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La commémoration annuelle de l’armistice de 1918 est l’occasion de se pencher sur un nouvel exemple remarquable de la documentation photographique conservée au sein de la Stéréothèque : les collections de vues Cestas, Dezarnaulds et Valette comportent huit vues remarquables et rares qui nous permettent de mettre en lumière les trois modèles des premiers chars d’assauts conçus par les ingénieurs français, occasion privilégiée de rappeler l’apparition révolutionnaire de ce moyen moderne de « faire la guerre », même si l’on ne peut que déplorer, bien sûr, le déploiement de tant d’ingéniosité humaine pour une invention aux effets qui peuvent s’avérer dramatiques.
Au cours de ce premier conflit mondial, en 1916, l’État-major allié cherche en effet de nouveaux moyens pour tenter de sortir de la guerre de position et de prendre enfin un avantage déterminant sur l’ennemi.
Le premier char d’assaut fut britannique
À peine quelques mois après le début de la Première Guerre mondiale, dès le mois d’octobre 1914, un tacticien de la British Army, le colonel Swinton, revient d’une visite au front convaincu que la combinaison de la guerre de tranchées et de la mitrailleuse exigeait un véhicule armé, blindé et équipé de chenilles. Après quelques atermoiements, ce projet atterrit sur le bureau de Winston Churchill qui en comprend l’intérêt et constitue un comité pour l’étude de prototypes dits de « lands chips ». Swinton les rebaptise « tanks » (réservoirs) pour faire croire que le Royaume-Uni produisait des réservoirs d’eau autotractés à destination de la Mésopotamie…
Au sein de l’armée britannique, le général Haig était particulièrement impatient de gagner du terrain au cours de la bataille de la Somme. Il voulut disposer des premiers 50 engins disponibles.
Ce furent les chars Mark I avec leur forme rhomboïde, conçus pour franchir une tranchée de près de 4 m de largeur et un obstacle de plus de 1 m de haut. Toutefois, une fois franchie la tranchée, ils devaient obliquer et longer la tranchée pour la mitrailler latéralement, d’où la disposition des mitrailleuses sur les côtés de la caisse.
Il faisait 8 m de long et 4 m de large, pesait près de 30 tonnes ; sa vitesse de pointe était à peine supérieure à celle d’un homme au pas.
L’équipage comprenait huit hommes, dont deux chargés de manœuvrer chaque chenille. Son autonomie ne dépassait pas 40 km et les chenilles devaient être remplacées à peu près tous les 80 km !
Le 15 septembre 1916, lorsque ces chars apparaissent sur le front aux environs de Flers, ils provoquent la surprise générale dans les rangs allemands et un peu d’effroi. Pourtant, au cours de cette bataille, ils n’apportent rien de décisif quant à l’issue des combats, et leur performance décevante ne fait qu’accroître le mépris des officiers conservateurs.
Swinton fut démis de ses fonctions de chef des unités de blindés britanniques. Après la Somme, le ministère de la Guerre essaya d’annuler une commande de 1 000 nouveaux blindés et, quand certains d’entre eux s’envasèrent dans les marais de Passchendaele (au nord-est d’Ypres en Belgique), la production fut réduite de 4 000 à 1 300 chars. « Au lieu de mettre en doute son propre jugement, commenta l’historien militaire britannique sir Basil Liddell Hart, l’état-major britannique perdit progressivement toute confiance dans les tanks. »
Au cours de cette guerre, il n’y a pas que les armements qui évoluent fortement : les opinions publiques sont avides d’informations et les journaux les renseignent régulièrement. Ainsi, l’hebdomadaire L’Illustration consacre chaque semaine l’essentiel de sa livraison aux nouvelles du front et aux innovations militaires : très rapidement, la nouvelle se répandit de l’engagement au front de cette innovation spectaculaire. Quinze jours après la première apparition de cet engin tout à la fois diabolique et révolutionnaire, la publication avait prévu de fournir à ses lecteurs une première « gravure » de l’engin.
Or, l’hebdomadaire en est empêché par la censure militaire ; il s’en explique ainsi dans sa livraison du 30 octobre 1916 : « La photographie des tanks ne pourra pas être publiée avant quelque temps : à l’heure actuelle, elle intéresserait plus encore les ingénieurs militaires allemands que le public britannique ou français. » En lieu et place, elle publie un extrait d’un chapitre de l’auteur de science-fiction anglais H.G. Wells, qui, quelques années plus tôt, décrivait avec une anticipation troublante ce qu’il nommait des « cuirassés de terre ».
Ce n’est finalement que le 2 décembre 1916, soit deux mois et demi après les premiers engagements de la machine infernale, que l’Illustration est autorisée à publier une première photo (flatteuse et impressionnante) de l’engin.
En même temps, les français s’activent aussi sur ce concept
De manière tout à fait indépendante, sous la conduite du général Jean Baptiste Eugène Estienne, les Français développent leurs propres versions d’un engin blindé, le char Schneider CA1, testé dès février 1916, puis le char Saint-Chamond.
Au début de l’année 1916, la société Schneider et les Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt (un arsenal militaire) furent chargées de développer ensemble un prototype commun. Mais, l’ingénieur en chef de Schneider rejette ce prototype et privilégie un nouveau plan, avec une caisse qui rendrait possible un véhicule plus léger. Schneider refuse de partager le brevet associé à cette nouvelle conception et les Forges de Saint-Chamond ne veulent pas payer de droit à Schneider. Ainsi, les deux entreprises vont travailler sur deux véhicules différents.
De chaque côté, quand l’engin idéal fut enfin mis au point, sa production démarra. L’idée était d’utiliser en masse ces blindés pour provoquer un coup de théâtre militaire.
C’est ainsi que, six mois à peine après la présentation du premier char d’assaut britannique au cours de la bataille de la Somme, les français présentent en avril 1917 deux engins assez voisins : le char Schneider CA1 et le char Saint-Chamond. Les sociétés Saint-Chamond et Schneider reçoivent alors chacune une commande de l’Armée française de quatre cents exemplaires.
Le char Schneider CA 1 :
Le gros char Schneider CA1 répondait à la demande de l’État-Major français pour ouvrir des passages à l’infanterie à travers les réseaux de fil de fer barbelés et pour détruire les nids de mitrailleuses ennemis. Développé à partir de janvier 1915 sous l’impulsion du colonel Estienne, le prototype, conçu par l’ingénieur Eugène Brillé, a été présenté au président de la République Raymond Poincaré par la Société Schneider le 16 juin 1915.
400 unités sont commandées à SOMUA, une filiale de Schneider, en même temps qu’une commande de même nombre de l’engin blindé concurrent développé par les Forges de Saint-Chamond. Son équipage comporte un conducteur et cinq servants ; il porte un canon court de 75 mm BS (Blockhaus Schneider) monté à l’avant droit et deux mitrailleuses Hotchkiss latérales, protégées par des boucliers hémisphériques. L’avant comporte une étrave munie d’un rail d’acier (bien visible sur la vue ci-dessus) qui permet de cisailler et d’écraser les réseaux de barbelés, et qui peut aussi faciliter le franchissement des tranchées.
Ces chars furent péniblement amenés sur place pour la grande offensive du Chemin des Dames le 16 avril 1917, où ils combattent pour la première fois. Craonnelle est une des communes de l’Aisne concernée par la bataille, au cours de l’offensive lancée par le général Nivelle entre le 16 avril et le 24 octobre 1917. La vue VAL115 ci-dessus est donc prise au cours de cette offensive, dans la configuration correspondant au cahier des charges du blindé, à savoir d’ouvrir la voie aux fantassins.
Mais, les Français y font une douloureuse expérience : à l’issue de ce premier engagement, plus de la moitié des chars sont détruits par l’artillerie adverse. Sur 132 chars Schneider engagés, 35 furent brûlés et 17 immobilisés par l’artillerie allemande, 18 eurent des pannes mécaniques ou de terrain. Il sera pourtant utilisé sans discontinuer jusqu’à l’Armistice de 1918.
L’impression qu’ils provoquaient sur l’ennemi pouvait cependant être énorme ; le 5 mai 1917, Spindler, un journaliste allemand, note dans son journal ce qu’un officier allemand a dit à un de ses amis : « Les tanks ! Leur aspect seul est déjà terrifiant. Tels des monstres antédiluviens, ils rampent vers vous ; ni les réseaux barbelés ni les tranchées ne retardent leur course. Mais, c’est surtout à l’aube, quand ils émergent du brouillard, qu’ils vous glacent d’épouvante… »
L’habitabilité du char est très étroite pour un équipage de six hommes ; ses capacités de ventilation ainsi que le mauvais champ de vision qu’il offre à l’équipage le rendent pénible à utiliser. Enfin, son blindage latéral initial est trop faible (vulnérable aux balles « K » à noyau d’acier allemandes) et son réservoir d’essence initialement placé à l’avant le rend très vulnérable.
Dans les versions suivantes, le réservoir d’essence sera déplacé à l’arrière et sa caisse sera dotée d’un surblindage de 5,5 mm. Par contre, le moteur Schneider, les boîtes de transmission et les chenilles sont relativement fiables : de ce fait, l’engin restera en service après la première guerre mondiale, notamment dans l’armée espagnole pendant la guerre du Rif et jusqu’au siège de l’Alcazar de Tolède où les derniers exemplaires espagnols disparurent.
Le char Saint-Chamond :
La Compagnie des Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt (FAMH) présente au Ministère de la Guerre, dans son usine de Saint-Chamond dans la Loire, un prototype qui se veut plus performant que le Schneider, car armé d’un canon de 75 mm et de quatre mitrailleuses. En s’appuyant sur les relations d’un de ses directeurs techniques, le colonel Emile Rimailho, co-inventeur du canon de 75 mm, modèle 1897, les Forges de Saint-Chamond font accepter par le Ministère le montage d’un tel canon sur leur char. Le résultat est un blindé plus long et plus lourd que le char Schneider, avec un compartiment de combat allongé, dépassant le train de chenilles à l’avant comme à l’arrière. Outre le canon de 75 sur l’avant, il était équipé d’un rostre pour défoncer les chevaux de frise et de quatre mitrailleuses, une sur chaque face (sur l’avant, l’arrière et les deux côtés).
Le premier prototype du char Saint-Chamond est présenté à l’Armée et approuvé en septembre 1916. Les premières sorties d’usine datent d’avril 1917. Quatre cents exemplaires seront produits et livrés à l’Armée.
Ce char est capable d’une meilleure vitesse de pointe sur terrain plat, grâce à son moteur Panhard et Levassor sans soupapes plus puissant et grâce à l’utilisation d’une transmission électrique « Crochat-Colardeau » (utilisée avant-guerre sur les automotrices de chemin de fer) qui rend possible une conduite relativement souple et rapide sur terrain plat. Malheureusement ces avantages techniques ne sont valables que sur route et il se révèle assez peu efficace sur des terrains bouleversés par les tranchées et les impacts de l’artillerie. Mais, la principale faiblesse du char Saint-Chamond est son train de chenilles beaucoup trop court, sujet à de fréquents déraillements.
Lors de leurs premières sorties sur le terrain, la silhouette de ces engins affolait les soldats ennemis. Mais ils se révélèrent peu efficaces en offensive. Cependant, en 1918, lors de la reprise de la guerre de mouvement en rase campagne, son canon de 75 mm est utilisé pour attaquer à distance l’artillerie de campagne adverse. Le 26 mai 1917, L’Illustration put publier un premier reportage complet, avec de nombreuses photos sur l’engagement d’une colonne de ces chars français de l’escadron du commandant Bossut le 16 avril ; puis, le 2 juin, un second reportage sur le combat mené le 5 mai précédent.
Après la guerre, l’Armée française préfèrera s’équiper avec des chars légers Renault beaucoup plus maniables. Les chars Saint-Chamond seront désarmés assez rapidement. Un seul exemplaire a été conservé au musée des blindés de Saumur.
En 2017, l’Association Mémoire de Poilus d’Avignon a réalisé la réplique ci-contre, entièrement fonctionnelle, qui permet de juger de la taille de cette machine. Elle est actuellement exposée au Musée de la Grande Guerre à Meaux.
Les terribles conditions d’utilisation du char pour son équipage :
Quelques photos permettent d’imaginer les conditions épouvantables que les pauvres servants de ce char Saint-Chamond devaient supporter à l’intérieur de ces cages d’acier ! Ces deux vues sont des témoignages primordiaux – et sans doute rares – de l’enfer qu’ils devaient endurer.
L’équipage était composé de 9 personnes : un conducteur, un canonnier, quatre mitrailleurs, un mécanicien et deux servants. Au premier plan de la vue ci-dessus, on aperçoit, à gauche, le moteur Panhard et Levassor de 90 chevaux et, à droite, un mitrailleur latéral ; au second plan, au fond, tout à droite sur la vue de gauche, le mitrailleur de l’avant, puis à gauche le canonnier et l’affut de son canon de 75 bien visible, enfin, tout à gauche, le conducteur, assis plus haut que ses camarades .
Sur cette seconde vue, le cliché est inversé par rapport à la photo précédente et à la réalité, car la mitrailleuse d’avant était à droite et donc le poste de pilotage à gauche. Malgré l’insuffisance de luminosité du cliché, on voit ici à droite le moteur Panhard, au fond à droite le conducteur, les yeux rivés sur un instrument de visée, tenant dans sa main gauche un « gouvernail » et, au milieu, le canonnier à côté de sa pièce de 75 mm.
Cet équipage était installé dans un inconfort total qu’il faut imaginer : le bruit, la chaleur et l’odeur insupportables dégagés par le moteur sans capot ni protection ni insonorisation, les vibrations dues aux chenilles, sans parler des impacts des tirs ennemis…. Les hommes étaient revêtus d’épais blousons de cuir pour tenter de les protéger d’éventuels éclats d’obus qui pouvaient transpercer le blindage (non résistant aux munitions les plus lourdes) et aux risques d’incendie.
Ainsi, le 2 juin 1917, L’Illustration écrit : « Pendant le feu, la vie est terrible à l’intérieur d’un char d’assaut. La place y est restreinte, comme on peut le penser. Mitrailleurs, canonniers, pourvoyeurs, ont juste la place nécessaire à leur service et juste ce qu’il leur faut de « regards » sur l’extérieur. Ils ont un esprit de corps bien à eux, qu’ils doivent aux pertes courageusement subies, aux dangers, à l’efficacité certaine de leurs efforts… »
Les chars Renault FT :
Livrés à partir d’août 1917, ces chars légers blindés (6,7 tonnes) se montreront plus mobiles et plus efficaces que les chars lourds Schneider ou Saint-Chamond. Leur équipage est limité à deux soldats : un conducteur et un canonnier. Equipés d’une tourelle pivotante à 360° (configuration ensuite adoptée par l’ensemble des constructeurs de char), ils furent fabriqués à 3 700 exemplaires, dont certains sous licence chez d’autres constructeurs comme Berliet.
La position du char ci-dessus, en train de franchir une fortification, est spectaculaire. À l’arrière, on peut apercevoir une pièce d’appui qui lui permettait de ne pas basculer par l’arrière. On imagine cependant l’entraînement qu’il fallait à son équipage pour ne pas paniquer lors de la plongée après franchissement de l’obstacle !
La licence fut aussi concédée aux États-Unis qui ne disposaient pas de tels engins et qui en équipèrent leurs unités sur les champs de bataille européens.
Lors de sa première grande opération indépendante au cours de la bataille de Saint-Mihiel en septembre 1918, l’US Army engagea 144 chars, tous de fabrication française, surtout des Renault FT, sous le commandement du lieutenant-colonel George Patton, qui s’illustrera ensuite durant la Seconde Guerre mondiale.
Après la guerre, c’est avec ce char léger que l’Armée française préféra s’équiper.
L’intérêt tactique du char d’assaut émerge enfin à l’issue du conflit de 14-18 :
Depuis leur introduction sur la scène du conflit par les Français et les Britanniques, s’ils firent forte impression dans les rangs allemands, les chars d’assaut blindés n’eurent cependant pas d’effet réellement décisif sur la résolution de la plupart des combats.
C’est seulement lors de la bataille de Cambrai (novembre-décembre 1917), préparée par J. F. C. Fuller, chef des opérations du Tank Corps britannique, que ce dernier engagea en masse des chars Mark IV avec un certain succès, ce qui révéla enfin la puissance des blindés. Fuller deviendra un des théoriciens de la guerre blindée, mais il fallut encore une année aux généraux alliés pour réaliser que les chars avaient définitivement supplanté les armes, les principes et les tactiques de naguère.
Tout à la fin du conflit, les allemands, après avoir saisi au combat quelques exemplaires, tentèrent de copier ces matériels, mais ce fut un fiasco. Ils furent très en retard en ce domaine, et parvinrent seulement en 1918 à construire et à engager 20 chars A7V, des « boîtes blindées » peu manœuvrables.
Le concept des chars étant maintenant banalisé, de nombreuses nations conçurent et construisirent des nouveaux modèles entre les deux guerres. Pendant les années 1920, les chars britanniques furent les plus avancés. À la suite de la guerre et de l’application du traité de Versailles, la France et l’Allemagne de Weimar se trouvaient encore dans un état économique précaire. Les conditions de la paix n’autorisaient pas ces deux pays à se lancer dans le développement de chars efficaces.
Christian Bernadat
Sources :
Histoire du char d’assaut, Wikipédia
L’Illustration, articles des 30 octobre et 2 décembre 1916, 26 mai, 2 juin et 29 décembre 1917 (Collection CLEM/don Monboisset)
La bataille du Chemin des dames, Wikipédia
Char d’Assaut « Saint-Chamond », Modèle 1917, Centre d’Etudes et de Recherches du Patrimoine Industriel, Forges et Aciéries de la Marine et d’Homécourt (FAMH), (Brochure, 3ème T 2014)
La Vie de l’Auto n°1992, 7 octobre 2021
Cher Monsieur,
Les chars ne font pas parti de mes passions, mais j’ai lu votre article beaucoup d’intérêt. J’en ai appris plus qu’à l’École !
Merci,
JYG