Neuvième épisode : excursion jusqu’au Cirque de Gavarnie, ascension du Pic de Bergons et du Pic du Midi
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Plusieurs mois ont passé depuis notre huitième épisode : il est bien temps de poursuivre notre circuit dans les pas d’Hippolyte Taine.
Rappel des épisodes précédents :
Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, traitement très recherché dans la bonne société parisienne. À seulement 27 ans, délaissant un temps ses activités littéraires, voici notre écrivain voyageur engagé dans un long périple pour l’époque : Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez, Pau, et enfin Les Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il s’établit le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs.
À l’issue de son séjour, il ne s’empresse pas de rentrer à Paris, mais reprend la route vers Saint-Sauveur et Luz, où il va séjourner encore plusieurs jours, le temps d’explorer les alentours avec son ami Paul (dont on ne sait rien).
On illustrera cet épisode de vues disponibles dans la Stéréothèque, cette fois essentiellement au sein de la collection Magendie, la plupart issues de séries sur le thème du Voyage aux Pyrénées, photos dont les auteurs sont souvent connus : Jean Andrieu, Alexandre Bertrand, Ernest Lamy.
Au cours de cette étape, on appréciera tout particulièrement la richesse des collections hébergées par la Stéréothèque, de surcroît à l’aide de vues prises à quelques années seulement du voyage de notre auteur. Elles permettent d’illustrer par le détail l’excursion d’Hippolyte Taine à Gavarnie, que l’auteur s’applique à décrire par le menu, comme un contrepoint aux « guides-manuels », jugés sans doute trop lapidaires, mais déjà largement disponibles.
Aller à Gavarnie…
L’excursion à Gavarnie est une des plus renommées et des plus recherchées du tourisme pyrénéen, déjà dans les années 1840. Depuis la Révolution, une route a été tracée pour surveiller et tenir la frontière contre les incursions espagnoles. Cette voie a conduit un grand nombre de personnes à découvrir la beauté et les richesses de cette région, suscitant très tôt de nombreuses recherches botaniques, géologiques et topographiques.
Ensuite, Victor Hugo, avec son Voyage aux Pyrénées de Bordeaux à Gavarnie publié en 1843, ou le géographe et cartographe Franz Schrader, ont amplement contribué à ériger l’excursion au cirque de Gavarnie en étape obligée du tourisme pyrénéen.
Au moment du voyage de Taine, l’excursion au cirque de Gavarnie est donc déjà un incontournable de tout voyage aux Pyrénées. Notre auteur n’est pas dupe, et c’est avec quelque humour qu’il évoque cette injonction mondaine, à bien des égards similaire à l’attitude d’un « touriste de masse » contemporain :
« De Luz à Gavarnie il y a six lieues [environ 19 km]. Il est enjoint à tout être vivant et pouvant monter un cheval, un mulet, un quadrupède, de visiter Gavarnie ; à défaut d’autres bêtes, il devrait, toute honte cessant, enfourcher un âne. Les dames et les convalescents s’y font conduire en chaise à porteur.
Sinon, pensez quelle figure vous ferez au retour. « Vous venez des Pyrénées, vous avez vu Gavarnie ? – Non. – Pourquoi donc êtes-vous allé aux Pyrénées ? »… Vous baissez la tête, et votre ami triomphe, surtout s’il s’est ennuyé à Gavarnie… Vous subissez [alors] une description de Gavarnie, d’après la dernière édition du guide-manuel ! […] Il n’y a que deux ressources : apprendre par cœur une description ou faire le voyage… J’ai fait le voyage, et je vais donner la description. »
Et, de fait, Taine va nous faire partager son excursion étape par étape, et, pour ainsi dire, quart d’heure par quart d’heure.
La route de Sia
« On part à six heures du matin, par la route de Scia [sic], dans le brouillard, sans rien voir d’abord que de grandes formes confuses d’arbres et de rochers… […]
À Scia, la route passe par un petit pont fort élevé, qui domine un autre pont grisâtre, abandonné. [Depuis le pont supérieur, notre voyageur n’a pas la possibilité d’apercevoir le troisième pont, le plus ancien et le plus bas – datant de 1712]. Le double étage d’arcades se courbe gracieusement au-dessus du torrent bleu ; cependant une clarté pâle flotte déjà dans la vapeur diaphane ; une gaze dorée ondule sur le Gave ; le voile aérien s’amincit et va s’évanouir. »
Le pont de Gèdres
« Nous tournons un second pont, et nous entrons dans la campagne de Gèdres [sic], verdoyante et cultivée ; les foins sont en tas ; on coupe les moissons ; nos chevaux marchent entre deux haies de noisetiers ; nous longeons des vergers : mais la montagne est toujours voisine ; le guide nous montre un rocher haut comme trois hommes, qui roula il y a deux ans et broya une maison. »
« La nation française […] est mal représentée à Gèdres. D’abord paraît un long douanier moisi, qui vise le laisser-passer des chevaux ; avec son habit jadis vert, le pauvre homme a l’air d’avoir séjourné une semaine dans la rivière. Sitôt qu’il nous lâche, une bande de polissons, garçons et filles, fond sur nous : les uns tendent la main, les autres veulent nous vendre des pierres ; ils font signe au guide d’arrêter ; ils réclament les voyageurs ; deux ou trois tiennent la bride de chaque bête, et tous ensemble crient : « La grotte ! la grotte ! » Force est de se résigner et de voir la grotte. »
Le chaos de Gavarnie
« Après Gèdres est une vallée sauvage qu’on nomme le Chaos, et qui est bien nommée. Là, au bout d’un quart d’heure, les arbres disparaissent, puis les genévriers et les buis, enfin les mousses : on ne voit plus le Gave, tous les bruits cessent. C’est la solitude morte et peuplée de débris. Trois avalanches de roches et de cailloux écrasés sont descendues de la cime jusqu’au fond. L’effroyable marée, haute et longue d’un quart de lieue, étale comme des flots ses myriades de pierres stériles, et la nappe inclinée semble encore glisser pour inonder la gorge. »
« Cent pas plus loin, l’aspect de la vallée devient formidable. Des troupeaux de mammouths et de mastodontes de pierre gisent accroupis sur le versant oriental, échelonnés et amoncelés dans toute la pente. »
Le village de Gavarnie
« Gavarnie est un village fort ordinaire, ayant vue sur l’amphithéâtre qu’on vient visiter.
« Lorsqu’on l’a quitté, il faut encore faire une lieue dans une triste plaine, à demi engravée par les débordements d’hiver ; les eaux du Gave sont fangeuses et ternes ; un vent froid souffle du cirque ; les glaciers, parsemés de boue et de pierres, sont collés au versant comme des plaques de plâtre sali. […]
Les chevaux passent le Gave à gué, en trébuchant, glacés par l’eau des neiges. Dans cette solitude dévastée, on rencontre tout d’un coup le plus riant parterre. Un peuple de beaux iris se presse dans le lit d’un torrent desséché ; le soleil traverse de ses rayons d’or leurs pétales veloutés d’un bleu tendre… […] Nous gravissons un dernier tertre, semé d’iris et de roches. »
Le refuge de Gavarnie et les glaciers
« Là est une cabane où l’on déjeune [déjà un refuge, en 1855 !] et où on laisse les chevaux. On s’arme d’un grand bâton, et l’on descend sur les glaciers du cirque. Ces glaciers sont fort laids, très sales, très inégaux, très glissants ; on court à chaque pas un risque de tomber, et, si l’on tombe, c’est sur des pierres aigües ou dans des trous profonds. Ils ressemblent beaucoup à des plâtras entassés, et ceux qui les ont admirés ont de l’admiration à revendre… »
Nous pouvons constater qu’au milieu du XIXe siècle, en plein été, le glacier de Gavarnie descendait jusqu’au refuge ! Nous en sommes bien loin aujourd’hui : désormais (et cela au moins depuis 2018), pratiquement plus de glace à Gavarnie en été !
« Après les glaciers, nous trouvons une esplanade en pente ; nous grimpons pendant dix minutes en nous meurtrissant les pieds sur des quartiers de roches tranchantes. Depuis la cabane nous n’avions pas levé les yeux, afin de nous réserver la sensation entière. Ici enfin nous regardons.
Une muraille de granit couronnée de neige se creuse devant nous en cirque gigantesque. Ce cirque a douze cents pieds de haut, près d’une lieue de tour, trois étages de murs perpendiculaires, et, sur chaque étage, des milliers de gradins. La vallée finit là ; le mur est d’un seul bloc, inexpugnable. Les autres sommets crouleraient, que ses assises massives ne remueraient pas.
Là est la borne de deux contrées et de deux races ; c’est elle que Roland voulut rompre, lorsque d’un coup d’épée il ouvrit une brèche à la cime. Mais l’immense blessure disparaît dans l’énormité du mur invaincu. Trois nappes de neige s’étalent sur les trois étages d’assises. Le soleil tombe de toute sa force sur cette robe virginale sans pouvoir la faire resplendir. Elle garde sa blancheur mate. Tout ce grandiose est austère ; l’air est glacé sous les rayons du Midi ; de grandes ombres humides rampent au pied des murailles. »
Les cascades de Gavarnie
« Les seuls habitants sont les cascades assemblées pour former le Gave. Les filets d’eau arrivent par milliers de la plus haute assise, bondissent de gradin en gradin, croisent leurs raies d’écume, serpentent, s’unissent et tombent par douze ruisseaux qui glissent […] en traînées floconneuses pour se perdre dans les glaciers du sol. La treizième cascade sur la gauche a douze cent soixante-six pieds de haut. Elle tombe lentement, comme un nuage qui descend, ou comme un voile de mousseline qu’on déploie ; l’air adoucit la chute ; l’œil suit avec complaisance la gracieuse ondulation du beau voile aérien. Elle glisse le long du rocher, et semble plutôt flotter que couler. Le soleil luit, à travers son panache, de l’éclat le plus doux et le plus aimable. Elle arrive en bas comme un bouquet de plumes fines et ondoyantes, et rejaillit en poussière d’argent ; la fraîche et transparente vapeur se balance autour de la pierre trempée, et sa traînée qui rebondit monte légèrement le long des assises. L’air est immobile ; nul bruit, nul être vivant dans cette solitude. On n’entend que le murmure monotone des cascades, semblable au bruissement des feuilles que le vent froisse dans une forêt. »
Retour à Gavarnie
« Nous rencontrâmes au village nos compagnons de route qui s’étaient assis. Les bons touristes, fatigués, s’arrêtent ordinairement à l’auberge, dînent substantiellement, se font apporter une chaise sur la porte, et digèrent en regardant le cirque, qui de là paraît haut comme une maison. Sur quoi ils s’en retournent, louant ce spectacle grandiose, et très contents d’être venus aux Pyrénées… »
L’ascension du Pic de Bergons
Le Pic de Bergons (à l’époque dénommé sommet du Bergonz) culmine à 2068 m. Mais il est accessible à tout marcheur. Cela explique que, malgré l’altitude, Taine se soit lancé à son ascension, beaucoup moins recherchée que la montée au cirque de Gavarnie. Il en fait la description « pour être utile à ses semblables » écrit-il, c’est-à-dire pour alimenter les récits de voyage, aussi populaires, à l’époque, que les « guides-manuels » aux voyageurs.
« Il faut être utile à ses semblables ; je suis monté sur le Bergonz, pour avoir au moins une ascension à raconter.
Un sentier pierreux, en zigzag, écorche la montagne verte de sa traînée blanchâtre. La vue change à chaque détour. Au-dessus et au-dessous de nous des prairies, des faneuses, de petites maisons collées au versant comme des nids d’hirondelles. Plus bas, une fondrière immense de roc noir, où de tous côtés accourent des ruisseaux d’argent. À mesure que nous nous élevons, les vallées se rétrécissent et s’effacent, les montagnes grises s’élargissent et s’étalent dans leur énormité. Bientôt l’herbe utile disparaît ; des mousses roussies, des milliers de rhododendrons, revêtent les escarpements stériles ; la route se dégrade sous l’effort des sources perdues ; elle s’encombre de pierres roulées.
On atteint enfin une crête nue, où l’on descend de cheval ; là commence l’arrête de la montagne. On marche pendant dix minutes sur un tapis de bruyères serrées, et l’on est sur la plus haute cime. Quelle vue ! Tout ce qui est humain disparaît : villages, enclos, cultures, on dirait des ouvrages de fourmis. J’ai deux vallées sous les yeux, qui semblent de petites bandes de terres perdues dans un entonnoir bleu.
Au nord, les vallées de Luz et d’Argelès s’ouvrent dans la plaine par une percée bleuâtre, brillantes un éclat terne, et semblables à deux aiguières d’étain bruni. À l’ouest, la chaîne de Barèges s’allonge en scie jusqu’au Pic du Midi, énorme hache ébréchée, tachée de plaques de neige. »
L’ascension du Pic du Midi de Bigorre
Le pic de Midi de Bigorre culmine à 2876 m. Pourtant, depuis 1858, il est accessible en 3 ou 4 heures de cheval ; une auberge y est même présente au sommet. Par contre, l’observatoire qui en caractérise aujourd’hui le sommet n’a été construit qu’entre 1873 et 1882. C’est donc un pic vierge de toute installation autre que l’auberge que l’ami de notre voyageur devrait découvrir.
Mais le dénouement est particulièrement décevant : à cette altitude, le beau temps est rare, même en été. Par ailleurs, si, en ce XIXe siècle, l’ascension est physiquement réalisable, par contre l’altitude représente encore un défi, notamment vestimentaire, car on ne dispose pas de tenues véritablement adaptées. On appréciera l’humour glacial du narrateur à travers le laconisme de son récit…
« Paul est monté sur le pic du Midi de Bigorre ; voici son journal de voyage :
Départ à quatre heures du matin dans la vapeur. Les pâturages de Tau à travers la vapeur ; on voit la vapeur. Le lac d’Oncet à travers la vapeur : même vue.
Hourque des cinq Ours. Plusieurs taches blanches ou grisâtres, dans un fond blanchâtre ou grisâtre. […] Commencement de l’escarpement ; montée au pas, à la queue l’un de l’autre ; cela me rappelle le manège Leblanc, et les cinquante chevaux qui avancent gracieusement dans la sciure de bois… […].
Première heure : vue du dos de mon guide et de la croupe de son cheval… […]
Deuxième heure : la vue s’élargit ; j’aperçois l’œil gauche du cheval et du guide. Cet œil est borgne ; il ne perd rien.
Troisième heure : la vue s’élargit encore. Vue de deux croupes de cheval et deux vestes de touristes, qui sont à quinze pieds au-dessus de nous […].
Quatrième heure : joie et transports ; le guide me promet, pour la cime, la vue d’une mer de nuages.
Arrivée : vue de la mer de nuages. Par malheur nous sommes dans un des nuages. Aspect d’un bain de vapeur quand on est dans le bain.
Bénéfices : rhume de cerveau, rhumatisme aux pieds, lombago, congélation, bonheur d’un homme qui aurait fait huit heures antichambre, dans une antichambre sans feu.
– Et cela arrive souvent ? – Deux fois sur trois… Les guides jurent que non. »
* * *
Épisode suivant : nous progresserons dans le périple de Taine et de son ami, en parvenant à Bagnères-de-Luchon.
Christian Bernadat
Bibliographie
Hippolyte Taine, Le Voyage aux Pyrénées (Gallica)
Pierre Minvielle, Les Pyrénées, Fernand Nathan, 1981
Cirque de Gavarnie sur Wikipédia
Randonnée Pic de Bergons, Topopyrenees.com