L'art de la photographie

L’être humain a toujours eu l’impulsion naturelle de refléter tout ce qui l’entourait depuis ses premiers pas sur terre. Des peintures rupestres primitives aux hiéroglyphes, en passant par l’écriture, les dessins et les gravures, la préparation de cartes et de plans, et bien sûr, les photographies. Une vocation artistique et représentative qui nous permet aujourd’hui d’imaginer et d’apprécier à quoi ressemblait le monde dans lequel vivaient nos ancêtres.

Joseph Nicéphore Niépce a été le précurseur de la photographie, réalisant une série d’épreuves pour essayer de faire capter ce qu’il voyait sur un support physique. Cette procédure photographique a été réalisée par son collègue Louis Daguerre, qui avec l’aide du gouvernement français, a introduit l’utilisation du daguerréotype au public en 1839, qui se répandrait bientôt dans toute l’Europe, commençant à faire apparaître les premières photos partout le monde.

Figure 1. Daguerréotype du boulevard du temple à Paris où l'on peut voir la première personne photographiée de l'histoire, pris à 8h du matin. Louis Daguerre, [Boulevard du Temple], 1838. Domaine public

Sans aucun doute, la photographie historique est l’un des éléments qui nous ramène dans le temps et nous permet une immersion complète dans cette réalité passée. Contrairement aux anciens dessins ou gravures, les photographies montrent la réalité telle qu’elle était au moment de la prise de vue. Ces dernières années, la photographie historique est devenue un grand soutien dans le domaine de la restauration architecturale, nous aidant à connaître l’état dans lequel se trouvaient les bâtiments tout au long de leur vie.

Grenade et les voyageurs romantiques

La ville de Grenade a commencé à être une attraction pour les voyageurs et les touristes qui sont arrivés attirés par sa beauté et son charme, se distinguant par son passé du reste des villes espagnoles. Depuis le début du XIXe siècle, les soi-disant « voyageurs romantiques » ont commencé à visiter la vieille ville arabe.

Ces globe-trotters étaient pour la plupart d’excellents dessinateurs et artistes qui parcouraient les principales villes européennes en dépeignant avec délicatesse tous leurs aspects urbains. Grenade est devenue l’une des villes les plus visitées d’Espagne grâce à la mixité culturelle présente dans ses édifices et aux vestiges majestueux de la capitale andalouse, avec l’Alhambra comme joyau de la couronne. Son passé artistique et architectural et la possibilité de vues qu’offre la ville se sont sans doute démarqués parmi les grandes villes européennes.

Un grand nombre de ces vues et images ont été créées par les voisins français, également motivés par la proximité entre les deux pays. Des illustrateurs de renom tels que Chapuy, Girault de Prangey, Laborde ou Guesdon, ont visité le territoire espagnol en laissant des impressions magnifiques et détaillées de la ville et de la réalité de cette époque. Grâce à ces voyageurs, nous pouvons maintenant voir à quoi ressemblait Grenade il y a des centaines d’années.

Figure 2. Dessin de Grenade depuis la Silla del Moro. Alfred Guesdon, N.o 12, « Grenade: Vue Prise au-dessus du Generalife », 1855. Imp. De Fois Delarue, Paris. Images des collections de la Bibliothèque nationale d'Espagne, http://bdh.bne.es/bnesearch/detalle/bdh0000021135. Édité par l'auteur.

Photographe stéréoscopiste français

Les voyageurs continuent d’affluer à Grenade tout au long du XIXe siècle, mais cette fois, ils emportent une nouvelle découverte dans leurs bagages, les premiers appareils photo. Grenade fait partie des villes espagnoles choisies par les premiers photographes, des amateurs qui photographient l’Alhambra lors de leur visite et qui vont céder la place en quelques années aux premiers stéréoscopistes professionnels, qui dans ce cas seraient majoritairement français. Un nouveau monde de possibilités s’est ouvert lorsqu’il s’est agi d’immortaliser les vues imprenables sur la capitale de Grenade.

Ces pionniers de la photographie stéréoscopique ont commencé à photographier la ville, attirés au même titre que leurs prédécesseurs par sa beauté et conscients du grand retour qu’ils pouvaient obtenir de la vieille ville arabe, vendant leurs copies photographiques dans toute l’Europe comme souvenirs.

Joseph Carpentier était le plus avancé en photographie stéréoscopique en Espagne. Il arrive à Grenade en 1856, comme l’atteste sa signature dans le livre d’or de l’Alhambra. Il fut le premier photographe à commencer à distribuer des photographies stéréoscopiques de l’Espagne en 1857, ayant une grande acceptation en France. La ville de Grenade était très importante en termes de nombre de vues, après Madrid.

Figure 3. Mikel Cervera Nagore, Villes photographiées par Joseph Carpentier lors de son voyage en Espagne en 1856.

Carpentier fixe des points de vue sur les villes qui seront plus tard utilisés par ses concurrents et partisans. La collection de vues de Carpentier a fini par devenir une référence visuelle lorsqu’il s’agissait de reproduire des monuments et des vues panoramiques de points hauts qui seraient répétés par les photographes ultérieurs.

C.S.

Parallèlement aux premiers photographes, les premiers éditeurs de l’industrie photographique ont également commencé à apparaître, commercialisant les copies de différents auteurs à travers tous les médias existants, établissant leurs points de vente dans différents quartiers de la ville. La production française à cette époque est dominée par les sociétés Ferrier-Soulier et Gaudin Frères.

Ces éditeurs ont envoyé des collaborateurs proches dans toute l’Europe pour prendre les photos, ont engagé différents professionnels pour les missions ou ont acheté la collection d’un photographe qui avait déjà pris les images. Ce fait a conduit au fait que parfois la paternité exacte de certaines photographies n’est pas connue, étant supplantée par le nom de l’éditeur.

En 1858, la vente de vues stéréoscopiques de l’Espagne sur support de verre est publiée dans la revue La Lumière. La collection était composée de 116 images numérotées à trois chiffres allant du numéro 401 au 515. Plus tard, lors de la parution du catalogue Ferrier père, fils et Soulier en 1864, la série fut renumérotée avec le chiffre 6 devant l’ancienne numérotation, raison pour laquelle elle est connue sous le nom de « Série 6000 », bien qu’elle ait eu moins de succès que la première. Dès lors, Léon et Lévy deviendront propriétaires des fonds Ferrier-Soulier, ajoutant de nouvelles images à la collection.

Les initiales « C. S. » figurent sur de nombreux positifs verre et positifs albuminés de cette première collection, écrit à la main sur l’image elle-même (figure 4). Il existe une certaine controverse quant à l’attribution de ces initiales, qui apparaissent sur certaines copies d’une même photographie et pas sur d’autres. Certains experts pensent que ces acronymes correspondent à Athanase Clouzard et Charles Soulier, qui ont maintenu une maison d’édition entre 1854 et 1859, tandis que d’autres soutiennent qu’ils appartiennent à Charles Soulier, qui serait venu visiter l’Espagne en 1857 et a produit 116 images stéréoscopiques de différentes villes, bien que cette dernière option semble assez improbable. En 1859, Soulier s’associe à Claude Marie Ferrier et à son fils Jacques-Alexandre, créant l’une des sociétés photographiques les plus importantes et les plus fructueuses de l’histoire, Ferrier et Soulier.

Figure 4. Les initiales « C.S. » manuscrite dans différentes copies de photographies stéréoscopiques de Grenade. Collection Mikel Cervera Nagore.

Panorama de Grenade depuis la Silla del Moro

La collection de vues stéréoscopiques de l’Espagne sera la première à réunir un si grand nombre d’images, composées au total de 116 photographies. On y distingue les vues de l’ensemble des différentes villes au « vol d’oiseau » popularisé par Alfred Guesdon, remplaçant le ballon par des belvédères naturels et architecturaux facilitant les vues panoramiques.

Figure 5. Mikel Cervera Nagore, Villes photographiées par Joseph Carpentier lors de son voyage en Espagne en 1856.

La ville de Grenade est celle qui est la plus représentée dans la collection, avec 31 images de la ville et de l’Alhambra, prises en 1857. Le photographe a profité des possibilités offertes par Grenade, avec des immeubles de grande hauteur tels que le Cathédrale ou l’Alhambra pour la composition de ses photos. Il s’est aussi aidé des points hauts que lui offre la topographie de la ville, entourée de collines, pour mettre en valeur les horizons urbains, démontrant que le photographe connaissait bien les villes ou était conscient des points de vue des photographes précédents.


Figure 6. Vue sur la Cour des Lions de l'Alhambra. Clouzard et Soulier éditeurs, No 479, [Pavillon du Patio des Lions, Grenade], 1857. Collection M. Magendie, MAG3627

Outre les vues magnifiques et soignées choisies par le photographe, il faut souligner la qualité de l’affichage de cette collection, popularisant avant tout les photographies stéréoscopiques sur verre, bien que les modalités de diffusion de ses photographies soient très diverses, comme le verre pour les lampes de poche, des copies albuminées et des variantes de type tissue, bien que certaines semblent être des « copies pirates ».

Dans ce cas, nous avons sélectionné la photographie numéro 475 (figure 7), intitulée Panorama de l’Alhambra et de la Generalife comme l’une des photographies les plus représentatives du style développé par ces éditeurs. Au fil du temps, ce panorama deviendra l’une des vues les plus reproduites par les photographes en visite à Grenade.


Du haut du Cerro del Sol, dans la célèbre « Silla del Moro », le photographe a pris une photo où le Generalife apparaît au premier plan, l’Alhambra au centre de l’image avec ses structures arabes et le palais de Carlos V, et la partie droite du quartier Albaicín. La photographie nous permet également de voir une petite fraction de la Cathédrale, les limites de la ville et la plaine fertile de Grenade en arrière-plan, montrant le spectre urbain de Grenade dans toute sa splendeur.


Figure 6. Vue sur la Cour des Lions de l'Alhambra. Clouzard et Soulier éditeurs, No 479, [Pavillon du Patio des Lions, Grenade], 1857. Collection M. Magendie, MAG3627

La qualité de ce positif sur verre est si extraordinaire que nous pouvons agrandir le moindre détail. Le photographe parcourait le chemin qui montait la colline avec son appareil photo et prenait une série de photographies de Grenade telles que le numéro 496, Vue de Grenade vers la Sierra del Sol , ou le numéro 498, Vue de Grenade vers l’Albaicin, bien que le numéro 475 se distingue sans aucun doute parmi eux.

 

Figure 8. Mikel Cervera Nagore, Anaglyphe de la photographie stéréoscopique numéro 475 de Clouzard et Soulier, Panorama de l’Alhambra et de la Generalife à Grenade, en 1857.

Cette composition photographique où toute la ville peut être appréciée sera l’une des plus répétées par les différents photographes qui arriveront plus tard à Grenade. Par exemple, cette photographie stéréoscopique prise par Jean Andrieu en 1867 qui refait l’image prise par d’autres photographes comme Ernest Lamy en 1863, où deux personnes apparaissent curieusement dans l’image (figure 10).

 

Figure 9. Jean Andrieu photographe, Vue de Grenade depuis la Silla del Moro, Adolphe Block (B.K.) éditeur, No 2542, « Vue générale prise de la Silla del Moro », Paris, 1867. Collection Mikel Cervera Nagore.


Figure 10. Vue de Grenade depuis la Silla del Moro (détail). Ernest Lamy, No 62, « Vue Générale de l’Alhambra Prise du Mont del Sol », 1863. Collection Mikel Cervera Nagore.

Des photographes ultérieurs tels que Jean Laurent, Ayola, Garzón ou Wunderlich prendront leurs clichés en imitant également ces premières photographies prises de la Silla del Moro en 1857.

La silla del Moro (La Chaise du Maure)

Le populairement connu sous le nom de Silla del Moro était un bâtiment militaire, situé à un point stratégique du système défensif de la ville de Grenade (Espagne). Il a été conçu vers le XIVe siècle pour la surveillance et la protection de la zone, liée au Generalife et à des palais tels que Dar al-Arusa et Los Alijares, les vergers d’un secteur si important pour la distribution de l’eau de l’Acequia Real, et l’ensemble de l’Alhambra.

Sa structure se détache sur le versant nord du Cerro del Sol à une altitude proche de 850 mètres au-dessus du niveau de la mer, où elle exerçait une position dominante sur la ville et ses limites. Il se composait d’une tour centrale haute et élancée située sur une vaste plate-forme posée sur le sol.

Après la conquête des Rois Catholiques, le bâtiment est devenu un petit ermitage vers le XVIe siècle, changeant son nom en Castillo de Santa Helena, comme détaillé dans divers plans et dessins de l’époque.

Dès lors, la construction a commencé à se détériorer, adoptant la forme d’un siège vu de la ville, c’est pourquoi le terme « Silla del Moro » a été utilisé, et reste conservé à ce jour. Lors de l’invasion de Grenade par les troupes françaises entre 1810 et 1812, la Silla del Moro a été utilisée comme batterie d’artillerie, mais elle a ensuite été détruite après la marche des troupes napoléoniennes, la laissant complètement ruinée.

Les premières interventions pour récupérer le bâtiment ont commencé en 1926 grâce à l’architecte restaurateur Leopoldo Torres Balbás. Prieto-Moreno poursuivant sa reconstruction, bien qu’elle ne soit jamais terminée. En 2010, l’architecte Pedro Salmerón et son équipe de travail ont terminé la restauration de la Silla del Moro, la sauvant de l’abandon et lui donnant son utilisation actuelle de point de vue sur la ville de Grenade.

Aujourd’hui encore, les vues imprenables de Grenade que l’on peut voir depuis la Silla del Moro continuent d’être photographiées, imitant celles prises par les premiers stéréoscopistes arrivés dans la ville il y a des centaines d’années.

Figure 14. Mikel Cervera Nagore, Ci-dessus, Vue de Grenade depuis la Silla del Moro; ci-dessous, La Silla del Moro. Granada, 2023.

Mikel Cervera Nagore

Ingénieur du bâtiment

Bibliographie :

Gámiz, Antonio. « Paisajes urbanos vistos desde globo : Dibujos de Guesdon sobre fotos de Clifford hacia 1853-55 ». EGA: Revista de Expresión Gráfica Arquitectónica, no 9, (2004): 110-117.

Piñar, Javier y Carlos Sanchez, eds. Luz sobre papel: La imagen de Granada y la Alhambra en las fotografías de J. Laurent. Granada: Patronato de la Alhambra y Generalife y Obra Social Caja Granada. 2007.

Piñar, Javier y Carlos Sanchez, coords. Una imagen de España: Fotógrafos estereoscopistas franceses (1856-1867). Madrid: Fundación MAPFRE. 2011.

Salmerón, Pedro. « La restauración de la Silla del Moro: La experiencia de intervención en un enclave del paisaje de Granada ». Cuadernos de La Alhambra, no 45, (2010): 65- 89.

Voignier, J. M. Les vues stéréoscopiques de Ferrier et Soulier : Catalogue 1851 -1870. Paris : Éditions du Palmier en zinc. 1992.

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