Cheminement en rade de Bordeaux entre 1860 et 1920 : choses connues et scènes plus inattendues

Bordeaux, vue générale en direction du port, 1869-1900, collection Magendie, MAG1156

La Stéréothèque conserve plusieurs dizaines de vues sur Bordeaux et son port au cours de la deuxième moitié du XIXe et du premier quart du XXe siècle (en particulier dans les collections Duclot, Gaye, SAB, Magendie, Mathivet et Calvelo).

Beaucoup d’entre elles nous montrent une rade conforme aux vues les plus connues, avec des dizaines de voiliers amarrés partout sur la « rivière », comme l’on disait alors à Bordeaux. Ainsi, la vue générale présentée en « Une », prise depuis le clocher de l’église Saint-Michel, avec toutes ces goélettes de pêche ou de transport à deux ou trois mâts mouillant au-delà du Pont de Pierre, et, le long du quai, des gabarres amarrées sur la rive en pente.

La vue du quai Richelieu ci-dessous nous montre à peu près le même spectacle, mais vu de plus près.

Bordeaux, vue sur l'actuel quai Richelieu, 1869-1900, collection Magendie, MAG1155

Elle est prise en aval du Pont de Pierre. Les quais sont pavés et équipés de rails. Il y règne une intense activité portuaire. Sur la rive pavée toujours en pente, les gabarres étaient bien sûr souvent employées au transport du vin en tonneaux ; mais un grand nombre d’entre elles étaient aussi utilisées comme allèges portuaires, pour décharger à même le fleuve les plus gros navires qui ne pouvaient pas aborder la rive, en l’absence de quais verticaux, et, en retour, assurer leur approvisionnement. En haut à gauche, au milieu du fleuve, mouille une série de morutiers à voile, tandis qu’à droite de la vue, un beau trois-mâts de transport au long cours est à l’ancre, proue tournée vers l’aval, face à la marée montante.

La vue suivante montre encore une scène à peu près identique, mais observée en face depuis le quai de Queyries en rive droite :

Bordeaux, gabares et voiliers de charge dans la rade, vers 1870, collection Calvelo, CAL0018

Les gros voiliers de charge, au second plan, sont toujours amarrés proue vers l’aval, tandis qu’au premier plan, les gabares, le long de la berge en pente, ont pour la plupart simplement replié leur voile le long du mât, signe d’un nouveau départ envisagé dans la journée. Elles ont déchargé les habituels futs de vin, et, plus inattendu, des bottes d’osier (pour le « marché aux vîmes » qui se tenait une fois par semaine quai des Salinières) ou le foin pour les chevaux de trait ; quant aux charrettes, toutes attelées, elles attendent sagement leur chargement.

Intéressons-nous maintenant à l’activité des quais, en parcourant ceux-ci de l’amont vers l’aval. Au détour des collections, nous rencontrons quelques documents de tout premier plan, illustrant des scènes plus inattendues, témoignages rares ou uniques d’une période révolue. C’est le cas de l’image suivante, une des plus anciennes de la Stéréothèque (autour de 1860).

Elle semble prise du parapet qui descend du Pont de Pierre vers le quai Richelieu (d’abord appelé quai de Bourgogne). Son intérêt repose sur les embarcations du premier plan ; nous y trouvons de gauche à droite :

  • en premier, troisième, quatrième et sixième position, des allèges de différentes tailles, une petite, chargée de sacs ou de pierres, la troisième très imposante et vide ;
  • en seconde et cinquième position, de grandes sapines (de 25 m environ) dites « de type tarnais » : leur proue est fortement relevée, et leur pont recouvert d’un « pontil » qui supporte une grue en bois à double volée ; en arrière une cabine construite comme une cabane sert d’habitation pour le marin ainsi que de bureau pour qu’il enregistre les marchandises qu’il prend en charge ou qu’il décharge. Ces embarcations ne sont pas équipées de mât : il s’agit de bateaux hâlés, en général par des chevaux, mais parfois pris en remorque par des navires de charge à voile, qui sont alors manœuvrés dans les ports par de grandes perches. Leurs dimensions étaient calibrées à la taille des écluses du canal latéral à la Garonne.

Dans l’histoire de la marine fluviale, cette photo est un document rare : elle serait l’unique représentation aussi précise de ces grosses sapines tarnaises qui assuraient le transport des marchandises le long de la Garonne et de ses affluents. Elles vont être rapidement condamnées par le développement des chemins de fer qui, au cours de la décennie suivante, accapareront tout le transport des marchandises.

Bordeaux, les quais, vers 1860, collection Duclot, plaque 003

À peu près au même endroit, ci-dessous, amusons-nous de ce pêcheur sur sa barque qui prépare son matériel, indifférent à l’activité environnante : en arrière, des portefaix déchargent un ponton, en équilibre sur une planche servant de passerelle, le quai vertical n’ayant été érigé ici qu’en 1926.

Bordeaux : pêcheur sur sa barque en aval du Pont de Pierre, 1895-1910, collection Société archéologique de Bordeaux, SAB121

Ci-dessous, en nous retournant vers le fleuve, un marin sur sa barque accroche à la gaffe le bordé d’un petit vapeur, peut-être un remorqueur de gabarres, tandis qu’entre les gabarres, en second plan, émerge la silhouette de deux cargos à vapeur. La vue semble prise du quai Richelieu en direction de la Bastide dont les maisons sont visibles en arrière-plan.

Bordeaux : gabarres à couple dans le port, 1910-1920, collection SAB109

Avançons jusqu’au quai de la Bourse, devant la place des Quinconces. Là était le « quai d’honneur » du port, que l’on réservait plutôt aux navires à passagers, du fait de son quai vertical, le plus ancien du port, construit en 1855. Ici apparaît un témoignage caractéristique de l’époque : nous sommes aux environs de 1870, et une grue à mâter y est toujours implantée, pour permettre les interventions d’urgence que pouvaient nécessiter les très nombreux navires à voiles fréquentant encore le port. Mais sur cette vue, c’est un beau vapeur mixte qui est à quai, toujours équipé de deux gréements pour se passer des machines lorsque le vent le permettait. Disposant de peu de superstructures, on a sans doute à faire à un cargo de cabotage ou un navire-poste, qui accueillaient aussi quelques passagers.

Bordeaux, vue de la rade, autour de 1870, collection Calvelo, CAL0019

Écartons-nous maintenant du bord : la vue suivante est prise depuis les quais de la rive gauche, peut-être en face de la place de la Bourse, en direction des usines de la Bastide et du quai de Queyries dont on aperçoit les cheminées fumantes dans le lointain. Elle nous montre un vapeur mixte de type goélette à l’ancre, sous grand pavois : il est décoré pour marquer un évènement important, fête locale, ou, pourquoi pas, la venue du président de la République Emile Loubet à Bordeaux les 25 et 26 avril 1905, à moins que ce ne soit lors de l’Exposition Maritime internationale qui se déroula ici d’avril à novembre 1907 ?

Bordeaux, goélette mixte sous grand pavois dans la rade, 1900-1910, collection SAB, SAB112

Justement, voici le président Emile Loubet qui vient à Bordeaux les 25 et 26 avril 1905 pour inaugurer le monument à Gambetta (érigé sur les allées de Tourny) : il arrive de Libourne et traverse la rade à bord de ce gros vapeur fluvial à roue, le « France », (à deux cheminées et deux chaudières) de la Compagnie Maritime Bordeaux-Océan, spécialisée dans la liaison Bordeaux-Royan.

Bateau présidentiel entre Bordeaux et Libourne, 25-26 avril 1905, collection Mathivet, MAT002

Avançons ensuite ci-après jusqu’au quai de Bacalan, en amont des bassins à flot : sur la période la plus tardive de notre sélection, portons notre attention sur cette petite grue cylindrique, devant laquelle est amarré un joli yacht à vapeur, scène qui peut paraître anodine au premier regard : l’engin serait-il une grue à vapeur, modèle le plus courant dans les ports avant la Première Guerre mondiale ? Il n’en est rien ! Nous sommes en présence d’une grue au mécanisme original, animé par un mouvement hydraulique (au sens propre du terme) : la cabine abritait au-dessus d’elle (et peut-être aussi en-dessous pour équilibrer les masses) une citerne d’eau, d’où sa forme cylindrique. La grue les remplissait aux bouches à eau réparties régulièrement le long du quai, l’eau étant mise en pression dans ce réseau par une pompe refoulante mue à la vapeur, installée dans un bâtiment du port. La force motrice était obtenue par la pression due à la simple gravité, comme dans un château d’eau. Ce dispositif rendait ces grues beaucoup plus autonomes que celles équipées d’une machine à vapeur, qui, embarquée dans la cabine, nécessitait qu’un chauffeur alimente le foyer en charbon, et recharge régulièrement son stock au prix de nombreux arrêts. Elle fait partie des équipements installés lors de l’extension du port de 1910. Le « pontonnier » (le grutier) se tenait dans la cabine cylindrique, surveillant son travail de montée ou de descente des charges, à travers des vitres bien visibles ici. Ces machines resteront en service jusqu’à leur remplacement par des grues électriques vers 1928.

Yacht à vapeur et grue hydraulique dans le port de Bordeaux, 1910-1928, collection SAB, SAB249

Faisons ci-après un crochet par les bassins à flot : la grande forme de radoub de 225 m vient d’y être creusée en 1910. Ce cuirassé, bien typique de la flotte du début du XXe siècle, est donc peut-être un des premiers navires à y être réparé. Les travaux d’entretien et de radoub y étaient effectués par des équipes sélectionnées par appel d’offre à chaque nouveau chantier auprès des différents chantiers navals de Bordeaux,

Port de Bordeaux : cuirassé dans la forme de radoub des bassins à flot, 1910-1920, collection SAB, SAB118

À peine plus loin, au-delà des écluses commandant l’entrée des bassins, un beau quatre-mâts barque est amarré devant les chantiers navals Dyle et Bacalan, certainement pour entretien ou réparation.

Bordeaux : quatre-mâts barque devant les chantiers Dyle et Bacalan, 1910-1920, collection sAB, SAB159

Quittons maintenant Bordeaux pour traverser vers Lormont sur la rive droite (ici à droite sur la photo), en compagnie de ces messieurs en tenue printanière, un jour calme, à bord de cette  vedette fluviale à vapeur (sans doute de la compagnie des Hirondelles) qui faisait plusieurs fois par jour la traversée. De nombreux ouvriers des usines de Bacalan logeaient en effet sur la rive droite, d’habitat réputé « populaire », et faisaient quotidiennement la traversée, ce qui leur évitait le long détour qui aurait nécessité de prendre plusieurs tramways, s’il avait fallu traverser le fleuve par le seul pont existant, celui de Pierre, situé à plus d’un kilomètre en amont de Lormont comme de Bacalan.

Bordeaux : A bord d'une vedette fluviale au pied des collines de Lormont, 1910-1920, collection SAB, SAB114

Inévitablement, notre vedette passe au pied des collines de Lormont, le long desquelles est implantée cette drôle d’installation ci-dessous : la cale inclinée des chantiers Labat et Limousin qui permettait de remonter, en parallèle à la rive, des navires tout gréés d’un poids pouvant aller jusqu’à 3 000 tonnes, comme ici en 1868 le paquebot transatlantique La Navarre (un vapeur à roues) des Messageries Maritimes, de 100 mètres de long et 2 000 tonnes. Ces installations, qui avaient valu à leur inventeur une médaille d’or aux Expositions Universelles de Londres en 1862 et à Paris en 1867, équipait moins d’une dizaine de ports dans le monde, et donnait à Bordeaux un avantage de choix sur l’ensemble des ports de la façade atlantique, en matière de capacité de réparation. Elles demeureront en service jusqu’au milieu de l’entre-deux-guerres.

Lormont, le paquebot La Navarre sur la cale inclinée des Chantiers Labat en 1868, collection Magendie, Mag1503

Christian Bernadat

Bibliographie :

  • Sur Bordeaux au XIXe siècle et la construction navale :

Robert Chevet, Marins de Bordeaux, Editions Confluences 2001

Hubert BONIN, Les patrons du second Empire, Bordeaux et la Gironde, Ed Picard/Cénomane, Le Mans 1999

Roger et Christian Bernadat, Quand Bordeaux construisait des navires, Ed. de l’Entre-deux-Mers, 2ème édition, Décembre 2016

  • Sur les embarcations fluviales anciennes :

Les bateaux garonnais (II), François Beaudouin, Les Cahiers du Musée de la Batellerie n°45, décembre 2001

  • Sur le vapeur fluvial « France » de la Compagnie Maritime Bordeaux Océan :

https://www.gauriac.fr/index.php/decouverte/memoire-du-village/l-estuaire/191-au-temps-des-bateaux-a-roues.html,

Guy Mouchet, Ports et Gabares de Gironde, Ed. Alan Sutton

  • Sur les grues hydrauliques :

Avec l’expertise de Jacques Tanguy du Musée Maritime et Fluvial de Rouen pour la grue hydraulique.

  • Sur les chantiers Labat et le Paquebot La Navarre :

Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Théophile_Labat),

http://www.messageries-maritimes.org/rio-grande.html

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