Lors de l’indexation de vues stéréoscopiques, il est toujours utile de revêtir la casquette d’un enquêteur. Pour situer la prise de vue, la dater avec précision et comprendre le contexte entourant cet instant figé, un minimum de curiosité est indispensable.
Cette démarche nous conduit souvent à découvrir des personnalités, des événements ou des destins singuliers. Aujourd’hui, nous allons nous pencher sur l’un de ces destins hors du commun : celui d’Ève Lavallière.
Tout commence avec une photographie stéréoscopique sur plaque de verre.
En se renseignant rapidement, nous pouvons apprendre que durant la Belle Époque, entre 1890 et 1910, Ève Lavallière fut l’une des plus grandes artistes de théâtre, particulièrement au Théâtre des Variétés à Paris. Sa renommée rivalisait avec celle de Sarah Bernhardt, et plus tard, de Mistinguett. Posséder un portrait d’une telle star de cette époque est déjà exceptionnel, mais le parcours de cette femme va bien au-delà de la célébrité.
La vie d’Ève Lavallière se divise en trois phases : une jeunesse difficile, une carrière d’actrice renommée, puis une conversion radicale qui la conduira à une vie de religieuse franciscaine. À la surprise générale de son époque, l’actrice finira ses jours dans le dépouillement le plus total.
Une enfance difficile
Ève Lavallière, de son vrai nom Eugénie Marie Pascaline Fénoglio, est née à Toulon le 1ᵉʳ avril 1866. Fille de Louis Émile Fénoglio, tailleur d’origine napolitaine, et d’Albanie-Marie Audenet, née à Perpignan, son début de vie fut tumultueux. Placée en nourrice à Bormes-les-Mimosas, elle finit par revenir chez ses parents, mais son père, brutal, va marquer à jamais son existence.
Le 16 mars 1884, alors qu’Ève avait 18 ans et vivait avec sa mère à Perpignan, une dispute éclate. Devant ses yeux, son père tue sa mère de deux coups de revolver avant de se suicider.
Orpheline à seulement 18 ans, à une époque où la majorité légale était fixée à 21 ans, elle devient apprentie modiste, s’avérant très habile de ses mains. Le nom de scène « Lavallière » viendrait du type de cravate qu’elle portait souvent, un accessoire en vogue inspiré par Louise de La Vallière.
Après des débuts comme couturière, elle quitte Toulon pour Nice, avant de se lancer dans le music-hall et le théâtre au sein d’une troupe ambulante sous le nom d’Éveline Lavalette. En 1889, elle réalise son rêve et arrive à Paris, où elle se fait rapidement remarquer lors de cours de danse.
L'ascension au Théâtre des Variétés
Repérée par Duraulens, qui voit en elle un talent prometteur, Ève est introduite auprès du directeur des Variétés, M. Bertrand. À peine ses premiers essais terminés, elle est engagée pour 80 francs par mois, une somme inespérée pour elle.
Ses débuts se font dans un rôle de figuration dans La Belle Hélène. Mais la tragédie frappe : l’actrice principale, Mlle Crouzet, décède subitement. Bertrand confie alors le rôle à Ève. Le succès est fulgurant : une étoile est née. Ève, à 25 ans, émerveille par sa voix aux intonations uniques et par sa présence scénique, capable de passer de la douceur à la violence, de la candeur à la perversité.
Dans le même temps, elle partage la vie du directeur du Théâtre des Variétés, Adolphe Amédée Louveau dit Samuel le Magnifique et qui se fait appeler Fernand Samuel, de 1892 à 1914, dont elle se sépare dès 1897. Elle a avec Louveau une enfant, Jeanne (1895-1980). Fernand Samuel achète le château de Saint-Baslemont, situé à 8 km de Vittel, ville thermale renommée où le couple vient régulièrement.
Mais les vues stéréoscopiques ne sont pas indiqués comme étant de Vittel mais de Luchon, ce qui concorde avec le fait que Fernand Samuel était propriétaire à Luchon .
« Madame Marie-Louise BERTRAND, propriétaire, veuve de monsieur Hector COLOMIC, demeurant à Bagnères-de-Luchon. Laquelle déclare faire vente en faveur de monsieur Adolphe LOUVEAU dit Fernand SAMUEL, directeur du théâtre des Variétés de Paris, chevalier de la légion d’honneur, d’une pièce de terre sise à Bagnères-de-Luchon. » Archives de Luchon
À la mort de Louveau en 1914, le château de Saint-Baslemont passe par héritage à leur enfant unique qui, travesti, se fait appeler Jean Lavallière (dans le village on l’appelle Jean-Jean). Ne s’entendant pas avec cet enfant, Eve vit à l’écart dans le village voisin de Thuillières.
Comme en atteste les vues stéréoscopiques, le fait d’appeler cet enfant « Jean » a commencé très tôt.
Une reconversion rare
La lecture de la vie de Marie-Madeleine, écrite par le père Lacordaire, bouleverse sa vie spirituelle et professionnelle. Elle annule tous ses contrats et mène une vie de prière et de pénitence dont le père Chasteigner a du mal à tempérer les ardeurs. Elle rompt définitivement avec son passé en allant faire ses adieux au Théâtre des Variétés. Elle écrira : « Une conversion, c’est dur les premiers mois et même les premières années. On passe en un moment des ténèbres à la lumière. Il y a des hésitations, des doutes, du clair-obscur. Seulement, lorsque le jour de la victoire sur soi-même se lève, quelle joie, quelle béatitude ! » (Ma conversion).
Elle souhaite entrer dans les ordres mais n’est acceptée dans aucune congrégation. Elle rentre finalement dans le Tiers-Ordre franciscain le 19 septembre 1920 et devient Sœur Ève-Marie du Cœur de Jésus. Mgr Lemaître, qui a pris la suite de l’abbé Chasteignier, l’intronise « missionnaire du Soudan » pour apaiser son chagrin de ne pas être acceptée comme religieuse. Elle entreprend de 1921 jusqu’au milieu de 1923 plusieurs voyages en Tunisie où elle distribue sa fortune, souhaitant vivre dans la pauvreté.
Malade, les derniers moments de sa vie ont été marqués par une intense souffrance, à la fois physique et morale. Son directeur spirituel dira : « La vie d’Ève Lavallière à la fin de sa course peut se résumer en deux mots : amour de Dieu et souffrance ». Elle décède le 11 juillet 1929, à Thuillières, dans les Vosges, et sera inhumée très simplement, dans l’habit franciscain, au pied du mur de l’église du village. Une croix de bois affiche cette épitaphe : « J’ai tout quitté pour Dieu. Lui seul me suffit. Vous qui m’avez créée, ayez pitié de moi. »
Le lot d’images dans lesquels se trouvent les vues d’Eve Lavallière est encore en cours d’indexation, mais ces vues seront bientôt visibles sur la Stéréothèque.
Pierre Chedmail