Huitième épisode : excursions à Barèges, Cauterets, le Lac de Gaube et l’abbaye de Saint-Savin
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Rappel des sept épisodes précédents :
Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, soin alors très prisé dans la bonne société parisienne. Pour cela, à seulement 27 ans, il a pris une sorte de « congé sabbatique ». Après Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez et Pau, notre écrivain voyageur est parvenu aux Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il séjourne le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs de la station thermale. À l’issue de son séjour, il reprend la route vers Saint-Sauveur et Luz, où il séjourne encore plusieurs jours, le temps d’effectuer quelques excursions aux alentours, avec son ami Paul (dont on ne sait rien).
On illustrera cet épisode de vues disponibles dans la Stéréothèque, toujours essentiellement au sein des collections Magendie, de la Médiathèque de Pau ou Besson, la plupart du temps issues des séries sur le thème du Voyage aux Pyrénées, dont les photographes sont souvent connus (Ernest Lamy, Jean Andrieu, Paul Charles Furne et Henri Tournier, Torres de Miguel, Alexis Croly-Labourdette).
La route vers Barèges…
« Paul et moi nous sommes allés à Barèges ; la route est une longue montée de deux lieues [environ 9 km]. Une allée d’arbres s’allonge entre un ruisseau et le Gave. L’eau jaillit de toutes les hauteurs ; çà et là un peuple de petits moulins s’est posé sur les cascades ; les versants en sont semés. On s’égaye à voir ces petits êtres nichés dans les creux des pentes colossales. Leur toit d’ardoise sourit pourtant et jette son éclair entre les herbes. Il n’y a rien ici que de gracieux et d’aimable ; les bords du Gave gardent leur fraîcheur sous le soleil brûlant ; les ruisseaux laissent à peine entre eux et lui une étroite bande verte ; on est entouré d’eaux courantes ; l’ombre des frênes et des aulnes tremble dans l’herbe fine ; les arbres s’élancent d’un jet superbe, en colonnes lisses, et ne s’étalent en branches qu’à quarante pieds de hauteur. L’eau sombre de la rigole d’ardoise va frôlant les tiges vertes ; elle court si vite qu’elle semble frissonner. De l’autre côté du torrent, des peupliers s’échelonnent sur la côte verdoyante ; leurs feuilles, un peu pâles, se détachent sur le bleu pur du ciel ; au moindre vent, elles s’agitent et reluisent. […] »
« Bientôt les monts se pèlent, les arbres disparaissent ; il n’y a plus, sur le versant que de mauvaises broussailles : on aperçoit Barèges.
Le paysage est hideux. Le flanc de la montagne est crevassé d’éboulements blanchâtres ; la petite plaine ravagée disparaît sous les grèves ; la pauvre herbe, séchée, écrasée, manque à chaque pas ; la terre est comme éventrée, et la fondrière, par sa plaie béante, laisse voir jusque dans ses entrailles ; les couches de calcaire jaunâtre sont mises à nu ; on marche sur des sables et sur des traînées de cailloux roulés ; le Gave lui-même disparaît à demi sous des amas de pierres grisâtres, et sort péniblement du désert qu’il s’est fait. Ce sol défoncé est aussi laid que triste ; ces débris sont sales et petits ; ils sont d’hier : on sent que la dévastation recommence tous les ans. […] Ici les pierres viennent d’être déterrées, elles trempent encore dans la boue ; deux ruisseaux fangeux se traînent dans les effondrements : on dirait une carrière abandonnée. »
Que s’est-il passé ? Alors que cette vallée, le Val de La Batsus, au pied du Tourmalet et du Pic du Midi, est habituellement célébrée pour sa beauté, Taine n’y voit que désolation : on peut supposer que, comme cela arrive assez fréquemment (par exemple en 2013), une avalanche hivernale a emporté le lit du torrent et est venue dévaster jusqu’aux portes du village. Du coup, le village lui-même lui paraît désolé et triste…
Barèges
« Le bourg de Barèges est aussi vilain que son avenue : tristes maisons, mal recrépies ; de distance en distance, une longue file de baraques et de cahutes en bois, où l’on vend des mouchoirs et de la mauvaise quincaillerie. C’est que l’avalanche s’accumule chaque hiver sur la gauche, dans une crevasse de la montagne, et emporte en glissant un pan de la rue ; ces baraques sont une cicatrice. Les froides vapeurs s’amassent ici, le vent s’y engage, et la bourgade est inhabitable l’hiver. Le sol est enseveli sous quinze pieds de neige ; tous les habitants émigrent : on y laisse sept ou huit montagnards avec des provisions, pour veiller aux maisons et aux meubles. Souvent, ces pauvres gens ne peuvent arriver jusqu’à Luz, et restent emprisonnés plusieurs semaines. »
Les thermes
« L’établissement des bains est misérable ; les compartiments des caves sans air ni lumière ; il n’y a que seize cabinets, tous délabrés. Les malades sont obligés souvent de se baigner la nuit. Les trois piscines sont alimentées par l’eau qui vient de servir aux baignoires ; celle des pauvres reçoit l’eau qui sort des deux autres. Ces piscines, basses, obscures, sont des espèces de prisons étouffantes et souterraines. Il faut avoir beaucoup de santé pour y guérir. »
L’hôpital militaire
« L’hôpital militaire, relégué au nord de la bourgade, et un triste bâtiment crépissé, dont les fenêtres s’alignent avec une régularité militaire. Les malades, enveloppés dans une capote grise trop large, montent un à un la pente nue et s’asseyent entre les pierres ; ils se chauffent au soleil pendant des heures entières, et regardent devant eux d’un air résigné. Les journées d’un malade sont si longues ! Ces figures amaigries reprennent un air de gaieté quand un camarade passe ; on échange une plaisanterie : même à l’hôpital, même à Barèges, un Français reste un Français ! »
« L’aspect de l’ouest est encore plus sombre. Une masse énorme de pics noirâtres et neigeux cerne l’horizon. Ils sont suspendus sur la vallée comme une menace éternelle. Ces arêtes si âpres, si multipliées, si anguleuses, donnent à l’œil la sensation d’une dureté invincible. Il en vient un vent froid, qui pousse vers Barèges de pesants nuages ; les seules choses gaies sont les deux ruisseaux diamantés qui bordent la rue et babillent bruyamment sur les cailloux bleus. »
Cauterets
Ici, on constate que le tourisme a déjà développé toute une économie de rabatteurs, comme on peut encore le vivre aujourd’hui dans certaines villes touristiques étrangères, en Italie, en Grèce ou en Afrique…
« Cauterets est un bourg au fond d’une vallée, assez triste, pavé, muni d’un octroi. Hôteliers, guides, tout un peuple affamé nous investit ; mais nous avons beaucoup de force d’âme, et, après une belle résistance, nous obtenons le droit de regarder et de choisir. Cinquante pas plus loin, nous sommes raccrochés par des servantes, des enfants, des loueurs d’ânes, des garçons qui par hasard viennent se promener autour de nous. On nous offre des cartes, on nous vante l’emplacement, la cuisine ; on nous accompagne, casquette en main, jusqu’au bout du village ; en même temps on écarte à coup de coudes les compétiteurs […]. Chaque hôtel a ses recruteurs à l’affût ; ils chassent, l’hiver à l’isard, l’été au voyageur. »
Les eaux de Cauterets
« Ce bourg a plusieurs sources : celle du Roi guérit Abarca, roi d’Aragon ; celle de César rendit, dit-on, la santé au grand César. Il faut de la foi en histoire comme en médecine… […] Un médecin célèbre disait un jour à ses élèves : « Employez vite ce remède pendant qu’il guérit encore. » Les médicaments sont des modes comme les chapeaux.
Que peut-on dire contre celle-ci ? Le climat est chaud, la gorge abritée, l’air pur ; la gaieté du soleil égaye. En changeant d’habitudes, on change de pensées ; les idées noires s’en vont. L’eau n’est pas mauvaise à boire ; on a fait un joli voyage ; le moral guérit le physique : sinon, on a espéré pendant deux mois. Et qu’est-ce, je vous prie, qu’un remède, sinon un prétexte pour espérer ? On prend patience et plaisir jusqu’à ce que le mal ou le malade s’en aille, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. »
Le lac de Gaube
Même s’il ne s’agit pas d’une ascension très ardue, il faut encore aujourd’hui autour d’une heure et demie pour accéder au lac de Gaube depuis Cauterets. Au milieu du XIXe siècle, il fallait sans doute bien davantage. Taine et son ami nous montrent ici à nouveau qu’une telle excursion ne leur fait pas peur.
« A quelques lieues de là, entre les précipices, dort le lac de Gaube. L’eau verte, profonde de trois cents pieds, a des reflets d’émeraude. Les têtes chauves des monts s’y mirent avec une sérénité divine. La fine colonne de pins s’y réfléchit aussi nette que dans l’aire ; dans le lointain, les bois vêtus d’une vapeur bleuâtre viennent tremper leurs pieds dans son eau froide, et l’énorme Vignemale, tâché de neige, le ferme de sa falaise. Quelquefois, un reste de brise vient le plisser, et toutes ces grandes images ondulent ; la Diane de Grèce, la vierge chasseresse et sauvage, l’eût pris pour miroir. »
Un orage à Barèges
« Parfois ici, après un jour brûlant, les nuages s’amassent, l’air est étouffant, on se sent malade, et un orage éclate. Il y en eut un cette nuit : à chaque minute, le ciel s’ouvrait, fendu par un éclair immense, et la voûte des ténèbres se levait tout entière comme une tente. La lumière éblouissante dessinait à une lieue de distance les lignes des cultures et des formes des arbres. Les glaciers flamboyaient avec des lueurs bleuâtres ; les pics déchiquetés se dressaient subitement à l’horizon comme une armée de spectres. La gorge était illuminée dans ses profondeurs ; ses blocs entassés, ses arbres accrochés aux roches, ses ravines déchirées, son Gave écumant, apparaissaient dans une blancheur livide, et s’évanouissaient comme les visions fugitives d’un monde tourmenté et inconnu. Bientôt la grande voix du tonnerre roula dans les gorges ; les nuages qui le portaient rampaient à mi-côte et venaient se choquer entre les roches ; la foudre éclatait comme une décharge d’artillerie. Le vent se leva et la pluie vint. La plaine inclinée des cimes s’ouvrait sous ses rafales ; la draperie funèbre des sapins était collée aux flancs de la montagne. Une plainte traînante sortait des pierres et des arbres. Les longues raies de la pluie brouillaient l’air ;
On voyait sous les éclairs l’eau ruisseler, inonder les cimes, descendre des deux versants, glisser en nappes sur les rochers, et de toutes parts à flots précipités courir au Gave. Le lendemain, les routes étaient fendues de fondrières, les arbres pendaient par leurs racines saignantes, des pans de terre avaient croulé, et le torrent était un fleuve. »
L’abbaye de Saint-Savin
L’abbaye de Saint-Savin de Lavédan fut un des grands centres religieux du pays de Bigorre. Elle daterait du Xe siècle. Et la légende y fait passer Rolland de retour de Ronceveau.
« Sur une colline, au bord de la route, sont les restes de l’abbaye de Saint-Savin. La vieille église fut, dit-on, bâtie par Charlemagne ; les pierres croulent, rongées et roussies ; les dalles, disjointes, sont incrustées de mousse ; du jardin, le regard embrasse la vallée brunie par le soir ; le Gave, qui tourne, élève déjà dans l’air sa traînée de fumée pâle.
Il était doux, ici, d’être moine : c’est en de tels lieux qu’il faut lire l’Imitation ; c’est en de tels lieux qu’on l’a écrite. Pour une âme délicate et noble, un couvent était alors le seul refuge ; tout la blessait et la rebutait alentour.
Alentour, quel horrible monde ! Des seigneurs qui pillent les voyageurs et s’égorgent entre eux ; des artisans et des soudards qui s’emplissent de viandes et s’accouplent en brutes ; des paysans dont on brûle la hutte, dont on viole la femme, qui, par désespoir et par faim s’en vont au sabbat ; nul souvenir de bien, nul espoir de mieux. […]
Ici, qu’il est aisé d’oublier le monde ! Ni livres, ni nouvelles, ni sciences ; personne ne voyage et personne ne pense. Cette vallée est tout l’univers… »
* * *
Nous poursuivrons ces excursions aux côtés de Taine lors de l’épisode suivant, jusqu’à Gavarnie ; nous ferons l’ascension du Bergonz (aujourd’hui Pic de Bergons) et Paul, le compagnon de voyage de Taine, nous racontera même son ascension du Pic du Midi !
Christian Bernadat
Bibliographie :
Hippolyte Taine, Le voyage au Pyrénées, 3e édition, sur Gallica
Jacques Gimard et Eleder Bidard, Mémoire de Pyrénées, Ed. Le Pré aux Clercs, 2001