Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855/1860

Cinquième épisode : excursions aux alentours des Eaux-Bonnes

Panorama sur la vallée d’Ossau (1858), Collection Magendie, MAG2291

Rappel des quatre premiers épisodes :

Hippolyte Taine est un des plus tardifs à réaliser son Voyage aux Pyrénées, en 1855, dans le but de suivre une cure médicale, soin alors très prisé dans la bonne société parisienne. Pour cela, à seulement 27 ans, il prend une sorte de « congé sabbatique ». Après Bordeaux et Royan, Bayonne, Biarritz et Saint-Jean-de Luz, Orthez et Pau, notre écrivain voyageur arrive enfin aux Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, objectif de son voyage thermal : il nous fait alors une description minutieuse de la vie de curiste. Pour ce nouvel épisode, nous allons le suivre dans ses excursions aux alentours de la ville de cure, comme le ferait aujourd’hui tout curiste.

Comme précédemment, on s’appuiera pour illustrer cet épisode sur les nombreuses vues disponibles dans la Stéréothèque au sein des collections Magendie et de la Médiathèque de Pau, la plupart du temps issues des séries des vues sur le thème du Voyage aux Pyrénées.

En partant au hasard le long du Valentin…

« J’ai voulu trouver du plaisir à mes promenades, et je suis parti seul, par le premier sentier venu, allant devant moi au hasard. Pourvu qu’on ait remarqué deux ou trois points saillants, on est sûr de retrouver sa route… On a les jouissances de l’imprévu, et l’on fait la découverte du pays… »

« Le cours du Valentin n’est qu’une longue chute à travers des rochers roulés. Le long de la promenade Eynard, pendant une demi-lieue, on l’entend gronder sous ses pieds. »

Le Valentin au Gros Hêtre (1868), Collection Magendie, MAG6490

« Au pont du Discoo, le sol lui manque : il tombe dans un demi-cirque, de gradins en gradins, en jets qui se croisent et qui heurtent leurs bouillons d’écume ; puis, sous une arcade de roches et de pierres, il tournoie dans de profonds bassins dont il a poli les contours, et où l’émeraude grisâtre de ses eaux jette un doux reflet tranquille. Tout à coup, il saute de trente pieds, en trois masses sombres, et roule en poussière d’argent dans un entonnoir de verdure. Une fine rosée rejaillit sur le gazon qu’elle vivifie, et ses perles roulantes étincellent en glissant le long des feuilles. »

Vue 1 – La cascade du Discoo (sur le Valentin) – Lithographie par Victor Petit, (Souvenirs des Eaux-Bonnes) / Le voyage aux Pyrénées

La gorge et la cascade du Serpent

« De là, un sentier dans une prairie conduit à la gorge du Serpent : c’est une entaille gigantesque dans la montagne perpendiculaire. Le ruisseau qui s’y jette rampe écrasé sous des blocs entassés ; son lit n’est qu’une ruine. On monte le long d’un sentier croulant, en s’accrochant aux tiges de buis et aux pointes de rochers ; les lézards effarouchés partent comme une flèche, et se blottissent dans les fentes des plaques ardoisées. Un soleil de plomb embrase les rocs bleuâtres ; les rayons réfléchis font de l’air une fournaise. Dans ce chaos desséché, la seule vie est celle de l’eau qui glisse et [bruisse] sous les pierres. Au fond du ravin, la montagne relève brusquement à deux cents pieds de haut sa paroi verticale ; l’eau descend en longs filets blancs sur ce mur poli dont elle brunit la teinte rougeâtre ; elle ne le quitte pas de toute sa chute : elle se colle à lui comme une chevelure d’argent ou comme une traînée de lianes pendantes. Un beau bassin évasé la retient un instant au pied du mont, puis la dégorge en ruisseau dans la fondrière. »

La cascade du Serpent (1868), Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0144

La gorge et la cascade du Larresecq

« Au fond d’une gorge glaciale roule la cascade de Larresecq. Celle-là ne vaut pas sa renommée : c’est une sorte d’escalier écroulé sur lequel dégringole gauchement un ruisseau Sali, perdu dans les pierres et la terre mouvante ; mais, pour y arriver, on passe une profonde rainure escarpée, où le torrent roule engouffré dans les cavernes qu’il a creusées, obstrué de troncs d’arbres qu’il déchire. Au-dessus de lui, des chênes magnifiques se rejoignent en arcade ; les arbrisseaux vont tremper leurs racines jusque dans l’eau bouillonnante. Le soleil ne pénètre pas dans cette noire ravine ; le Gave y perce sa route, invisible et glacé. À l’issue par laquelle il débouche, vous entendez sa clameur rauque ; il se débat étranglé entre les roches : vous diriez l’agonie d’un taureau. »

Vue 2 - La cascade du Larresecq, Gustave Doré, 3e éd. p 161

Panorama sur le « mont » Gourzy

Le signal ou pic du Gourzy, situé en aval des Eaux-Bonnes (vers le sud-ouest) culmine à 1 917 m. C’est sur son flanc que Taine est parti en randonnée et nous narre ses impressions. Jusqu’ici, notre auteur a soigneusement entretenu le flou sur sa documentation touristique, nous laissant souvent supposer qu’il découvrait les lieux au hasard de ses circuits. Le voici qui tombe enfin le masque : il utilise bien, comme tout bon voyageur dès cette époque, un guide de tourisme !

« On vante la vue qu’on a sur le mont Gourzy ; le voyageur est averti qu’il apercevra toute la plaine du Béarn jusqu’à Pau. Je suis forcé d’en croire le guide-manuel sur parole ; j’ai trouvé les nuages, et n’ai rien vu que le brouillard. »

Vue 3 - Le panorama dans les environs du mont Gourzy par temps dégagé aujourd’hui (www.jpdugene.com)

« Cette vallée est très retirée et très solitaire ; elle n’a point de culture ; on n’y rencontre ni voyageurs ni pâtres ; on ne voit que trois ou quatre vaches occupées dans un coin à brouter l’herbe. D’autres gorges, sur les flancs de la route et dans la montagne de Gourzy, sont encore plus sauvages : on y distingue à peine la trace effacée d’un ancien sentier. Y a-t-il quelque chose de plus doux que la certitude d’être seul ? »

«  Au bout de la forêt qui couvre la première pente, gisaient des arbres énormes, demi-pourris, déjà blanchis de mousse. Des cadavres de pins desséchés restaient debout ; mais leur pyramide de branches mortes montrait un pan fracassé. De vieux chênes brisés à hauteur d’homme couronnaient leur blessure de champignons moites et de fraises rouges. À voir le sol jonché, on eût dit un champ de bataille ravagé par les boulets : ce sont les pâtres qui, pour s’amuser, mettent le feu aux arbres [ !]. »

Vue 4 - Le paysage de désolation rencontré par Taine au pied du mont Gourzy. Gustave Doré, 3e éd. p 167

Depuis le début de ce parcours, nous ne cessons de souligner la « modernité » de cette seconde moitié du XIXe siècle. C’est encore le cas dans cette réflexion, que l’on n’aura aucun mal à transposer à notre époque de tourisme envahissant :

« Si vous êtes dans un site célèbre, vous craignez toujours de voir arriver une cavalcade, les cris des guides, l’admiration à haute voix, le tracas des chevaux qu’on attache, des provisions qu’on déballe, des réflexions qu’on étale dérangent votre sensation naissante ; la civilisation vous ressaisit.

Mais, ici, quelle sécurité et quel silence ! Aucun objet ne rappelle l’homme ; le paysage est le même qu’il y a six mille ans ; l’herbe y pousse inutile et libre comme aux premiers jours ; point d’oiseaux sur les branches ; parfois seulement on entend le cri lointain d’un épervier qui plane. Çà et là le pan d’un grand roc saillant découpe une ombre noire sur la plaine unie des arbres : c’est le désert vierge dans sa beauté sévère… »

En suivant le cours du Valentin au pied de la montagne Verte

La montagne Verte s’élève au sud des Eaux-Bonnes, en surplomb de la commune ; elle porte sur ses flancs le hameau d’Aas.

« En descendant le Valentin, sur le versant de la montagne Verte, j’ai trouvé des paysages moins austères. On arrive sur la rive droite du Gave d’Ossau. Un joli ruisseau descend de la montagne, encaissé entre deux murs de pierres roulées qui s’empourprent de pavots et de mauves sauvages. »

Au XIXe siècle, en vallée d’Ossau, on exploitait plusieurs carrières de marbre. Pour le débiter, on utilisait des moulins à eau situés évidemment le long des cours d’eau. C’est un tel moulin que Taine rencontre, difficile à situer aujourd’hui avec le peu d’indications qu’il nous donne.

«  On gouverne sa chute pour mettre en mouvement des rangées de scies qui vont et viennent incessamment sur les blocs de marbre. Une grande fille en haillons, pieds nus, puise avec une cuiller du sable délayé dans l’eau, pour arroser la machine ; avec ce sable, la lame de fer use le bloc. »

Vue 5 - Moulin près de Laruns, Carte postale (Ossau 1900)

« Un sentier sur la rive, bordé de maisons, de champs de maïs et de gros chênes ; de l’autre côté s’étend une grève desséchée, où les enfants barbotent auprès des porcs qui dorment dans le sable ; des flottes de canards se balancent sur les eaux claires aux ondulations du courant : c’est la campagne et la culture après la solitude et le désert. Le sentier tournoie dans un plant d’oseraies et de saules ; ces longues tiges ondoyantes amies des fleuves, ces feuillages pâles qui pendent, ont une grâce infinie pour des yeux accoutumés au vert vigoureux des montagnes. »

Un hameau, sans doute Aas

Ici encore, Taine ne nomme pas les lieux. Compte tenu de la direction de sa randonnée, nous sommes certainement au « village » d’Aas. Ce village, rattaché aux Eaux-Bonnes une dizaine d’années après son passage est surtout connu pour ses bergers qui s’expriment avec une langue sifflée qui porte dans toute la vallée, particularité qui n’a pas été révélée à notre auteur.

« On rencontre sur la droite de petites routes pierreuses qui mènent aux hameaux épars sur les pentes. Là, les maisons s’adossent au mont, les unes au-dessus des autres, assises par gradins comme pour regarder dans la vallée. À midi, les gens sont dehors ; chaque porte est fermée ; seules dans le village, trois ou quatre vieilles femmes étendent du grain sur la roche unie qui fait l’esplanade ou la rue. Rien de plus singulier que cette longue dalle naturelle sous un tapis de grains dorés. »

Le pont à l’entrée du village d’Aas (1862-63). Collection Magendie – MAG6333

« L’église, étroite et sombre, s’élève ordinairement sur un préau en terrasse qu’entoure un petit mur ; le clocher est une tour blanche carrée, avec un clocheton en ardoises. On lit sous le porche des épitaphes sculptées dans la pierre : ce sont pour la plupart des noms de malades morts aux Eaux-Bonnes ; j’y ai vu ceux de deux frères. Mourir si loin et si seuls ! Ces paroles de tendresse sur une tombe font peine à voir : ce soleil est si doux ! Cette vallée si belle ! Il semble qu’on y respire la santé dans l’aire ; on souhaite de vivre ; on veut, comme dit le vieux poète, « se réjouir longtemps de sa force et de sa jeunesse ». On a pris l’amour de la vie avec l’amour de la lumière. 

Vue 6 - Arrivée au village d’Aas. Carte postale (CPArama)

Les débats « philosophiques » du voyageur

Le curiste ne se contente pas d’admirer passivement les paysages : il s’interroge aussi sur le sens profond de sa démarche ! Ainsi, de retour à l’hôtel, notre auteur bavarde avec son voisin (de chambre ou de table) dont il nous a déjà parlé. Celui-ci a sa philosophie personnelle sur la manière dont les touristes « consomment » les paysages, ce qui, là aussi, nous renvoie au tourisme contemporain.

Il ne peut souffrir, nous dit Taine « qu’on allât sur une montagne pour regarder la plaine » : « On ne sait pas ce qu’on fait […]. C’est un contresens de perspective. C’est détruire le paysage pour mieux en jouir. À cette distance il n’y a ni couleurs ni formes. Les hauteurs sont des taupinées, les villages des taches, les rivières des lignes tracées à la plume. Les objets sont noyés dans une teinte grisâtre ; l’opposition des lumières et des ombres s’efface ; tout se rapetisse ; vous démêlez une multitude d’objets imperceptibles : c’est le monde de Lilliput. Et là-dessus vous criez au grandiose ! »

Et l’homme de poursuivre : « Par poltronnerie, de peur d’être accusés de sécheresse et de passer pour prosaïques, tout le monde aujourd’hui a l’âme sublime, et une âme sublime est condamnée aux cris d’admiration. Il y a encore les esprits moutons qui admirent sur parole et s’échauffent par intimidation. « Mon voisin dit que cela est beau, le livre est du même avis ; j’ai payé pour monter, je dois être ravi : donc, je le suis ».

Vue 7 – Les « excès » du tourisme selon Gustave Doré, 3e éd. p 171

Et notre auteur de conclure son chapitre : « Vous jetez la pierre aux touristes ; demain, dans la gorge des Eaux-Chaudes, j’éprouverai si votre raisonnement a raison. »

Ce sera notre prochain épisode…

Christian Bernadat

Bibliographie

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