Onzième épisode : séjour à Bagnères de Luchon.

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Luchon, vue générale, 1865-1900, Photographe Eugène Delon, Collection Wiedemann, WIE891

Rappel des épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, traitement très recherché dans la bonne société parisienne.

À seulement 27 ans, délaissant un temps ses activités littéraires, voici notre écrivain voyageur engagé dans un long périple pour l’époque : Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez, Pau, et enfin Les Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il s’établit le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs.

 

Avant de rentrer à Paris, il reprend toutefois un circuit touristique vers l’est des Pyrénées : cela le conduit d’abord à Saint-Sauveur et Luz ; puis lui et son ami Paul font étape à Tarbes et à Bagnères-de-Bigorre, et enfin Bagnères-de-Luchon. Ce sera leur dernière étape dans les Pyrénées.

 

Presque 200 documents disponibles dans la Stéréothèque ont trait à Luchon et à ses environs. Autant dire que, cette fois-ci, le choix est immense et par conséquent délicat. Nos seuls critères de sélection auront été de privilégier les photos les mieux adaptées au texte de l’auteur ainsi que celles qui étaient les plus contrastées, pour une présentation la plus agréable.

Nous retrouvons ainsi nos photographes classiques des Voyages aux Pyrénées que sont Charles-Paul Furne & Henri Tournier, ainsi qu’Ernest Lamy, mais aussi des photographes locaux : E. Soulé et Eugène Delon ; et, en complément le photographe amateur Croly-Labourdette du fond Besson, le tout conservé chez nos « fournisseurs habituels » : les collections de la Médiathèque de Pau, de Jacques Magendie, de Michel Wiedemann et, pour la première fois, une vue issue de la collection propre du CLEM, en cours d’insertion dans la Stéréothèque.

 

En route pour Bagnères-de Luchon

Le départ de la diligence, dessin de G. Cruilshank vers 1830 (Traveling in France)

 

Au départ de leur étape, nos amis sont tout absorbés par « l’ambiance » et le spectacle qui règnent à l’intérieur de la diligence qu’ils empruntent. Et Taine ne résiste pas au plaisir de nous en narrer les détails : il faut bien une dose de pittoresque dans chacun de ses chapitres !

 

« Tout homme ayant l’usage de ses yeux et de ses oreilles doit, pour voyager, monter sur l’impériale. Les plus hautes places sont les plus belles… […] On se casse le cou quand on en tombe ; […] mais on prend du plaisir quand on y est… […] En premier lieu [sur l’impériale*], on voit le paysage, ce qui produit des descriptions qu’on donne au public. […] [Au contraire], dans le coupé*, on n’a pour spectacle que les harnais des chevaux ; dans l’intérieur*, on voit par une lucarne les arbres défiler comme des soldats au port d’armes ; dans la rotonde*, on est dans un nuage de poussière qui salit le paysage et qui étrangle le voyageur.

En second lieu, vous aurez là-haut la comédie. Dans les places du bas, les gens gardent le décorum et se taisent. Ici les paysans haut perchés qui sont vos compagnons, le postillon et le conducteur, se font des confidences à cœur ouvert ; ils parlent de leurs femmes, de leurs enfants, de leur bien, de leur commerce, de leurs voisins, et surtout d’eux-mêmes ; si bien qu’au bout d’une heure vous imaginez leur ménage et leur vie aussi nettement que si vous étiez chez eux. C’est un roman de mœurs que vous découvrez sur la route… […]

D’ailleurs leurs mœurs rudes, leurs gros éclats de rire, leur franche estime de la force corporelle, leur penchant avoué pour le plaisir de manger et de boire, font contraste avec les grimaces de notre politesse et notre affectation du raffinement. […]

En troisième lieu, on ne respire que là. Les autres places sont des étuves dont les parois et les coussins noirs conservent et concentrent la chaleur. »

[* Au sein d’une grande diligence de la fin du XIXe siècle, on distingue traditionnellement 4 emplacements, de l’avant vers l’arrière : le coupé (ou cabriolet) juste en arrière du postillon, la berline (l’intérieur), la rotonde en surplomb de l’arrière, et, bien entendu l’impériale.]

« La voiture part de grand matin et gravit une longue montée sous la clarté grise de l’aube. Les paysans arrivent par troupes ; les femmes ont cinq ou six bouteilles de lait sur la tête, dans un panier. Des bœufs, le front baissé, traînent des chariots aussi primitifs et aussi gaulois qu’à Pau. Les enfants, en bérets bruns, courent dans la poussière à côté de leurs mères. Le village vient nourrir la ville. »

Abbaye d’Escaladieu, gravure ancienne (Site Monumetum, Ministère de la Culture)

Durant leur étape, qui, manifestement, fait un assez large détour par le piémont, nos amis vont traverser ou passer au voisinage de quelques villages tels qu’Escaladieu, Mauvoisin et Encausse ; Taine nous en dit simplement quelques mots.

« Escaladieu montre au bord de la route les restes d’une ancienne abbaye. La chapelle subsiste et garde des fragments de sculpture gothique. Un pont est à côté, ombragé de grands arbres. La jolie rivière de l’Arros coule, avec des reflets moirés et des guipures d’argent, sur un fond de cailloux sombres. Personne ne savait choisir un emplacement mieux que les moines : c’étaient les artistes du temps. »

Le château de Mauvoisin (Hautes-Pyrénées), photo contemporaine (Châteaudemauvoisin.fr)

« Un peu plus loin, Mauvoisin, ancienne forteresse de chevaliers brigands, lève sa tour ruinée au-dessus de la vallée. Froissard conte comment on assiégea ces honnêtes gens ; certes, en ce temps, ils valaient les autres, et le duc d’Anjou, leur ennemi, avait fait pis qu’eux. »

Encausse (Haute Garonne), l’établissement thermal (Carte postale)

« Encausse est tout près d’ici, au tournant de la route. Chapelle et Bauchaumont y vinrent pour rétablir leur estomac qui le méritait bien ; car ils en usaient mieux que personne. […] Ils vont à petites journées, boivent, causent et font festin chez les amis qu’ils ont partout, courtisent les dames, se moquent fort joliment des provinciales. Ils boivent [à la santé] des absents, goûtent du muscat autant qu’ils peuvent, et badinent en prose et en vers. […] »

« La route est bordée de vignes, dont chaque pied monte à son arbre, orme ou frêne, le couronne d’une fraîche verdure, et laisse retomber ses feuilles et ses vrilles en panache. »

 

La Vallée de Luchon, Le Voyage aux Pyrénées, 3ème éd., gravure de Gustave Doré, p 514.

« La vallée est un jardin étroit et long, entre deux chaînes de montagne. Sur les basses pentes sont de belles prairies où les eaux vives courent aménagées dans des rigoles, arroseuses lestes et babillardes ; les villages sont posés sur la petite rivière ; des ceps montent le long des murs poudreux. Des mauves, droites comme des cierges, lèvent au-dessus des haies leurs fleurs rondes, brillantes comme des roses de rubis. Des vergers de pommiers passent à chaque instant des deux côtés de la voiture. Des cascades tombent dans chaque anfractuosité de la chaîne, entourées de maisons qui cherchent un abri. […] Au fond de la vallée, s’élève un amas de montagnes noires, âpres, dont les têtes sont blanches de neige, qui nourrissent la rivière et ferment l’horizon. »

 

 

Luchon :

« Enfin, nous passons sous une allée de beaux platanes entre deux rangées de villas, de jardins, d’hôtels et de boutiques. C’est Luchon, petite ville aussi parisienne que Bigorre ».

Bagnères-de-Luchon, les allées d’Étigny, 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection CLEM, CLEM103

« La rue est une large allée plantée de grands arbres et bordée d’assez beaux hôtels. Elle fut ouverte par l’intendant d’Étigny, qui, pour ce « méfait », manqua d’être lapidé. Il fallut faire venir une compagnie de dragons pour forcer les Luchonnais à souffrir la prospérité de leur pays ».

Bagnères-de-Luchon, La buvette du Pré, 1877-1890, PhotographeE. Soulé, Collection Magendie, MAG6277


« Au bout de l’allée, un joli chalet, semblable à ceux du Jardin des Plantes, abrite la source du Pré. Ses murs sont un treillis bizarre de branches tortueuses garnies de leur écorce ; son toit est en chaume ; son plafond est une tapisserie de mousses. Une jeune fille assise auprès des robinets distribue aux baigneurs des verres d’eau sulfureuse. Les toilettes élégantes arrivent vers quatre heures. En attendant, on s’assied à l’ombre sur des bancs de bois tressés, et l’on regarde les enfants qui jouent sur le gazon, les rangées d’arbres qui descendent vers la rivière, et la large plaine verte, semée de villages. »

Ce qu’à l’époque on appelle le Jardin des Plantes est aujourd’hui connu comme Parc des Thermes.

Vue générale du projet de thermes de Bagnères-de-Luchon, de l’architecte Edmond Chabert, Cliché Soula, Inventaire général de la Région Occitanie.

À la date du passage de Taine, en 1855, les thermes de Luchon, ceux que l’on connaît encore aujourd’hui, sont en cours de construction. Ils ne seront inaugurés que le 20 juillet 1857, deux années plus tard.

« Au-dessous de la source des Thermes, qu’on achève, et qui seront les plus beaux des Pyrénées. Aujourd’hui le champ voisin est encore chargé de matériaux ; la chaux fume tout le jour et fait flamboyer et frissonner l’air. »

Autel votif de Luchon, Fonds Trutat, Collection Maurice Gourdon, AD31 51  F 331, Ob 12 c2 640

Autel votif des Nymphes Augustes découvert à Luchon, Musée Saint-Raymond, Toulouse

« La cour des bains renferme un grand autel votif, portant une amphore sur l’une des faces et deux autres. L’un d’entre eux fait référence au dieu Lixon qui « dit-on, était du temps des Celtes le Dieu protecteur du pays. De là le nom de Luchon. Il est estropié et non détruit. Les dieux sont vivaces… »

 

Les soirées du curiste à Luchon :

Groupe de musiciens espagnols à Luchon, 1858, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0302

« Le soir, on entend beaucoup trop de pianos. Il y a plusieurs bals, et, dans certains cafés, des orchestres. Ces orchestres sont des familles ambulantes, louées à tant par semaine, pour rendre la maison inhabitable. L’un d’eux, composé d’une flûte mâle et quatre violons femelles, jouait intrépidement tous les soirs la même ouverture. Les privilégiés payants étaient dans la salle parmi les pupitres. Un peuple de paysans se pressait à la porte, bouche béante ; on faisait cercle et l’on montait sur les bancs pour regarder. »

Marchands espagnols à Luchon, 1858, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0303

« Les marchands de toute espèce mettent leur boutique en loterie : loterie de vaisselle, loterie de livres, loterie de petites objets d’ornement, etc. Le marchand et sa femme distribuent des cartons, moyennant un sou, aux servantes, aux soldats, aux enfants qui font foule. Quelqu’un tire ; la galerie et les intéressés avancent le cou avec anxiété. L’homme lit le numéro ; un cri part, signe irréfléchi d’une joie expansive… »

« Ces gens ont le génie de l’étalage. Un jour, on entend rouler deux tambours, suivis de quatre hommes qui marchent solennellement emmaillotés de châles et de pièces d’étoffe. Les enfants et les chiens font procession en criant ; c’est l’ouverture d’une nouvelle boutique. »

Les campagnes des environs de Luchon :

La campagne aux environs de Luchon, Le Voyage aux Pyrénées, 3ème éd., gravure de Gustave Doré, p 523.

« Au jour, la campagne est riche et riante ; la vallée n’est pas une gorge, mais une belle prairie plate coupée d’arbre et de champs de maïs, parmi lesquels la rivière court sans bondir. Luchon est entouré d’allées de platanes, de peupliers et de tilleuls. »


La chute de la Pique, 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection Wiedemann, WIE058

« On quitte ces allées pour un sentier qui suit les flots de la Pique et tournoie dans l’herbe haute. Les frênes et les chênes forment un rideau sur les deux bords ; de gros ruisseaux arrivent des montagnes ; on les passe sur des troncs posés en travers ou sur de larges plaques d’ardoise. Toutes ces eaux coulent à l’ombre, entre des racines tortueuses qu’elles baignent, et qui font treillis des deux côtés. La berge est couverte d’herbes penchées ; on ne voit que la verdure fraîche et les flots sombres.

C’est là qu’à midi se réfugient les promeneurs ; sur les flancs de la vallée serpentent des routes poudreuses où courent des voitures et des cavalcades. Plus haut les montagnes grises, ou brunies par les mousses, développent à perte de vue leurs lignes douces et leurs formes grandioses. »

Randonnée à Superbagnères et aux alentours :

Nous suivrons ensuite Taine et son ami dans leurs pérégrinations. Mais, si l’on consulte une carte, on se rend compte que les différents lieux qu’il évoque, comme s’il s’agissait de sites rencontrés successivement au cours d’une même excursion, ne sont en fait pas toujours sur le même chemin ou la même vallée ; nous respecterons cependant cette évocation, telle que l’a voulue son auteur ; cette description successive des lieux ne choquera que ceux qui connaissent bien les lieux !


La buvette de la Fontaine d’Amour, Carte postale, AD31 00026 Fi Pyrénées

« Au-dessus de Luchon est une montagne nommée Super-Bagnères. Je rencontre d’abord la Fontaine d’Amour : c’est une baraque de planches où l’on vend la bière.

Un escalier tortueux, traversé par des sources, puis des sentiers escarpés dans une noire forêt de sapins, conduisent en deux heures aux pâturages du sommet. La montagne est haute d’environ cinq mille pieds. Ces pâturages sont des grandes collines onduleuses, rangées en étages, tapissées d’un gazon court, de thym dru et odorant ; çà et là on foule les larges touffes d’une sorte d’iris sauvage, dont la fleur passe au mois d’août. On arrive fatigué, et sur l’herbe de la plus haute pointe on peut dormir au soleil le plus voluptueux du monde. »


Vue depuis Superbagnères, 1900-1948, Photo Alexis Croly-Labourdette, Collection Besson, BL175

« Ici, comme sur le Bergonz et sur le pic du Midi, on aperçoit un amphithéâtre de montagnes. Celles-ci n’ont pas l’âpreté héroïque des premiers granits, noirs rochers vêtus d’air lumineux et de neige blanche. D’un seul côté, vers les monts Crabioules, les rocs nus et déchiquetés s’argentaient d’une ceinture de glaciers. Partout ailleurs, les pentes étaient sans escarpements, les formes adoucies, les angles émoussés et arrondis. Mais, quoique moins sauvage, le cirque des montagnes était imposant. »

« Vers le soir, nous descendîmes dans le creux où passaient les chèvres. Une source y coulait, recueillie dans des troncs d’arbres creusés qui servaient d’abreuvoirs aux troupeaux. C’est un plaisir délicieux, après une journée de marche, de tremper ses mains et ses lèvres dans une fontaine froide. Ce bruit sur ce plateau solitaire était charmant. »


L’entrée du gouffre infernal [Gouffre d’Enfer], 1868, Photo Ernest Lamy, Collection Magendie, MAG6543

« Au midi, la rivière devient torrent. À une demi-lieue de Luchon elle s’engouffre dans un profond défilé de rochers rouges, dont plusieurs ont croulé ; le lit est obstrué de blocs ; les deux murailles de roches se serrent, et l’eau amoncelée rugit pour sortir de sa prison ; mais les arbres poussent dans les fissures, et le long des parois les fleurs blanches des ronces pendent en chevelures. »

Taine ne nomme pas ce goulet, mais il est très probable qu’il s’agit du Gouffre d’Enfer, bien plus éloigné de Luchon que Castel-Vieil, et au-delà de la bifurcation vers Superbagnères.

Les ruines du château de Castel-Vieil près de Luchon, 1868, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Magendie, MAG6276

« Tout près de là, sur une éminence ronde de roc perché, se lève une tour mauresque en ruinée, qu’on nomme Castel-Vieil. Son flanc est bordé d’une affreuse montagne noire et brune, toute nue, qui ressemble à un amphithéâtre écroulé. Les assises pendent les unes sur les autres, ébréchées, disloquées, saignantes ; les arêtes tranchantes et les cassures sont jaunies de misérables mousses, ulcères végétaux qui salissent de leurs plaques lépreuses la nudité de la pierre. Les pièces de ce monstrueux squelettes ne tiennent ensemble que par leur masse ; il est lézardé de fissures profondes, hérissé de blocs croulants, cassé jusqu’à la base ; ce n’est plus qu’une ruine morne et colossale, assise à l’entrée d’une vallée, comme un géant foudroyé. »

Randonnée jusqu’au Port de Venasque :

Taine nous entraîne ensuite dans une excursion en direction du Port de Venasque. La vue de nos collections qui correspond le mieux au paysage que l’on découvre en chemin, tel qu’il le décrit ci-après, est la photo ci-dessous (titrée « les Montagnes de Pesson »).

En suivant la vallée de la pique en direction du Port de Venasque (au fond, la montagne de Pesson), 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0610

« La vallée se rétrécit et monte ; le Gave [La Pique] coule entre deux versants de grandes forêts, et tombe à chaque pas en cascades. Les yeux sont rassasiés de fraîcheur et de verdure ; les arbres montent jusqu’au ciel, serrés, splendides ; la magnifique lumière s’abat comme une pluie sur la pente immense ; ses myriades de plantes la respirent, et la puissante sève qui les gorge déborde en luxe et en vigueur. De toutes parts la chaleur et l’eau les vivifient et les propagent ; elles s’entassent ; des hêtres énormes se penchent au-dessus du torrent ; les fougères peuplent ses bords ; la mousse pend en guirlandes vertes sur des arcades des racines ; des fleurs sauvages poussent par familles dans les crevasses des hêtres ; les longues branches vont d’un jet jusqu’à l’autre bord, l’eau glisse, bouillonne, saute d’une berge à l’autre avec une violence infatigable, et perce sa voie par une suite de tempêtes. »

L’Hospice de France, 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0607

« Au fond d’un creux plein d’herbes, paraît l’hospice de Bagnères, lourde maison de pierre, qui sert de refuge. »

Ce que Taine dénomme « l’hospice de Bagnères » s’appelle désormais l’Hospice de France, grand refuge en descendant du Port de Venasque. Admirons à cette occasion la « performance » de notre écrivain et de son ami : l’excursion au Port de Venasque est certes aujourd’hui une randonnée ne nécessitant pas de grand entraînement (5 heures aller-retour, depuis l’Hospice de France, avec un équipement adapté), mais, dans les conditions de l’époque, sans équipement spécifique, ce devait être bien différent. Il y a fort à parier que nos amis l’ont faite à dos d’âne !

« Les montagnes ouvrent en face leur cirque de roche, fondrière énorme et désolée ; pour comble les nuages sont amassés, et ternissent l’enceinte crevassée qui ferme l’horizon ; elle tourne d’un air morne, toute nue, avec l’armée grimaçante de ses aiguilles, de ses tranchées saignantes, de ses escarpements meurtriers ; sous le dôme de nuages, tournoie une bande de corbeaux qui crient. Ce puits semble leur aire ; il faut des ailes pour échapper à l’inimitié de toutes ces pointes hérissées, et de tant de gouffres béants qui attirent le passant pour le briser. »

Le massif de la Maladeta vu depuis le Port de Venasque, 1858, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Magendie, MAG6275

« Tout d’un coup, dans ce terrible bataillon, une fente s’ouvre ; la Maladetta [sic] lève d’un élan son grand spectre ; des forêts de pins brisés tournent autour de son pied ; une ceinture de rocs noirs bosselle sa poitrine aride, et les glaciers lui font une couronne. »

Et la contemplation de cette immensité minérale plonge notre auteur dans une extase quasi métaphysique…

« Ces blocs que l’œil juge massifs sont des réseaux d’atomes immensément éloignés, sollicités d’attractions innombrables et contraires, labyrinthes invisibles où s’élaborent des transformations incessantes où des fluides foudroyants circulent, où fermente la vie minérale, aussi attractive et plus grandiose que les autres. […] Que sommes-nous, sinon une excroissance passagère, formée d’un peu d’air épaissi, poussée au hasard dans une fente de la roche éternelle ? […] Un mouvement plus vaste emporte la planète avec ses compagnes autour du soleil, emporté lui-même vers un terme inconnu, dans l’espace infini où tourbillonne le peuple infini des mondes. Qui dira qu’ils ne sont là que pour le décorer et l’emplir ? Ces grands blocs roulants sont la première pensée et le plus large développement de la nature ; ils vivent au même titre que nous, ils sont les fils de la même mère, et nous reconnaissons en eux nos parents et nos aînés… »

* * *

De retour de leurs randonnées pyrénéennes et de leurs expériences contemplatives, nos amis prendront le chemin du retour par Toulouse : ce sera leur ultime étape, objet de notre dernier épisode.

Christian Bernadat

Bibliographie :

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