure rendant plus âpre la tristesse de la ruine. […] Un enthousiasme grave et songeur vous prend à l’âme ; on sent que la sève coule dans les arbres et que les herbes poussent avec la même force et le même rythme que les pierres s’écaillent et que les murailles s’affaissent. Un art sublime a arrangé, dans l’accord suprême des discordances secondaires, la forme vagabonde des lierres au galbe sinueux des ruines, la chevelure des ronces au fouillis des pierres éboulées, la transparence de l’air aux saillies résistantes des masses, la teinte du ciel à la teinte du sol, mirant leur visage l’un dans l’autre, ce qui fut et ce qui est. »

« On avance enfin, on marche entre ces murs, sous ces arbres, on s’en va, errant le long des barbacanes, passant sous les arcades qui s’éventrent et d’où s’épand quelque large plante frissonnante. Les voûtes comblées qui contiennent des morts résonnent sous vos pas ; les lézards courent sous les broussailles, les insectes montent le long des murs, le ciel brille et la ruine assoupie continue son rêve. »

Vue sur le château de Clisson et ses enceintes. 1880-1920 – Collection Magendie, MAG1191 – Photographe inconnu

« Avec sa triple enceinte, ses donjons, ses cours intérieures, ses mâchicoulis, ses souterrains, ses remparts mis les uns sur les autres, comme écorce sur écorce, et cuirasse sur cuirasse, le vieux château de Clisson se peut reconstruire encore et réapparaître. Le souvenir des existences d’autrefois découle de ses murs, avec l’émanation des orties et la fraîcheur des lierres. »

Vue 05 – – La cour intérieure du château. Carte postale. Collection des Archives départementales de Loire-Atlantique, 2 Fi 3108

« Au haut d’un pan de muraille élevé, tout nu, gris, sec, des baies carrées, inégales de grandeur et d’alignement, laissaient éclater à travers leurs barreaux croisés la couleur pure du ciel dont le bleu vif encadré par la pierre tirait l’œil avec une attraction surprenante. Les moineaux dans les arbres poussaient leur cri aigre et répété. Au milieu de tout cela, une vache broutait, qui marchait là-dedans comme dans un pré, épatant sur l’herbe sa corne fendue… »

Vue 06 – Dans les sous-sols, la porte de la prison. Collection des Archives départementales de Loire-Atlantique, 2 Fi 3117

« Nous sommes descendus dans le souterrain où fut enfermé Jean V. Dans la prison des hommes nous avons vu encore au plafond le grand crochet double qui servait à pendre ; et nous avons touché avec des doigts curieux la porte de la prison des femmes. Elle est épaisse de quatre pouces environ, serrée avec des vis, cerclée, plaquée comme capitonnée de fers. Au milieu, un petit guichet grillé servait à jeter dans la fosse ce qu’il fallait pour que la condamnée ne mourût pas… »

Jean V fut au XVe siècle un des ducs de Bretagne. Selon Du Camp, il fut enlevé par le comte de Penthièvre, nouveau propriétaire du château, avant que la situation ne se retourne et que le duc lui-même ne soit accusé de haute trahison.

Le parc de La Garenne-Lemot

« De l’autre côté de la Sèvre, et s’y trempant les pieds, un bois couvre la colline de la masse fraîche ; c’est « la Garenne », parc très beau de lui-même, malgré les beautés factices qu’on a voulu y introduire. »

Juste après la Révolution, le château commence à servir de carrière de pierres pour les Clissonnais. Le sculpteur François Frédéric Lemot tombe sous le charme de ces ruines, et les achète en 1807, dans un premier temps non pas pour les restaurer, mais avant tout pour les conserver en l’état, avec le projet d’en faire un site romantique, alors très à la mode. Quelques années plus tard, il y adjoint un vaste bois, sur la rive opposée de la rivière, dans l’objectif d’en faire un parc romantique, agrémenté de toutes sortes de fabriques, c’est-à-dire de reconstitutions de bâtiments en ruines. Au milieu du XIXe siècle, cette mode semble déjà passée et nos voyageurs, qui trouvent encore du charme aux ruines authentiques, n’apprécient plus ces ruines reconstituées…

« M. Lemot (le père du propriétaire actuel) qui était un peintre de l’Empire, et un artiste lauréat, a travaillé du mieux qu’il a pu à reproduire ce froid goût italien du temps de Canova et de madame de Staël. On était pompeux, grandiose et noble. C’était le temps où on sculptait des urnes sur les tombeaux, où l’on peignait tout le monde en manteau et chevelure au vent, où Corinne chantait sur sa lyre, à côté d’Oswald qui a des bottes à la russe, et où il fallait enfin qu’il y eût sur toutes les têtes beaucoup de cheveux épars et dans tous les paysages beaucoup de ruines. »

« Ce genre de beautés ne manque pas à la Garenne. Il y a un temple de Vesta, et en face, un temple à l’Amitié… Les inscriptions, les rochers composés, les ruines factices sont prodiguées ici avec naïveté et conviction… Mais toutes les richesses poétiques sont réunies dans la grotte d’Héloïse, sorte de dolmen naturel sur le bord de la Sèvre… Pourquoi donc a-t-on fait de cette figure d’Héloïse, qui était une si noble et si haute figure, quelque chose de banal et de niais, le type fade de tous les amours contrariés et comme l’idéal étroit de la fillette sentimentale ? Elle méritait mieux pourtant, cette pauvre maîtresse du grand Abélard… »

L’histoire d’Héloïse et d’Abélard date du XIIe siècle où elle eut un grand retentissement en Europe. À Clisson, cette grotte est fondée sur une interprétation toute personnelle de Lemot : à l’en croire, il aurait découvert l’endroit lors de sa première visite des lieux.

Vue 07 – La grotte d’Héloïse du parc de la Garenne-Lemot aujourd’hui (Wikipedia)

Dans les faits, la grotte qu’il a baptisée d’Héloïse est une cavité en grande partie artificielle, due à l’intervention de son propriétaire et concepteur : il a fait édifier un mur en son fond et fait poser quelques dalles de pierres afin de faire régner l’obscurité dans un antre qui semble à première vue naturel…

Notre auteur poursuit : « Le parc n’est est pas moins un endroit charmant. Les allées serpentent dans le bois taillis, les touffes d’arbres retombent dans la rivière. On entend l’eau couler, on sent la fraîcheur des feuilles. Si nous avons été irrités du mauvais goût qui s’y trouve, c’est que nous sortions de Clisson qui est d’une beauté vraie, si solide et si simple, et puis que ce mauvais goût, après tout, n’est plus notre mauvais goût à nous autres. Mais, d’ailleurs, qu’est-ce donc que le mauvais goût ? C’est invariablement le goût de l’époque qui nous a précédés… »

Les ruines du château de Tiffauges

« C’est en nous laissant aller à ces hautes considérations philosophiques, que notre carriole nous traîna jusqu’à Tiffauges. »

Voilà ici notre soupçon vérifié : contrairement à la légende qu’ils ont cherché à accréditer, nos écrivains voyageurs ne font pas tout leur trajet à pied ; ils s’accordent, au moins de temps en temps, « quelques commodités » (fussent-elles rustiques) pour leurs déplacements, ici pour les conduire à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Clisson.

« Placés tous deux dans une espèce de cuve en fer blanc, nous écrasions de notre poids l’imperceptible cheval qui ondulait dans les brancards. C’était le frétillement d’une anguille dans le corps d’un rat de Barbarie. Les descentes le poussaient en avant, les montées le tiraient en arrière, les débords le jetaient de côté et le vent l’agitait sous la grêle des coups de fouet. Pauvre bête ! Je ne puis y penser sans de certains remords.

La route taillée dans la côte descend en tournant […]. À droite, au pied de la colline, sur un mouvement de terrain qui se soulève du fond du vallon en s’arrondissant comme la carapace d’une tortue, on voit de grands pans de muraille inégaux qui allongent les uns par-dessus les autres leurs sommets ébréchés. »

Vue 08 – Les ruines de château de Tiffauges – Carte postale (Notrefamille.com)

« On longe la haie, on grimpe un petit chemin, on entre sous un porche tout ouvert qui s’enfonce dans le sol jusqu’aux deux tiers de son ogive. […] Quand la terre s’ennuie de porter un monument trop longtemps, elle s’enfle de dessous, monte sur lui comme une marée, et pendant que le ciel lui rogne la tête, elle lui enfouit les pieds. La cour est déserte, l’enceinte est vide, les herses ne remuent pas, l’eau dormante des fossés reste plate et immobile sous les ronds nénuphars.

Nous sommes descendus à travers les ronces et les broussailles dans une douve profonde et sombre cachée au pied d’une grande tour qui se baigne dans l’eau et les roseaux. Une seule fenêtre s’ouvre sur un de ses pans, un carré d’ombre coupé par la raie grise de son croisillon de pierre. Une touffe folâtre de chèvrefeuille sauvage s’est pendue sur le rebord et passe au dehors sa bouille verte et parfumée. »

« Les grands mâchicoulis, quand on lève la tête, laissent voir d’en bas, par leurs ouvertures béantes, le ciel seulement ou quelque petite fleur inconnue qui s’est nichée là, apportée par le vent, un jour d‘orage, et dont la graine aura poussé à l’abri dans la fente des pierres. […]

Rien, rien ! Le vent qui passe, l’herbe qui pousse, le ciel à découvert. Pas d’enfant en guenille gardant une vache qui broute la mousse dans les cailloux ; pas même, comme ailleurs, quelque chèvre solitaire sortant sa tête barbue par une crevasse de remparts […] ; pas un oiseau chantant, pas un nid, pas un bruit ! Ce château est comme un fantôme, muet, froid, abandonné dans cette campagne déserte ; il a l’air maudit et plein de ressouvenances farouches. […] Dans le donjon, entre quatre murs livides […], nous avons compté la trace de cinq étages. À trente pieds en l’air, une cheminée est restée suspendue avec ses deux piliers ronds et sa plaque noircie ; il est venu de la terre dessus et les plantes y ont poussé comme dans une jardinière qui serait restée là. Au-delà de la seconde enceinte, dans un champ labouré, on reconnaît les restes d’une chapelle, aux fûts brisés d’un portail ogival. […] »

« Cette chapelle était la chapelle et ce château était un des châteaux de Gilles de Laval, sire de Rouci, de Montmorency, de Retz [sic, en fait Gilles de Rais, ancien compagnon d’armes de Jeanne d’Arc] et de Craon, lieutenant général du duc de Bretagne et maréchal de France, brûlé à Nantes le 25 octobre 1440, dans la Prée de la Madeleine, comme faux monnayeur, assassin, sorcier, sodomite et athée… »

Nous interromprons-là du Camp dans l’élan de sa narration historique. Ce Gilles de Rais, notre narrateur ne nous le dit pas, était celui que la légende populaire et Gilles Perrault ont immortalisé sous le nom de Barbe Bleue. Manifestement, nos deux voyageurs ont apprécié cette ruine authentique dans son écrin de verdure, et un petit rappel d’un épisode quelque peu dramatique et « pittoresque » de l’histoire locale n’est pas pour leur déplaire…

Vue 09 – Gilles de Rais chevauchant vers son château (Gustave Doré, 1862)

* * *

Nous patienterons maintenant jusqu’à l’étape suivante : elle nous fera franchir d’un coup à grands pas quelques dizaines de lieues, puisque nous retrouverons nos auteurs à Carnac.

Christian Bernadat

Bibliographie

Non classé

Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855/1860

Septième épisode : séjour à Saint-Sauveur et Luz

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu).

Luz-Saint-Sauveur, vue depuis la route de Gavarnie – 1856-1858 – Collection Magendie, Mag6292 – Photographe : Alexandre Bertrand

Rappel des six premiers épisodes :

Hippolyte Taine entreprend son Voyage aux Pyrénées en 1855, dans le but de suivre une cure thermale, soin alors très prisé dans la bonne société parisienne. Pour cela, à seulement 27 ans, il prend une sorte de « congé sabbatique ». Après Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de Luz, Orthez et Pau, notre écrivain voyageur arrive enfin aux Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, but de son voyage thermal, où il séjourne le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans tous les environs de la station thermale. À l’issue de son séjour, notre écrivain reprend la route vers Saint-Sauveur et Luz, alors encore non fusionnées.

On illustrera cet épisode de vues disponibles dans la Stéréothèque, toujours essentiellement au sein des collections Magendie et de la Médiathèque de Pau, la plupart du temps issues des séries sur le thème du Voyage aux Pyrénées, les photographes étant cette fois souvent connus (Jean Andrieu, Alexandre Bertrand, Ferrier père & fils, Soulier), ou en ayant exceptionnellement recours à la collection Lasserre.

Au cours de cette étape, c’est le Taine romantique qui s’abandonne à quelques descriptions lyriques ou flamboyantes, véritables morceaux de bravoure littéraire…

En route vers Saint-Sauveur et Luz…

01 - Le relais de poste, par V. Adam (Collection Hartmann / L’Illustration)

Notre auteur ne nous l’annonce pas : manifestement, il a terminé sa cure et quitte les Eaux-Bonnes. Mais il ne prend pas la route la plus directe, qui consisterait à rejoindre Pau et sa gare, en traversant Laruns : il prend la malle-poste, vers Luz nous dit-il, étape alors non négligeable vu l’état des routes de l’époque, d’au moins une cinquantaine de kilomètres.

« La voiture part des Eaux-Bonnes avec l’aube. Le soleil se lève à peine, et les montagnes le cachent encore. De pâles rayons viennent colorer les mousses du versant occidental. Ces mousses, trempées de rosée, semblent s’éveiller sous la première caresse du jour. Des teintes roses, d’une douceur inexprimable, se posent sur les sommets, puis descendent sur les pentes. On n’aurait jamais cru ces vieux êtres décharnés capables d’une expression si timide et si tendre. La lumière croît, le ciel s’élargit, l’air s’emplit de joie et de vie. Un pic chauve au milieu des autres se détache plus noir dans une auréole de flamme. Tout d’un coup, entre deux dentelures, part comme une flèche éblouissante le premier regard du soleil. »

Sa destination suppose de prendre la route de Lourdes jusqu’à Argelès-Gazost, commune que la voiture traverse nécessairement, bien qu’il ne nous en dise rien. Il est même possible qu’il doive alors changer de véhicule, le sien assurant vraisemblablement la ligne de Pau à Lourdes, via Laruns, les Eaux-Bonnes et Argelès.

Le vieux pont sur le Gave d’Azun à Argelès - 1900-1925 (Collection Jean-Pierre Lassère JPL114). Photographe inconnu.

En tout état de cause, son itinéraire lui impose à ce moment de bifurquer pour « remonter » la vallée de Luz vers le sud, en direction de Gavarnie.

Pierrefitte

Vue générale sur Pierrefitte, 1858 (Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_181_13). Photographes  Ferrier père & fils et Soulier

Cette route traverse ensuite le village de Pierrefitte ; à son passage, il ne décrit pas non plus sa traversée, mais il y revient un peu plus tard dans le courant de son récit :

« Sur le chemin de Pierrefitte, deux ruisseaux rapides gazouillent à l’ombre des haies fleuries : ce sont les plus gais compagnons de route. Des deux côtés, de toutes les prairies, arrivent des filets d’eau qui se croisent, se séparent, se réunissent et sautent ensemble dans le Gave. Les paysans arrosent ainsi toutes leurs cultures ; un champ a cinq ou six étages de ruisseaux, qui courent serrés dans des lits d’ardoise. La troupe bondissante s’agite au soleil, comme une bande folle d’écoliers en liberté. »

Environs de Pierrefitte (ici en direction de Cauterets), 1862-1868. (Collection Magendie, Mag6416). Photographe Jean Andrieu

« Les gazons qu’elles nourrissent sont d’une fraîcheur et d’une vigueur incomparables ; l’herbe se presse sur leurs bords, trempe ses pieds dans l’eau, se couche sous l’élan des petites vagues, et ses rubans tremblent dans un reflet de perle, sous les remous argentés. On ne fait pas dix pas sans rencontrer une chute d’eau ; de grosses cascades bouillonnantes descendent sur des blocs ; des nappes transparentes s’étalent sur les feuillets de roche ; des filets d’écume serpentent en raies depuis la cime jusqu’à la vallée ; des sources suintent le long des graminées pendantes et tombent goutte à goutte ; le Gave roule sur la droite et couvre tous ces murmures de sa grande voix monotone. De beaux iris bleus croissent sur les pentes marécageuses ; les bois et les cultures montent bien haut entre les roches. La vallée sourit, encadrée de verdure ; mais, à l’horizon, les pics crénelés, les crêtes en scie et les noirs escarpements des monts ébréchés, montent dans le ciel bleu, sous leur manteau de neige… »

La route continue ensuite jusqu’à atteindre les petites villes de Saint-Sauveur et de Luz, (aujourd’hui regroupées en une seule commune), où notre auteur a manifestement l’intention de faire halte pour quelques jours.

L’arrivée à Luz un jour de marché

L’arrivée sur le hameau de Saint-Sauveur, avant la commune de Luz, 1856-1858 (Collection Magendie, Mag6294) – Photographe : Alexandre Bertrand

« Luz est une petite ville toute rustique et agréable. Les rues, étroites et cailloutées, sont traversées d’eaux courantes ; les maisons grises se serrent pour avoir un peu d’ombre. Le matin arrivent des bandes de moutons, des ânes chargés de bois, des porcs grognons et indisciplinés, des paysannes pieds nus, qui marchent en filant près de leurs charrettes. »

02- Gravure ancienne (Alamy.com)
03 –Carte postale, début du XXe siècle (Généanet)

Le marché de Luz-Saint-Sauveur

« Luz est le rendez-vous de quatre vallées. Gens et bêtes s’en vont sur la place ; on fiche en terre des parapluies rouges ; les femmes s’asseyent auprès de leurs denrées. Autour d’elles, des marmots aux jours rouges grignotent leur pain et frétillent comme une couvée de souris : on vend des provisions, on achète des étoffes. À midi, les rues sont désertes ; çà et là vous voyez dans l’ombre d’une porte une figure de vieille femme assise, et vous n’entendez plus que le bruissement léger des ruisseaux sur leur lit de pierres. »

« Luz fut autrefois la capitale de ces vallées, qui formaient une sorte de république ; chaque commune délibérait sur ses intérêts particuliers ; quatre ou cinq villages formaient une vie, et les députés des quatre vies se réunissaient à Luz… Le rôle des impositions se faisait de temps immémorial sur des morceaux de bois, qu’ils appelaient totchoux, c’est-à-dire bâtons. Chaque communauté avait son totchou, sur lequel le secrétaire faisait avec son couteau des chiffres romains dont eux seuls connaissaient la valeur… »

L’église dite des Templiers

L’église des Templiers de Luz-Saint-Sauveur, 1858. (Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_181_10). Photographes  Ferrier père & fils et Soulier

« L’Église est fraîche et solitaire ; elle appartint jadis aux Templiers. Ces moines-soldats avaient un pied jusque dans le moindre coin de l’Europe. Le clocher est carré comme un fort ; le mur d’enceinte a des créneaux comme une ville de guerre. Le vieux porche sombre serait aisément défendu. »

04 – Fresques de l’abside
05 – Fresque sur la voûte de la nef

Les fresques de l’église des Templiers, certainement restaurées après le passage de Taine (Cartes postales)

« Sur sa voûte très basse on démêle un Christ demi-effacé et deux oiseaux fantastiques grossièrement coloriés. À l’entrée, un petit tombeau découvert sert de bénitier, et l’on montre une porte basse par laquelle passaient les cagots, race maudite. Ce premier aspect est singulier, mais n’a rien qui déplaise. Une bonne femme en capulet rouge, son tricot à la main, priait près d’un confessionnal en planches mal rabotées, sous une galerie brune de vieux bois tourné. La pauvreté et l’antiquité ne sont jamais laides, et cette expression d’attention religieuse me semblait d’accord avec les débris et les souvenirs du moyen-âge épars autour de nous. »

Remarque : on sait aujourd’hui que l’église n’a jamais abrité de Templiers : elle a été bâtie par les Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, avec lesquels la légende populaire les a confondus…

Saint-Sauveur

À l’époque de notre auteur, Saint-Sauveur est une commune séparée de Luz de quelques centaines de mètres. Ici, notre auteur précède Napoléon III et l’impératrice Eugénie qui, par leur séjour en ce lieu en 1859, mettront cette station thermale à la mode.

Vue générale sur Saint-Sauveur, 1856-1858 (Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_185_0113). Photographe Alexandre Bertrand

« Saint-Sauveur est une rue en pente, régulière et jolie, sans rien qui sente l’hôtel improvisé et le décor d’opéra, n’ayant ni la grossièreté rustique d’un village ni l’élégance salie d’une ville. Les maisons alignent sans monotonie leurs croisées encadrées de marbre brut : à droite, elles s’adossent contre des rochers à pic, d’où l’eau suinte ; à gauche, elles ont sous leurs pieds le Gave, qui tourne au fond du précipice. »

Les thermes

Au centre du village, sur la gauche, le péristyle des thermes de Saint-Sauveur, dits « Bains des dames », 1862 (Collection Magendie, Mag6231). Photographe Jean Andrieu

« Les thermes sont un portique carré sous un double rang de colonnes, d’un style aisé et simple ; les marbres, d’un gris bleuâtre, ni éclatants ni ternes, font plaisir à voir. Une terrasse plantée de tilleuls s’avance au-dessus du Gave et reçoit les brises fraîches qui montent du torrent vers les hauteurs ; ces tilleuls répandent dans l’air une odeur délicate et suave. Au-dessous d’un mur d’appui, l’eau de la source sort en gerbe blanche et tombe entre les têtes des arbres dans une profondeur qui ne s’aperçoit pas. »

La promenade de Sia

Taine séjourne quelques jours à Luz-Saint-Sauveur et profite donc de son temps pour effectuer quelques randonnées aux environs.

Sia est un hameau de la commune, situé entre Luz et Gèdre, c’est-à-dire au-dessus de Luz-Saint-Sauveur, en direction de Gavarnie. À l’époque romantique, ce site est un incontournable de tout voyageur, pour son environnement sauvage particulièrement prisé, dominé par une curiosité : d’abord deux, puis trois ponts construits successivement et de plus en plus haut par rapport à la gorge qu’ils enjambent. Notre auteur ne nous décrit pas les ponts. Au moment de son passage, il est probable qu’il n’en existe que deux, les deux plus bas.

En effet, le plus bas des ponts, daté de 1712, amélioré en 1783, ne conservait déjà plus que son arche. Le second, plus haut, date de 1820 ; sa passerelle de bois accentuait l’aspect fragile de l’ensemble. Mais en 1857, en toute logique après le passage de l’écrivain, un troisième pont est construit, encore plus haut, et sur un axe décalé par rapport à l’ancien. Sa passerelle est toujours en bois, mais rompt, pour les plus nostalgiques, le charme du site. La vue ci-après est donc postérieure à cette troisième construction, peut-être prise à l’occasion de son inauguration.

« Au bout du village, les sentiers sinueux d’un jardin anglais descendent jusqu’au Gave ; un frêle pont de bois traverse ses eaux d’un bleu terni, et l’on remonte le long d’un champ de millet jusqu’au chemin de Scia [sic]. »

Le gave au lieu-dit de Sia, avec ses trois ponts superposés, 1857-1858. (Collection Magendie, Mag6296). Photographe Alexandre Bertrand

« Le flanc de ce chemin s’enfonce à six cent pieds, rayé de ravines ; au fond de l’abîme, le Gave se tord dans un corridor de roches que le soleil de midi n’atteint qu’à peine ; la pente est si rapide qu’en plusieurs endroits on ne l’aperçoit pas ; le précipice est si profond que son mugissement arrive comme un murmure. Le torrent disparaît sous les corniches et bouillonne dans les cavernes ; à chaque pas il blanchit d’écume la pierre lisse. Son allure tourmentée, ses soubresauts furieux, ses reflets noirs et livides, donnent l’idée d’un serpent écumant et blessé. »

En promenade au-dessus de Luz

Vue générale sur Luz depuis les hauteurs au-dessus de la commune, 1862. (Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0389). Photographe Jean Andrieu)

« Derrière Luz est un mamelon nu, appelé Saint-Pierre, qui porte un reste de ruines grisâtres et d’où l’on voit toute la vallée. Quand le ciel était brumeux, j’y ai passé des heures entières sans un moment d’ennui : l’air est tiède sous son rideau de nuages. Des échappées de soleil découpent sur le Gave des bandes lumineuses, ou font briller les moissons suspendues à mi-côte. Les hirondelles volent haut, avec des cris aigus, dans la vapeur traînante ; le bruit du Gave arrive adouci par la distance, harmonieux, presque aérien. Le vent vient, puis s’abat ; un peuple de petites fleurs s’agite sous ses coups d’aile ; les boutons-d’or s’alignent en files ; de petits œillets frêles cachent dans l’herbe leurs étoiles purpurines ; les graminées penchent leurs tiges grêles sur les grandes plaques ardoisées ; le thym est d’une odeur pénétrante. Ces plantes solitaires, abreuvées de rosée, aérées par les brises, ne sont-elles pas heureuses ? »

« Au bout d’une lieue, nous avons trouvé un bout de prairie, deux ou trois chaumières assises sur la pente adoucie. »

06 – Paysage des Pyrénées, 1999. Aquarelle, Roger Bernadat

« Ce contraste repose. Et pourtant, le pâturage est maigre, parsemé de roches stériles, entouré de débris tombés ; sans un petit ruisseau d’eau glacée, le soleil brûlerait l’herbe. Deux enfants dormaient sous un noyer ; une chèvre, grimpée sur une roche, poussait son bêlement plaintif et tremblant ; trois ou quatre poules furetaient au bord de la rigole, d’un air curieux et inquiet ; une femme puisait de l’eau à la source dans une écuelle de bois : voilà toute la richesse de ces pauvres ménages. Ils ont parfois, à quatre ou cinq cents pieds plus haut, un champ d’orge si escarpé qu’on s’attache à une corde pour moissonner. »

Le Gave dans les environs de Luz

 

Plusieurs gaves coulent dans les environs de Luz-Saint-Sauveur : celui du Bastan traverse la commune après avoir recueilli celui de Gavarnie. Difficile de savoir duquel Taine nous fait la description.

 

« Le Gave est semé de petites îles, où l’on arrive en sautant de pierre en pierre. Ces îles sont des bancs de roche bleuâtre tâchée par des galets d’une blancheur crue ; l’hiver, elles sont noyées ; encore maintenant des troncs écorchés gisent çà et là entre les blocs. Quelques creux ont gardé des morceaux de limon ; des bouquets d’ormes en sortent comme une fusée, et les panaches des graminées flottent sur des cailloux arides ; alentour, l’eau assoupie chauffe dans des cavernes… » 

07 – La cascade de Mahourat (aux environs de Cauterets). Carte postale, 1900 environ. Photo Lucien Lévy (Archives départementales des Pyrénées Atlantiques)

« … Cependant des deux côtés la montagne lève son mur rougeâtre, sillonné d’écume par les filets d’eau qui serpentent. Sur tous les flancs de l’île, les cascades grondent comme un tonnerre ; vingt ravines étagées les engouffrent dans leurs précipices, et leur clameur arrive de toute part comme le fracas d’une bataille. Une poudre humide rebondit et nage par-dessus toute cette tempête ; elle s’arrête entre les arbres et oppose sa gaze fine et fraîche à l’embrasement du soleil… »

Hippolyte Taine s’épanche ainsi en de longues pages sur ses descriptions bucoliques des lieux. Nous le retrouverons au cours de l’étape suivante dans ses excursions aux environs de Luz-Saint-Sauveur : Barèges, Cauterets, etc….

Christian Bernadat

Bibliographie

Non classé

Voyage en Bretagne d’après Gustave Flaubert et Maxime du Camp

Premier épisode : nos auteurs visitent certains châteaux de la Loire

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Le château de Chambord, façade méridionale – 1875-1900 – Collection Société Archéologique de Bordeaux, SAB295 – Photographe inconnu
Vue 1 – Gustave Flaubert, photographié par Nadar

Pour cette nouvelle année, nous vous proposons d’ajouter à nos pérégrinations littéraires le compte-rendu de voyage que firent Gustave Flaubert (dont on vient de commémorer le deux centième anniversaire de la naissance en décembre dernier) et son ami Maxime Du Camp (écrivain et photographe moins connu, dont l’œuvre pâtit de la célébrité de ses amis, Flaubert, Baudelaire et Théophile Gautier) de leur voyage en Bretagne.

Vue 2 – Maxime Du Camp, photographié par Nadar en 1860

Gustave Flaubert, alors âgé de vingt-six ans, et son ami entreprennent un long périple, non pas en malle-poste, mais avec sacs au dos et souliers ferrés, à travers la Bretagne, en passant par le Val de Loire, l’Anjou et la Touraine.

Comme pour l’itinérance que nous avons inaugurée avec Taine, nous nous appuierons sur leurs textes, en les illustrant des vues stéréoscopiques de nos collections. Ce récit de voyage, écrit dès leur retour en 1847, ne fut publié qu’en 1886, à titre posthume, sous le titre Par les champs et par les grèves, accompagné de plusieurs autres mélanges et fragments inédits.

Particularité : les chapitres impairs ont été écrits par Gustave Flaubert tandis que les chapitres pairs l’ont été exclusivement par Maxime Du Camp.

Le chapitre premier que nous allons suivre ici, de la plume de Gustave Flaubert par conséquent, commence en Val de Loire, itinéraire que nos écrivains voyageurs avaient choisi pour aller de Rouen, domicile de Flaubert, ou de Paris, domicile de Maxime du Camp.

Ils inaugurent leur périple par la visite de trois châteaux. En cette première moitié du XIXe siècle, rappelons qu’il n’existe pas d’accueil touristique dans les propriétés historiques comme celles-ci : les voyageurs se font ouvrir (peut-être, ici, après avoir averti par un courrier) et les visites sont à la diligence des propriétaires ou des gardiens. Par conséquent, si l’intérêt pour ces joyaux du patrimoine est déjà très moderne, l’organisation touristique, quant à elle, est encore à peine balbutiante.

On s’appuiera naturellement, pour illustrer cet épisode sur les vues disponibles dans la Stéréothèque au sein des collections Magendie, SAB, ou éventuellement Jean-Pierre Lassère.

Première halte : le château de Chambord…

Nos auteurs y font étape, certes, mais s’y attardent peu : il faut dire qu’alors, en plein milieu du XIXe siècle, le château est vide et presque à l’abandon… En pleine époque de redécouverte du patrimoine, cette visite laisse donc à nos écrivains voyageurs une désespérante impression de laisser aller… On commence à peine, semble-t-il, à y entreprendre les premiers et bien timides travaux de restauration.

Château de Chambord, façade occidentale – 1855-1899 – Collection Magendie, Mag1317. Photographe inconnu

« Nous nous sommes promenés le long des galeries vides et par les chambres abandonnées où l’araignée étend sa toile sur les salamandres de François 1er. Un sentiment navrant vous prend à cette misère qui n’a rien de beau. Ce n’est pas la ruine de partout, avec le luxe de ses débris noirs et verdâtres, la broderie de ses fleurs coquettes et ses draperies de verdures ondulantes au vent, comme des lambeaux de damas. C’est une misère honteuse qui brosse son habit râpé et fait la décente. On répare le parquet dans cette pièce, on le laisse pourrir dans cette autre. Il y a là un effort inutile à conserver ce qui meurt et à rappeler ce qui a fui… »

Vue 3 - Château de Chambord. La salle des gardes, vide. Carte postale (CPArama.com)

« On dirait que tout a voulu contribuer à lui jeter l’outrage à ce pauvre Chambord, que le Primatice avait dessiné, que Germain Pilon et Jean Cousin avaient ciselé et sculpté. Élevé par François 1er, à son retour d’Espagne, après l’humiliant traité de Madrid (1526), monument de l’orgueil qui veut s’étourdir, pour se payer de ses défaites… On l’a donné au Maréchal de Saxe ; on l’a donné aux Polignac, on l’a donné à un simple soldat, à Berthier ; on l’a racheté par souscription et on l’a donné au duc de Bordeaux. On l’a donné à tout le monde, comme si personne n’en voulait ou ne voulait le garder. Il a l’air de n’avoir jamais presque servi et avoir été toujours trop grand. C’est comme une hôtellerie abandonnée où les voyageurs n’ont pas même laissé leurs noms aux murs. »

Vue 4 – Le grand escalier à double révolution. Carte postale (CPArama.com)
Vue 5 – La lanterne coiffant le grand escalier (CPArama.com)

« En allant par une galerie extérieure vers l’escalier d’Orléans, pour examiner les cariatides qui sont censées représenter François 1er […], tournant autour de la fameuse lanterne qui termine le grand escalier, nous avons, à plusieurs reprises, passé la tête à travers la balustrade, pour regarder en bas : dans la cour, un petit ânon qui tétait sa mère, se frottait contre elle, secouait ses oreilles, allongeait son nez, sautait sur ses sabots. Voilà ce qu’il y avait dans la cour d’honneur du château de Chambord ; voilà ses hôtes maintenant… ! »

Deuxième halte : le château d’Amboise…

Ce second château a l’heur de plaire davantage à nos auteurs. Contrairement au monument précédent, le château d’Amboise a connu d’importantes modifications de façade au cours du XIXe siècle. Les deux vues stéréos présentées ci-dessous, bien que postérieures à ce voyage de quinze à trente ans, présentent l’intérêt d’être encore dans l’état où nos voyageurs ont vu le bâtiment. Lors de leur visite, le château vient juste d’être classé à l’inventaire des monuments historiques (1840). Il a été restitué à la famille d’Orléans en 1814, et appartient, à la date de cette visite, au roi Louis-Philippe lui-même, ardent défenseur du patrimoine français. Après une nouvelle période de confiscation suite à la révolution de 1848, il ne sera définitivement restitué à la famille d’Orléans (à laquelle il appartient toujours, à travers la Fondation Saint-Louis) qu’en 1873. La famille royale fait alors procéder à de profondes restaurations qui s’accompagnent de remaniements, comme cela se faisait alors. C’est ainsi que la surélévation qui apparaît en haut à droite de la façade cèdera sa place à deux chiens-assis copiés de ceux de gauche, et que la galerie circulaire qui coiffe la grande tour des Minimes, à gauche de la façade (clairement visible sur la vue Mag1219), sera supprimée au profit d’un second étage de tour, en prolongement de son corps principal.

Le château d’Amboise, la façade dominant la Loire – 1875-1900 – Collection Société Archéologique de Bordeaux, SAB496 – Photographe inconnu

Cette galerie circulaire vitrée qui coiffe alors la tour de façade provoque les railleries de Gustave Flaubert : «  …on [y] a construit, en dépit du bon sens le plus vulgaire, une rotonde vitrée, qui sert de salle à manger. Il est vrai que la vue qu’on y découvre est superbe. Mais le bâtiment est d’un si choquant effet, vu de dehors, qu’on aimerait mieux, je crois, ne rien voir de la vie ou aller manger à la cuisine… »

La façade du château d’Amboise vue de plus près, avec la tour des Minimes dans son état ancien, qui déchaîne les critiques de nos voyageurs – 1863-1899 - Collection Magendie, Mag1219. Photographe inconnu

Malgré cette remarque, le reste de la façade fascine nos visiteurs : la tour qu’il dit admirer à ce stade n’est certainement pas celle qu’il vient de dénigrer explicitement. Il doit donc s’agir de la petite tour étroite, immédiatement accolée au corps de logis de la façade, implantée à droite de la grosse tour défigurée par sa rotonde qui n’intéresse pas nos voyageurs.

« Nous avons passé un grand quart d’heure à admirer la tour de gauche qui est superbe, qui est bistrée, jaune par places, noire de suie dans d’autres, qui a des ravenelles adorables appendues à ses créneaux et qui est, enfin, un de ces monuments parlants qui semblent vivre et qui vous tiennent tout béants et rêveurs sous leurs regards, ainsi que ces portraits dont on n’a pas connu les originaux et qu’on se met à aimer sans savoir pourquoi. »

Vue 6 - Amboise, vue du pied du château d’après une gravure du 19e siècle, la façade du château étant dans le même état que sur nos photos. (Yves Ducourtioux)

On monte au château par une pente douce qui mène au jardin élevé en terrasse, d’où la vue s’étend en plein sur toute la campagne d’alentour. »

La pente douce évoquée ici occupe la tour des Minimes ; c’est un des exemples les plus célèbres de rampe cavalière qui permettait d’accéder à la terrasse arrière du château sans descendre de cheval, voire d’y monter avec une voiture à cheval suffisamment étroite.

À la date de cette visite, bien que restitué à la famille d’Orléans, le château a semble-t-il conservé l’essentiel de son ameublement Empire, hérité de ses occupants précédents, qui n’a pas les faveurs de notre auteur, et suscite à nouveau des remarques cinglantes de sa part !

Vue 7 – Château d’Amboise, Salon Louis-Philippe (chambre d’Orléans), avec les portraits de Mme Adélaïde et Philippe d’Orléans, avant son accession au trône. (Carte postale des années 1960, collection des AD37)

« À l’intérieur du château, l’insipide ameublement de l’empire se reproduit dans chaque pièce. Presque toutes sont ornées des bustes de Louis-Philippe et de Mme Adélaïde [sa mère]. La famille régnante actuelle a la rage de se reproduire en portraits. C’est un mauvais goût de parvenu, une manie d’épicier enrichi dans les affaires et qui aime à se considérer lui-même avec du rouge, du blanc et du jaune, avec ses breloques au ventre, ses favoris au menton et ses enfants à ses côtés… »

« Le château d’Amboise, dominant toute la ville qui semble jetée à ses pieds comme un tas de petits cailloux au bas d’un rocher, a une noble et imposante figure de château-fort, avec ses grandes et grosses tours percées de longues fenêtres étroites, à plein cintre ; sa galerie arcade qui va de l’une à l’autre, et la couleur fauve de ses murs rendue plus sombre par les fleurs qui pendent d’en haut, comme un panache joyeux sur le front bronzé d’un vieux soudard. »

« La Loire coulait au milieu, baignant ses îles, mouillant la bordure des près, faisant tourner les moulins, et laissant glisser sur sa sinuosité argentée les grands bateaux attachés ensembles qui cheminaient, paisibles, côte à côte, à demi endormis au craquement lent du large gouvernail, et, au fond il y avait deux grandes voiles éclatantes de blancheur au soleil. »

Vue 8 – Chalands à voile au pied du château d’Amboise. Gravure ancienne, photo André Arsicaud (Collection AD37, 5Fi015875)
Vue 9 – Saladier décoré d’un train de bateaux. (Musée de la marine de Chaumont sur Loire, Chaumontaufildutemps.over-blog.fr)

La chapelle Saint-Hubert du château

« Dans le jardin au milieu des lilas et des touffes d’arbustes qui retombent dans les allées, s’élève la chapelle, ouvrage du XVIe siècle, ciselée sur tous les angles, vrai bijou d’orfèvrerie lapidaire, plus travaillée encore au-dedans qu’au dehors, découpée comme un papier de boîtes à dragées, taillée à jour comme un manche d’ombrelle chinoise. »

La chapelle Saint-Hubert du château d’Amboise – 1930-1960- Collection Jean-Pierre Lassère – JPL308 – Photographe inconnu

« Il y a sur la porte un bas-relief très réjouissant et très gentil ; c’est la rencontre de Saint-Hubert avec le cerf mystique qui porte un crucifix entre les cornes. Le saint est à genoux ; plane au-dessus un ange qui va lui remettre une couronne sur son bonnet ; à côté on voit son cheval qui regarde de sa bonne figure d’animal étonné ; ses chiens jappent, et, sur la montagne dont les tranches et les facettes figurent des cristaux, le serpent rampe. On voit sa tête plate s’avancer au pied d’arbres sans feuilles qui ressemblent à des choux fleurs. […] Tout près de là, saint Christophe porte Jésus sur ses épaules ; saint Antoine est dans sa cellule, bâtie sur un rocher ; le cochon rentre dans son trou et on ne voit que son derrière et sa queue terminée en trompette, tandis que près de lui un lapin sort les oreilles de son terrier. Tout cela est un peu lourd sans doute, et d’une plastique qui n’est pas rigoureuse. Mais il y a tant de vie et de mouvement dans ce bonhomme et ses animaux, tant de gentillesse dans les détails, qu’on donnerait beaucoup pour emporter çà et pour l’avoir chez soi. »

La porte d’entrée de la chapelle Saint-Hubert et son linteau, une de nos plus anciennes photos d’Amboise – 1857-1860 – Collection Magendie, MAG6117 – Photographes-Éditeurs : Charles Paul Furne ou Henri Tournier

Troisième halte : le château de Chenonceau…

Vue 10 – Le château de Chenonceau vers 1845, dans l’état où nos auteurs l’ont visité (Wikipédia)
Vue 11 – Le château de Chenonceau vers 1856 (Photographie des frères Bisson) / Wikipédia)

Au moment où nos auteurs visitent Chenonceau, il est propriété de François Vallet de Villeneuve, aristocrate rallié à Napoléon 1er qui l’a en conséquence fait comte d’Empire. Après la chute de l’Empire, l’aristocrate et son épouse s’y sont retirés, et y mènent une vie de gentilshommes d’une grande simplicité qui séduit Flaubert, comme il séduira quelques années plus tard Georges Sand, qui écrit en décembre 1845 : « Chenonceau est une merveille. L’intérieur en est arrangé à l’antique avec beaucoup d’art et d’élégance. On y jette toujours son pot de chambre par la fenêtre, ce qui fait le bonheur de [mon fils] Maurice ! »

Malgré un avis défavorable de la commission de classement des monuments historiques, au motif que le monument était propriété privée, il est finalement inscrit sur la liste dès 1840.

« Je ne sais quoi d’une suavité singulière et d’une aristocratique sérénité transpire du château de Chenonceau. Il est à quelque distance du village qui se tient à l’écart respectueusement. On le voit, au fond d’une grande allée d’arbres, entourée de bois, encadré dans un vaste parc à belles pelouses. Bâti sur l’eau, en l’air, il lève ses tourelles, ses cheminées carrées. Le Cher passe dessous, et murmure au bas de ses arches dont les arêtes pointues brisent le courant. C’est paisible et doux, élégant et robuste. Son calme n’a rien d’ennuyeux et sa mélancolie n’a pas d’amertume. »

Le château de Chenonceau, vue générale de la façade est, vraisemblablement dans l’état postérieur aux travaux de transformation. 1865-1870 – Collection Magendie, MAG2364. Photographe inconnu

Le comte René de Villeneuve meurt au château le 12 février 1863. Le domaine revient à ses deux enfants, la marquise de La Roche-Aymon et Septime de Villeneuve, qui ne conserveront pas la dispendieuse demeure, et la mettent en vente en avril 1864.

Il est acquis par Mme Pelouze, riche héritière d’un industriel écossais, Daniel Wilson. Elle entreprend alors, de 1865 à 1878, la « restauration » du château et de son domaine pour une somme estimée à plus d’un million et demi de francs-or. La nouvelle propriétaire fait appel à l’architecte Félix Roguet, disciple de Viollet-le-Duc, pour diriger le pharaonique projet. Les transformations sont difficiles à apercevoir sur les photos dont nous disposons, qui semblent toutefois postérieures à ces interventions.

Château de Chenonceau, vue de la façade ouest, 1870-1900. Collection Magendie, Mag1170. Photographe inconnu

« On entre par le bout d’une longue salle voûtée en ogives qui servait autrefois de salle d’armes. On y a mis quelques armures qui, malgré la nécessité de semblables ajustements, ne choquent pas et semblent à leur place. » Cette salle est désormais appelée le Vestibule.

Vue 12 – Chenonceau, le Vestibule, carte postale des années 1910-1920. Collection des AD37, 10FI070-0141

« Tout l’intérieur est entendu avec goût. Les tentures et les ameublements de l’époque sont conservés et soignés avec intelligence. Les grandes et vénérables cheminées du XVIe siècle ne recèlent pas, sous leur manteau, les ignobles et économiques cheminées à la prussienne qui savent se nicher sous de moins grandes. »

Vue 13 – Château de Chenonceau, les cuisines (années 1960) – Carte postale, collection Robjeann1931

« Dans les cuisines que nous visitâmes également, et qui sont contenues dans une arche du château, une servante épluchait les légumes, un marmiton lavait les assiettes, et debout aux fourneaux, le cuisinier faisait bouillir pour le déjeuner un nombre raisonnable de casseroles luisantes. Tout cela est bien, a un bon air, sent son honnête vie de château, sa paresseuse et intelligente existence d’homme bien né. J’aime les propriétaires de Chenonceau…. »

Il est fréquent que les auteurs du XIXe siècle laissent courir leur imagination dans l’univers des siècles passés. Mais ici, ce sont mêmes des pensées plus coquines qui effleurent notre auteur, qui se verrait bien échanger sa place – excusez du peu – avec… François 1er !

Vue 14 – Chenonceau, la chambre de Diane de Poitiers. Années 1960 (jcn54.uniblog.fr)

« En fait de choses amusantes, il y a encore à Chenonceau, dans la chambre de Diane de Poitiers, le grand lit à baldaquin de la royale concubine, tout en damas blanc et cerise. S’il m’appartenait, j’aurais bien du mal à m’empêcher de ne pas m’y mettre quelquefois. Coucher dans le lit de Diane de Poitiers, même quand il est vide, cela vaut bien coucher dans celui de réalités plus palpables. N’a-t-on pas dit qu’en ces matières tout le plaisir n’était qu’imagination ? Concevez-vous alors, pour ceux qui en ont quelque peu, la volupté singulière, historique et XVIe siècle de poser sa tête sur l’oreiller de la maîtresse de François 1er et de se retourner sur ses matelas ? »

Nous conclurons cette étape sur ce fantasme littéraire… Pour leur prochaine étape, nos auteurs feront halte au château de Clisson en Loire-Atlantique, déjà sur le territoire de la Bretagne historique.

Christian Bernadat

Bibliographie

Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne) par Gustave Flaubert [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k102053k/f308.item]

https://www.chateau-amboise.com/fr/page-histoire (Fondation Saint-Louis)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Château_de_Chenonceau