Etretat en 1860

Vue sur la plage et les falaises d’amont, Collection Calvelo, CAL327

La Stéréothèque a intégré récemment, au sein de la collection Calvelo, une remarquable série de vues intitulée « La Normandie artistique ». Cette série a été réalisée par deux cousins, Charles-Paul Furne (1824 – 1875) et Henri-Alexis-Omer Tournier (1835 – 1885), l’un photographe et l’autre éditeur. Entre 1857 et 1864, ils produisent près de 40 séries de vues stéréoscopiques. Considérés aujourd’hui comme deux des principaux producteurs et éditeurs français de cartes stéréoscopiques pendant l’âge d’or de la technique, ils ont produit et édité près de 7 000 photographies. Pour accomplir cette œuvre, les deux associés procèdent par grands voyages stéréoscopiques : celui qu’ils réalisent en Normandie se déroule d’avril à septembre 1859.

Au sein de cet ensemble, nous avons la chance de disposer d’une série complète de 11 vues concernant Étretat.

Au XIXe siècle, et encore en 1859, Étretat est un village de pêcheur toujours très actif. Il y compte entre vingt-cinq et trente bateaux de pêche, et donc autant de patrons pêcheurs. C’est d’abord cette vie traditionnelle que la série touristique nous donne à voir.

Pêcheurs et leurs femmes préparant leurs filets sur la plage et barques de pêche, Collection Calvelo, CAL324

Mais, en cette seconde moitié du XIXe siècle, la pêche évolue : de la haute mer, les pêcheurs se tournent vers la pêche côtière, au hareng à la fin de l’automne et au maquereau durant les trois mois d’été, remontant, pour cela jusqu’au large de Dieppe. Le village abrite 250 à 300 marins, car les embarcations nécessitent un équipage. Les familles ont au moins trois enfants, souvent davantage. Pour une population d’alors de 1 600 habitants, on comprend que la commune vit essentiellement de la pêche.

Sur la plage, un pêcheur montre à un visiteur (l’éditeur, M. Tournier ?) son filet devant des barques tirées sur la plage, Collection Calvelo, CAL325

Pour cette activité, les pêcheurs utilisent alors des « caïques » (localement aussi appelées « clinques »), construites à clins en coques robustes et hautes, conçues pour affronter les temps changeants de la Manche, souvent gréées en voiles trapézoïdales dites « au tiers » ou à « houari », tendues entre deux vergues horizontales comme ci-dessous.

Caïque ou clinque de pêche d’Étretat, Collection Calvelo, CAL0233. (Cette photo ne fait pas partie de la série « La Normandie touristique »)

Mais, ne disposant pas de port de pleine eau, les pêcheurs d’Étretat devaient remonter leurs barques sur la plage tous les soirs. Ils le faisaient au moyen de gros cabestans, des treuils horizontaux, manœuvrés en fin de journée à la force des bras, par plusieurs personnes, parfois par des femmes.

Cabestant pour remonter les embarcations, Collection Calvelo, CAL321

Sur la vue ci-dessus, au second plan, on aperçoit sur la gauche plusieurs barques démâtées hissées sur la plage, tandis que, au milieu de de l’image, une caïque sous voile rentre se mettre à l’abri. Et, en arrière-plan, on reconnaît l’emblématique falaise d’aval, avec, tout à droite, l’Aiguille creuse, qui sera rendue célèbre une cinquantaine d’années plus tard par Maurice Leblanc et son fameux Arsène Lupin.

Les pêcheurs ont aussi besoin d’abris pour leur matériel. Pour cela, ils transforment d’anciennes barques désarmées en les couvrant d’un toit de chaume et en ouvrant une porte au centre de la coque : ils les nomment alors « caloges ».

Vue prise entre deux caloges (à gauche et à droite), Collection Calvelo, CAL322
Photo 1 : Caloge sur la plage d’Etretat vers 1900. Les pêcheurs sont en train de ravauder leurs filets. (Carte postale)

Deux « caloges », restaurées ou reconstruites, demeurent aujourd’hui les seuls témoignages de ce que fut la pêche traditionnelle à cette époque : elles sont reconverties en buvettes ou restaurant de plage.

Photo 2 : Les caloges d’Etretat, aujourd’hui transformées en restaurants de plage (Photo Le Courrier Cauchois)

Mais, en 1859, si nos éditeurs photographiques s’intéressent à Étretat, c’est que la commune est en train de devenir une destination à la mode.

À vrai dire, l’intérêt de la bonne société, essentiellement parisienne, est plus ancien que la mode des bains de mer qui se généralise sous le Second Empire. C’est sous Louis-Philippe, alors même que le chemin de fer n’y conduit pas encore, que se manifeste le premier engouement pour ce port de pêcheur de la côte d’Albâtre, dont les falaises constituent évidemment un écrin particulièrement « pittoresque », comme l’on dit alors.

Vue 3 : La plage avec ses nombreuses caïques et la falaise d’amont vers 1865. (Lithographie de Léon-Auguste Asselineau – Musée Canel, Pont-Audemer)

Les parisiens aisés commencent à s’intéresser à Étretat en 1836, après qu’un auteur, Alphonse Karr, eut publié un roman qui va rendre la ville célèbre, Histoire de Romain d’Etretat. Dans les années 1840, on construit ensuite une route du Havre à Fécamp. On établit alors des liaisons régulières en omnibus à chevaux depuis la gare du Havre, ouverte en 1847 et celle de Fécamp ouverte en 1856, les voyageurs ayant pris le train à la gare Saint-Lazare à Paris. Aussitôt, la ville devient une destination à la mode.

Sous Napoléon III, l’intérêt pour cet endroit s’intensifie. Le Duc de Morny, le Comte d’Escherny et Lecomte de Nouÿ lancent un projet de station balnéaire dont les premiers investisseurs sont des musiciens de l’Opéra de Paris. On commence alors à bâtir des villas de style balnéaire, à un rythme de plus en plus soutenu.

On reconstruit également le village, qui avait été fortement éprouvé par cinq fois au début du siècle par suite d’orages diluviens et de fortes marées ayant provoqué des submersions : les maisons sont progressivement reconstruites, comme les villas, en silex taillés et briques.

Panorama en direction de la mer depuis la ville, déjà bien transformée en cette année 1859, Collection Calvelo, CAL331

M. Nanteuil est, semble-t-il, un des premiers à se faire construire un chalet sur le haut de la ville du côté de la falaise d’aval. Cette villa existe toujours, sous le même nom, « Chalet Nanteuil » ! On la trouve sur certains annuaires, rue du Docteur Miramont, une rue qui monte sur le haut de la falaise, juste en surplomb de la ville.

La plage d’Etretat, dominée par le chalet de M. Nanteuil, Collection Calvelo, CAL326

Dès 1852, une Société des Bains de mer d’Étretat y ouvre un casino de planches et d’ardoises. Hyppolite de Villemessant, le directeur du Figaro, attire sur le site balnéaire Jacques Offenbach, son ami. On joue donc l’Orphée aux Enfers du compositeur dans ce premier casino.

Vue 4 : La plage et la falaise d’aval. Sur la gauche, le premier casino, l’Etablissement des Bains, en bois. On y voit aussi la villa de M. Nanteuil sur la falaise. (Lithographie de Léon-Auguste Asselineau – Musée Canel, Pont-Audemer)

Sur la vue ci-dessus, les caloges sont toujours là, mais également les premières tentes de plage. Notons (comme on le voit aussi sur la vue 3 précédemment) que la plage a désormais été divisée en deux parties : les tentes de bain devant le casino et les barques de pêche au plus près de la falaise.

Offenbach fait de cet endroit son lieu de villégiature. Il y fait construire sa villa dans un premier style balnéaire, comme un grand nombre de chanteurs, de compositeurs, de danseurs et de librettistes parisiens.

Panorama sur la ville et la falaise depuis la villa de M. Offenbach au premier plan, Collection Calvelo, CAL330

Offenbach baptise sa villa Orphée, pour célébrer son opéra à succès. Mais, cette maison ne dure pas longtemps : le 3 août 1861, alors qu’il y séjourne avec des amis, un incendie se déclare et la villa brûle entièrement. Le compositeur fera aussitôt reconstruire une maison beaucoup plus vaste, celle que l’on peut voir aujourd’hui et qui participe au festival Offenbach que la commune donne tous les ans.

Photo 5 : La seconde villa d’Offenbach à Étretat (Photo : Festival Offenbach d’Étretat).

Enfin, en 1861, un Manuel de voyage Murray décrit pour les touristes anglais la villégiature dans la nouvelle cité balnéaire, des fiacres permettant de rejoindre la ville balnéaire et ses premiers hôtels depuis Fécamp, où l’on arrive par le train.

Pendant cette période, la population de pêcheurs coexiste avec la bourgeoisie fortunée de Paris (ou quelques britanniques). Cette cohabitation se passe plutôt bien, car les fils des pêcheurs louent leurs services comme domestiques, jardiniers ou cochers, tandis que les épouses offrent aux nouveaux résidents leurs services comme cuisinières, femmes de chambre ou lavandières.

Lavandières d’Étretat utilisant des « lavoirs d’eau douce » sur la plage à mer basse. Collection Calvelo, CAL323

C’est l’explication de la vue ci-dessus : on dirait que toute la gent féminine d’Étretat lave le linge ! Scène étonnante sur la plage de galets : « Lavoir d’eau douce à mer basse » dit la légende. Comment est-ce possible ? L’explication est inattendue : une rivière souterraine traverse le sol d’Étretat et réapparaît en surface sous les galets à basse mer ! Ces flaques d’eau douce qui affleurent sur la plage forment des lavoirs naturels dans lesquelles on vient laver le linge (ou au moins le rincer ?) à marée basse.

Au Moyen Âge, cette rivière traversait le village en surface, descendant de la vallée dite du Grand Val qui débouche sur le site d’Étretat. Mais, au fil des années, la nappe phréatique s’est abaissée, rendant le cours d’eau souterrain. Au XVIIIe siècle, le cours d’eau, déjà souterrain, donnait des résurgences plus abondantes qu’elles ne le deviendront au XIXe : sous le règne de Louis XVI, on affinait ici des huîtres qui rejoignaient toutes les nuits Versailles, notamment à la demande de Marie-Antoinette qui en était friande à son petit déjeuner !

Christian Bernadat

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