Dixième épisode : séjour à Bagnères de Bigorre en passant par Tarbes
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Rappel des épisodes précédents :
Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, traitement très recherché dans la bonne société parisienne. À seulement 27 ans, délaissant un temps ses activités littéraires, voici notre écrivain voyageur engagé dans un long périple pour l’époque : Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez, Pau, et enfin Les Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il s’établit le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs. Avant de rentrer à Paris, il reprend toutefois un circuit touristique vers l’est des Pyrénées : cela le conduit d’abord à Saint-Sauveur et Luz, où il va séjourner plusieurs jours, le temps d’explorer les alentours avec son ami Paul.
Dans cette dernière étape, Taine nous annonçait aller ensuite à Bagnères-de-Luchon. Mais en fait, lui et son ami font d’abord étape à Tarbes, puis à Bagnères-de-Bigorre…
On illustrera cet épisode de vues disponibles dans la Stéréothèque, au sein des collections Magendie, Calvelo, Wiedemann, ainsi que de celle de la Médiathèque de Pau, la plupart issues de séries sur le thème du Voyage aux Pyrénées, photos dont les auteurs sont pour la plupart connus : Jean Andrieu, Alexandre Bertrand, Thomas Gillis, Charles-Paul Furne & Henri Tournier, Ernest Lamy.
L’itinéraire de nos voyageurs passe d’abord par Tarbes
Pour aller de Luz-Saint-Sauveur à Bagnères-de-Bigorre, c’est-à-dire pour passer de la vallée de Luz à celle de l’Adour, à la date du voyage de notre auteur, la « Route thermale n°1 » est normalement déjà ouverte aux « voitures » (hippomobiles), depuis 1850 au plus tard : elle représente une distance de 35 km environ. Pourtant, ce n’est pas le circuit que vont emprunter nos voyageurs, peut-être du fait de l’absence de liaison régulière en malle-poste. Cela va les contraindre à un circuit d’à peu près le double en distance (64 km), en passant par Tarbes (alors même qu’une petite route aurait pu également constituer un raccourci, en bifurquant à Lourdes vers Bagnères). On peut imaginer qu’un tel circuit en transport public, avec une correspondance à Tarbes, va leur prendre une journée entière ; la « descente » de la vallée de Luz vers Tarbes semble, en particulier, s’être avérée particulièrement fastidieuse dans la chaleur de l’été.
Pour aller de Luz-St-Sauveur à Bagnères-de-Bigorre, « il faut subir […] de longues montées étouffantes ; les chevaux vont au pas ou soufflent ; les voyageurs dorment ou suent ; le conducteur grommelle ou boit ; la poussière tourbillonne, et, si vous sortez, votre gosier sèche puis les yeux vous cuisent. Il n’y a qu’un moyen de passer cette mauvaise heure, c’est de se conter quelque vieille histoire du pays… »
Taine s’empresse alors de nous emporter dans l’histoire (peut-être romancée à sa façon) de Bos de Bénac, chevalier et grand ami du roi Saint-Louis…
Tarbes
Nous retrouvons nos voyageurs à Tarbes.
« Tarbes est une assez grande ville, ayant l’aspect d’un bourg, pavée de petits cailloux, d’apparence médiocre. On débarque dans une place où de gros ormeaux poudreux font de l’ombre. »
« On rencontre un carré de quatre bâtiments, au milieu desquels monte un clocher évasé du bas. C’est l’église ; elle n’a qu’une seule nef, très haute, très large, très fraîche, peinte de couleurs sombres, qui fait contraste avec la chaleur étouffante du dehors et l’éclat cru des murs blancs… ». Il y a plusieurs églises à Tarbes, sans parler de sa cathédrale ; il est difficile de dire si celle illustrée ci-dessus correspond à celle que nous dépeint Taine, mais la description semble correspondre…
« Un peu plus loin, on vient de bâtir un palais de justice, propre et neuf comme une robe de juge, les moellons sont bien équarris, et les murs parfaitement ratissés ; la façade est embellie de deux statues, la Justice, qui a l’air d’une sotte, et la Force, qui a l’air d’une fille. »
Remarque : ces deux statues ont été démolies en 1962 pour percer deux nouvelles ouvertures sur la façade…
Le trajet pour Bagnères-de-Bigorre
« On repart pour Bagnères à cinq heures du soir, dans la poussière, à la suite de coucous chargés de monde »
Vue 03 – La malle-poste pour Bagnères surchargée de voyageurs. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 435
« Cette route est encombrée, comme les chemins de la banlieue autour de Paris le samedi soir. La diligence prend, en passant, autant de paysans qu’elle en rencontre ; on les met en tas sous la bâche, parmi les malles, à côté des chiens ; ils ont l’air fier et content de cette haute place. Les jambes, les bras, les têtes s’agencent comme ils peuvent ; ils chantent, et la voiture a l’air d’une boîte à musique. C’est dans cet équipage triomphal qu’on arrive à Bagnères, le soleil couché. »
Les allées des Coustous, premier contact avec Bagnères
« On dîne à la hâte, et l’on se fait conduire à la promenade des Coustous […] Quatre rangées d’arbres poudreux ; des bancs réguliers à intervalles égaux ; sur les deux côtés, des hôtels de figure moderne, dont l’un est occupé par M. de Rothschild ; des files de boutiques illuminées, des cafés chantants autour desquels on s’amasse ; des terrasses remplies de spectateurs assis ; sur la chaussée, une foule noire qui s’agite sous les lumières : voilà le spectacle qu’on a sous les yeux. Les groupes se font, se défont, se serrent ; on rapprend l’art d’avancer sans marcher sur les pieds qu’on rencontre, de frôler tout le monde sans coudoyer personne, de n’être pas écrasé et de ne pas écraser les autres ; bref, tous les talents enseignés par la civilisation et l’asphalte. »
Taine et son ami renouent avec l’ambiance des villes thermales, déjà rencontrée aux Eaux-Bonnes, dont le pittoresque demeurera presque inchangé un siècle plus tard !
« On retrouve les bruissements des toilettes, le bourdonnement confus des conversations et des pas, l’éclat blessant des lumières artificielles, les figures obséquieuses et ennuyées des marchandes, l’étalage savant des boutiques, et toutes les sensations qu’on a voulu quitter. Bagnères-de-Bigorre et Luchon sont aux Pyrénées les capitales de la vie élégante, le rendez-vous des plaisirs du monde et de la mode, Paris à deux cents lieues de Paris. »
Jardins, Adour et ruisseaux
« Le lendemain matin, au soleil, l’aspect de la ville est charmant. De grandes allées de vieux arbres la traversent en tous sens. Des jardinets fleurissent sur les terrasses. »
« L’Adour roule le long des maisons. Deux rues sont des îles qui rejoignent la chaussée par des ponts chargés de lauriers roses, et mirent leurs fenêtres dans le flot clair. Les ruisseaux d’eau limpide accourent de toutes les places et de toutes les rues ; ils se croisent, s’enfoncent sous terre, reparaissent, et la ville est remplie de leurs murmures, de leur fraîcheur et de leur gaîté. »
« Sous son luxe d’emprunt, la ville garde des habitudes rustiques »
Vues 05 a et 05 b. Le pacage des moutons et la traite des chèvres au cœur de Bagnères-de-Bigorre. Cartes postales anciennes. Collection Loucrup65
« Sur la place voisine, des hommes rangés sur deux lignes battaient le blé avec de longues perches et amoncelaient des tas de grains dorés. Sous son luxe d’emprunt, la ville garde des habitudes rustiques, mais la riche lumière fond les contrastes et le battage du blé a la splendeur d’un bal. »
Les scieries et les ateliers de transformation du marbre
« Plus loin sont des bâtiments où le ruisseau travaille les marbres. Des plaques, des blocs, des éclats entassés remplissent la cour sur une longueur de trois cents pas, parmi des bouquets de rosiers, des plates-bandes fleuries, des statues et des kiosques. Dans les ateliers, de lourds engrenages, des baquets d’eau bourbeuse, des scies rouillées, des roues grossières : voilà les ouvriers. Dans les magasins, des colonnes, des chapiteaux d’un poli admirable, de blanches cheminées bordées de feuilles en relief, des vases ciselés, des coupes sculptées, des bijoux d’agate : voilà l’ouvrage.
Les carrières de Pyrénées ont donné toutes un échantillon pour lambrisser les murs ; c’est une bibliothèque de marbres.
Un courant d’eau rapide roule sous les ateliers ; un autre glisse devant la maison, dans une belle prairie, sous un rideau de peupliers. Dans le lointain blanchâtre, on aperçoit les montagnes. L’endroit est heureux pour être scieur de pierres. »
Les thermes
« Une moitié de rivière baigne les thermes et précipite sous le pont d’entrée sa nappe noire hérissée de flots étincelants. On entre dans un grand vestibule, on suit un vaste escalier à double rampe, puis des corridors que terminent de nobles portiques et qui donnent sur des terrasses. Des cabinets de bain lambrissés de marbre, un jardin verdoyant, de beaux points de vue, partout de hautes voûtes, de la fraîcheur, des formes simples, des couleurs douces qui reposent l’œil, et font contraste avec la lumière crue, éblouissante qui tombe au dehors sur la place poudreuse et sur les maisons blanches ; tout attire, et c’est plaisir d’être malade ici. »
Les restes des bains romains
« Les Romains, gens aussi civilisés et aussi ennuyés que nous, faisaient comme nous et venaient à Bagnères. Les habitants du pays, bons courtisans, construisirent sur la place publique un temple en l’honneur d’Auguste. Le temple devint une église qu’on dédia à saint Martin, mais qui garda l’inscription païenne. […]
En 1823, on découvrit dans l’emplacement des thermes, des colonnes, des chapiteaux, quatre piscines revêtues de marbre et ornées de moulures, et un grand nombre de médailles à l’effigie des premiers empereurs romains. […]
Nos villes sont assises sur des ruines de civilisations éteintes, et nos champs sur des restes de créations détruites. »
Environs de Bagnères
« Derrière les thermes est une haute colline, couverte d’arbres admirables où serpentent des allées solitaires ; de là, on voit sous ses pieds la ville, dont les toits d’ardoise repoussent la puissante lumière du ciel enflammé et se détachent dans l’air limpide avec une teinte fauve et plombée. »
« Une ligne de peupliers dessine sur la grande plaine verte le cours de la rivière ; du côté de Tarbes, elle s’enfonce à l’infini dans les lointains vaporeux, parmi des teintes adoucies. Des collines boisées et cultivées montent en s’arrondissant jusqu’à l’horizon. Des montagnes, semblables à des pyramides, descendent en longues arrêtes régulières, et l’on suit paresseusement la ligne sinueuse qu’elles découpent sur le bord du ciel. »
« Le soir, on va se promener dans la plaine. Il y a dans les champs de maïs des sentiers détournés où l’on est seul. […] On rencontre des prairies coupées de ruisseaux que les paysans barrent, et qui, pendant plusieurs heures, inondent l’herbe pour la rafraîchir. Le jour tombe, la grande ombre des montagnes assombrit la verdure ; des nuages d’insectes bourdonnent dans l’air alourdi. Le souffle d’une brise expirante fait un instant frissonner les feuilles. Cependant, les voitures et les cavalcades reviennent sur toutes les routes, et le cours s’illumine pour la promenade du soir. »
Le monde et les mondanités : « la vie aux eaux »
Taine nous livre ici sa vision critique mais réaliste de la vie mondaine dans les villes thermales : « Il est convenu que la vie aux eaux est fort poétique, et qu’on y trouve des aventures de toutes sortes, y compris des aventures de cœur. […] Si la vie aux eaux est un roman, c’est dans les livres. Pour trouver des grands hommes, il faut les apporter, reliés en veau, dans sa malle.
Il est également convenu qu’aux eaux la conversation est extrêmement spirituelle, qu’on y rencontre que des artistes, des hommes supérieurs, des gens du grand monde ; qu’on y prodigue des idées, la grâce et l’élégance, et que la fleur de tous les plaisirs et de toutes les pensées y vient s’épanouir. La vérité est qu’on y use beaucoup de chapeaux, qu’on y mange beaucoup de pêches, qu’on y dit beaucoup de paroles, et qu’en fait d’hommes et d’idées, on y trouve à peu près ce qu’on trouve ailleurs. »
« Seulement, ici les façons sont meilleures : par exemple, on sait qu’on doit se servir le dernier du potage, et le premier de la salade ; on se munit de certaines phrases convenues qu’on échange contre d’autres phrases convenues ; on répond à un geste prévu par un geste prévu, à la manière des Chinois ; on vient bailler intérieurement et sourire extérieurement, en compagnie et en cérémonie. Cette comédie de grimaces et ce commerce d’ennui forment la conversation aux eaux et ailleurs.
Aussi, beaucoup de gens vont prendre l’air dans la rue… »
Les curistes
« La rue est pleine de figures mornes : jurisconsultes, banquiers, gens fatigués par les travaux de cabinet, ou ennuyés parce qu’ils ont trop de fortune et trop peu de chagrins.
Le soir, ils vont à Frascati (*) ou regardent les badauds qui se coudoient entre les boutiques du cours.
Le jour, ils boivent [leur dose d’eau thermale] et se baignent un peu, montent à cheval et fument beaucoup. Les bouffis, étalés sur un fauteuil, digèrent ; les maigres étudient le journal ; les jeunes dissertent avec les dames sur le temps qu’il fait ; les dames s’occupent à bien arrondir leurs jupes ; les vieux, qui sont philosophes et critiques, prennent du tabac ou regardent les montagnes avec une lunette, pour vérifier si les gravures sont exactes. Ce n’est pas la peine d’avoir tant d’argent pour avoir si peu de plaisir. »
* Frascati était un café parisien. Il est possible qu’il ait ouvert un établissement à Bagnères-de-Bigorre. Toujours est-il, qu’aujourd’hui encore, un hôtel de Bagnères porte le nom de Frascati.
Les compagnons des curistes
« Un malade amène toujours avec lui un ou plusieurs compagnons. Quel est l’être assez déshérité du ciel pour ne pas avoir un ami ou un parent qui s’ennuie ? et quel est l’ami ou le parent assez ingrat pour refuser un service qui est une partie de plaisir ? Le malade boit et se baigne ; l’ami chausse des guêtres ou monte à cheval ; de là l’espèce des touristes.
Suit un très long descriptif des touristes, dans lequel son regard acéré se montre digne des Caractères de La Bruyère… Mais reproduire ici ce texte nous éloignerait trop de notre propos, celui d’illustrer un récit de vues stéréoscopiques correspondantes.
* * *
Épisode suivant : nous atteindrons enfin Bagnères-de-Luchon, dernière étape pyrénéenne de nos amis.
Christian Bernadat
Bibliographie
Hippolyte Taine, Voyage au Pyrénées, en ligne sur Gallica
Pierre Minvielle, Fernand Nathan, Les Pyrénées, 1981
Histoire de la route thermale n°1, Mérimée (en ligne)
Lithographies, Loupcru65.fr (en ligne)
Bagnères, Loucru65.fr (en ligne)
Thermes de Bagnères, Loucru65.fr (en ligne)
« Tarbes, Palais de Justice, tribunal », CPArama (en ligne)
Marie-Reine Jazé-Charvolin, « Les stations thermales : de l’abandon à la renaissance. Une brève histoire du thermalisme en France depuis l’Antiquité », In Situ [En ligne], 24 | 2014