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Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855.

Onzième épisode : séjour à Bagnères de Luchon.

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Luchon, vue générale, 1865-1900, Photographe Eugène Delon, Collection Wiedemann, WIE891

Rappel des épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, traitement très recherché dans la bonne société parisienne.

À seulement 27 ans, délaissant un temps ses activités littéraires, voici notre écrivain voyageur engagé dans un long périple pour l’époque : Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez, Pau, et enfin Les Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il s’établit le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs.

 

Avant de rentrer à Paris, il reprend toutefois un circuit touristique vers l’est des Pyrénées : cela le conduit d’abord à Saint-Sauveur et Luz ; puis lui et son ami Paul font étape à Tarbes et à Bagnères-de-Bigorre, et enfin Bagnères-de-Luchon. Ce sera leur dernière étape dans les Pyrénées.

 

Presque 200 documents disponibles dans la Stéréothèque ont trait à Luchon et à ses environs. Autant dire que, cette fois-ci, le choix est immense et par conséquent délicat. Nos seuls critères de sélection auront été de privilégier les photos les mieux adaptées au texte de l’auteur ainsi que celles qui étaient les plus contrastées, pour une présentation la plus agréable.

Nous retrouvons ainsi nos photographes classiques des Voyages aux Pyrénées que sont Charles-Paul Furne & Henri Tournier, ainsi qu’Ernest Lamy, mais aussi des photographes locaux : E. Soulé et Eugène Delon ; et, en complément le photographe amateur Croly-Labourdette du fond Besson, le tout conservé chez nos « fournisseurs habituels » : les collections de la Médiathèque de Pau, de Jacques Magendie, de Michel Wiedemann et, pour la première fois, une vue issue de la collection propre du CLEM, en cours d’insertion dans la Stéréothèque.

 

En route pour Bagnères-de Luchon

Le départ de la diligence, dessin de G. Cruilshank vers 1830 (Traveling in France)

 

Au départ de leur étape, nos amis sont tout absorbés par « l’ambiance » et le spectacle qui règnent à l’intérieur de la diligence qu’ils empruntent. Et Taine ne résiste pas au plaisir de nous en narrer les détails : il faut bien une dose de pittoresque dans chacun de ses chapitres !

 

« Tout homme ayant l’usage de ses yeux et de ses oreilles doit, pour voyager, monter sur l’impériale. Les plus hautes places sont les plus belles… […] On se casse le cou quand on en tombe ; […] mais on prend du plaisir quand on y est… […] En premier lieu [sur l’impériale*], on voit le paysage, ce qui produit des descriptions qu’on donne au public. […] [Au contraire], dans le coupé*, on n’a pour spectacle que les harnais des chevaux ; dans l’intérieur*, on voit par une lucarne les arbres défiler comme des soldats au port d’armes ; dans la rotonde*, on est dans un nuage de poussière qui salit le paysage et qui étrangle le voyageur.

En second lieu, vous aurez là-haut la comédie. Dans les places du bas, les gens gardent le décorum et se taisent. Ici les paysans haut perchés qui sont vos compagnons, le postillon et le conducteur, se font des confidences à cœur ouvert ; ils parlent de leurs femmes, de leurs enfants, de leur bien, de leur commerce, de leurs voisins, et surtout d’eux-mêmes ; si bien qu’au bout d’une heure vous imaginez leur ménage et leur vie aussi nettement que si vous étiez chez eux. C’est un roman de mœurs que vous découvrez sur la route… […]

D’ailleurs leurs mœurs rudes, leurs gros éclats de rire, leur franche estime de la force corporelle, leur penchant avoué pour le plaisir de manger et de boire, font contraste avec les grimaces de notre politesse et notre affectation du raffinement. […]

En troisième lieu, on ne respire que là. Les autres places sont des étuves dont les parois et les coussins noirs conservent et concentrent la chaleur. »

[* Au sein d’une grande diligence de la fin du XIXe siècle, on distingue traditionnellement 4 emplacements, de l’avant vers l’arrière : le coupé (ou cabriolet) juste en arrière du postillon, la berline (l’intérieur), la rotonde en surplomb de l’arrière, et, bien entendu l’impériale.]

« La voiture part de grand matin et gravit une longue montée sous la clarté grise de l’aube. Les paysans arrivent par troupes ; les femmes ont cinq ou six bouteilles de lait sur la tête, dans un panier. Des bœufs, le front baissé, traînent des chariots aussi primitifs et aussi gaulois qu’à Pau. Les enfants, en bérets bruns, courent dans la poussière à côté de leurs mères. Le village vient nourrir la ville. »

Abbaye d’Escaladieu, gravure ancienne (Site Monumetum, Ministère de la Culture)

Durant leur étape, qui, manifestement, fait un assez large détour par le piémont, nos amis vont traverser ou passer au voisinage de quelques villages tels qu’Escaladieu, Mauvoisin et Encausse ; Taine nous en dit simplement quelques mots.

« Escaladieu montre au bord de la route les restes d’une ancienne abbaye. La chapelle subsiste et garde des fragments de sculpture gothique. Un pont est à côté, ombragé de grands arbres. La jolie rivière de l’Arros coule, avec des reflets moirés et des guipures d’argent, sur un fond de cailloux sombres. Personne ne savait choisir un emplacement mieux que les moines : c’étaient les artistes du temps. »

Le château de Mauvoisin (Hautes-Pyrénées), photo contemporaine (Châteaudemauvoisin.fr)

« Un peu plus loin, Mauvoisin, ancienne forteresse de chevaliers brigands, lève sa tour ruinée au-dessus de la vallée. Froissard conte comment on assiégea ces honnêtes gens ; certes, en ce temps, ils valaient les autres, et le duc d’Anjou, leur ennemi, avait fait pis qu’eux. »

Encausse (Haute Garonne), l’établissement thermal (Carte postale)

« Encausse est tout près d’ici, au tournant de la route. Chapelle et Bauchaumont y vinrent pour rétablir leur estomac qui le méritait bien ; car ils en usaient mieux que personne. […] Ils vont à petites journées, boivent, causent et font festin chez les amis qu’ils ont partout, courtisent les dames, se moquent fort joliment des provinciales. Ils boivent [à la santé] des absents, goûtent du muscat autant qu’ils peuvent, et badinent en prose et en vers. […] »

« La route est bordée de vignes, dont chaque pied monte à son arbre, orme ou frêne, le couronne d’une fraîche verdure, et laisse retomber ses feuilles et ses vrilles en panache. »

 

La Vallée de Luchon, Le Voyage aux Pyrénées, 3ème éd., gravure de Gustave Doré, p 514.

« La vallée est un jardin étroit et long, entre deux chaînes de montagne. Sur les basses pentes sont de belles prairies où les eaux vives courent aménagées dans des rigoles, arroseuses lestes et babillardes ; les villages sont posés sur la petite rivière ; des ceps montent le long des murs poudreux. Des mauves, droites comme des cierges, lèvent au-dessus des haies leurs fleurs rondes, brillantes comme des roses de rubis. Des vergers de pommiers passent à chaque instant des deux côtés de la voiture. Des cascades tombent dans chaque anfractuosité de la chaîne, entourées de maisons qui cherchent un abri. […] Au fond de la vallée, s’élève un amas de montagnes noires, âpres, dont les têtes sont blanches de neige, qui nourrissent la rivière et ferment l’horizon. »

 

 

Luchon :

« Enfin, nous passons sous une allée de beaux platanes entre deux rangées de villas, de jardins, d’hôtels et de boutiques. C’est Luchon, petite ville aussi parisienne que Bigorre ».

Bagnères-de-Luchon, les allées d’Étigny, 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection CLEM, CLEM103

« La rue est une large allée plantée de grands arbres et bordée d’assez beaux hôtels. Elle fut ouverte par l’intendant d’Étigny, qui, pour ce « méfait », manqua d’être lapidé. Il fallut faire venir une compagnie de dragons pour forcer les Luchonnais à souffrir la prospérité de leur pays ».

Bagnères-de-Luchon, La buvette du Pré, 1877-1890, PhotographeE. Soulé, Collection Magendie, MAG6277


« Au bout de l’allée, un joli chalet, semblable à ceux du Jardin des Plantes, abrite la source du Pré. Ses murs sont un treillis bizarre de branches tortueuses garnies de leur écorce ; son toit est en chaume ; son plafond est une tapisserie de mousses. Une jeune fille assise auprès des robinets distribue aux baigneurs des verres d’eau sulfureuse. Les toilettes élégantes arrivent vers quatre heures. En attendant, on s’assied à l’ombre sur des bancs de bois tressés, et l’on regarde les enfants qui jouent sur le gazon, les rangées d’arbres qui descendent vers la rivière, et la large plaine verte, semée de villages. »

Ce qu’à l’époque on appelle le Jardin des Plantes est aujourd’hui connu comme Parc des Thermes.

Vue générale du projet de thermes de Bagnères-de-Luchon, de l’architecte Edmond Chabert, Cliché Soula, Inventaire général de la Région Occitanie.

À la date du passage de Taine, en 1855, les thermes de Luchon, ceux que l’on connaît encore aujourd’hui, sont en cours de construction. Ils ne seront inaugurés que le 20 juillet 1857, deux années plus tard.

« Au-dessous de la source des Thermes, qu’on achève, et qui seront les plus beaux des Pyrénées. Aujourd’hui le champ voisin est encore chargé de matériaux ; la chaux fume tout le jour et fait flamboyer et frissonner l’air. »

Autel votif de Luchon, Fonds Trutat, Collection Maurice Gourdon, AD31 51  F 331, Ob 12 c2 640

Autel votif des Nymphes Augustes découvert à Luchon, Musée Saint-Raymond, Toulouse

« La cour des bains renferme un grand autel votif, portant une amphore sur l’une des faces et deux autres. L’un d’entre eux fait référence au dieu Lixon qui « dit-on, était du temps des Celtes le Dieu protecteur du pays. De là le nom de Luchon. Il est estropié et non détruit. Les dieux sont vivaces… »

 

Les soirées du curiste à Luchon :

Groupe de musiciens espagnols à Luchon, 1858, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0302

« Le soir, on entend beaucoup trop de pianos. Il y a plusieurs bals, et, dans certains cafés, des orchestres. Ces orchestres sont des familles ambulantes, louées à tant par semaine, pour rendre la maison inhabitable. L’un d’eux, composé d’une flûte mâle et quatre violons femelles, jouait intrépidement tous les soirs la même ouverture. Les privilégiés payants étaient dans la salle parmi les pupitres. Un peuple de paysans se pressait à la porte, bouche béante ; on faisait cercle et l’on montait sur les bancs pour regarder. »

Marchands espagnols à Luchon, 1858, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0303

« Les marchands de toute espèce mettent leur boutique en loterie : loterie de vaisselle, loterie de livres, loterie de petites objets d’ornement, etc. Le marchand et sa femme distribuent des cartons, moyennant un sou, aux servantes, aux soldats, aux enfants qui font foule. Quelqu’un tire ; la galerie et les intéressés avancent le cou avec anxiété. L’homme lit le numéro ; un cri part, signe irréfléchi d’une joie expansive… »

« Ces gens ont le génie de l’étalage. Un jour, on entend rouler deux tambours, suivis de quatre hommes qui marchent solennellement emmaillotés de châles et de pièces d’étoffe. Les enfants et les chiens font procession en criant ; c’est l’ouverture d’une nouvelle boutique. »

Les campagnes des environs de Luchon :

La campagne aux environs de Luchon, Le Voyage aux Pyrénées, 3ème éd., gravure de Gustave Doré, p 523.

« Au jour, la campagne est riche et riante ; la vallée n’est pas une gorge, mais une belle prairie plate coupée d’arbre et de champs de maïs, parmi lesquels la rivière court sans bondir. Luchon est entouré d’allées de platanes, de peupliers et de tilleuls. »


La chute de la Pique, 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection Wiedemann, WIE058

« On quitte ces allées pour un sentier qui suit les flots de la Pique et tournoie dans l’herbe haute. Les frênes et les chênes forment un rideau sur les deux bords ; de gros ruisseaux arrivent des montagnes ; on les passe sur des troncs posés en travers ou sur de larges plaques d’ardoise. Toutes ces eaux coulent à l’ombre, entre des racines tortueuses qu’elles baignent, et qui font treillis des deux côtés. La berge est couverte d’herbes penchées ; on ne voit que la verdure fraîche et les flots sombres.

C’est là qu’à midi se réfugient les promeneurs ; sur les flancs de la vallée serpentent des routes poudreuses où courent des voitures et des cavalcades. Plus haut les montagnes grises, ou brunies par les mousses, développent à perte de vue leurs lignes douces et leurs formes grandioses. »

Randonnée à Superbagnères et aux alentours :

Nous suivrons ensuite Taine et son ami dans leurs pérégrinations. Mais, si l’on consulte une carte, on se rend compte que les différents lieux qu’il évoque, comme s’il s’agissait de sites rencontrés successivement au cours d’une même excursion, ne sont en fait pas toujours sur le même chemin ou la même vallée ; nous respecterons cependant cette évocation, telle que l’a voulue son auteur ; cette description successive des lieux ne choquera que ceux qui connaissent bien les lieux !


La buvette de la Fontaine d’Amour, Carte postale, AD31 00026 Fi Pyrénées

« Au-dessus de Luchon est une montagne nommée Super-Bagnères. Je rencontre d’abord la Fontaine d’Amour : c’est une baraque de planches où l’on vend la bière.

Un escalier tortueux, traversé par des sources, puis des sentiers escarpés dans une noire forêt de sapins, conduisent en deux heures aux pâturages du sommet. La montagne est haute d’environ cinq mille pieds. Ces pâturages sont des grandes collines onduleuses, rangées en étages, tapissées d’un gazon court, de thym dru et odorant ; çà et là on foule les larges touffes d’une sorte d’iris sauvage, dont la fleur passe au mois d’août. On arrive fatigué, et sur l’herbe de la plus haute pointe on peut dormir au soleil le plus voluptueux du monde. »


Vue depuis Superbagnères, 1900-1948, Photo Alexis Croly-Labourdette, Collection Besson, BL175

« Ici, comme sur le Bergonz et sur le pic du Midi, on aperçoit un amphithéâtre de montagnes. Celles-ci n’ont pas l’âpreté héroïque des premiers granits, noirs rochers vêtus d’air lumineux et de neige blanche. D’un seul côté, vers les monts Crabioules, les rocs nus et déchiquetés s’argentaient d’une ceinture de glaciers. Partout ailleurs, les pentes étaient sans escarpements, les formes adoucies, les angles émoussés et arrondis. Mais, quoique moins sauvage, le cirque des montagnes était imposant. »

« Vers le soir, nous descendîmes dans le creux où passaient les chèvres. Une source y coulait, recueillie dans des troncs d’arbres creusés qui servaient d’abreuvoirs aux troupeaux. C’est un plaisir délicieux, après une journée de marche, de tremper ses mains et ses lèvres dans une fontaine froide. Ce bruit sur ce plateau solitaire était charmant. »


L’entrée du gouffre infernal [Gouffre d’Enfer], 1868, Photo Ernest Lamy, Collection Magendie, MAG6543

« Au midi, la rivière devient torrent. À une demi-lieue de Luchon elle s’engouffre dans un profond défilé de rochers rouges, dont plusieurs ont croulé ; le lit est obstrué de blocs ; les deux murailles de roches se serrent, et l’eau amoncelée rugit pour sortir de sa prison ; mais les arbres poussent dans les fissures, et le long des parois les fleurs blanches des ronces pendent en chevelures. »

Taine ne nomme pas ce goulet, mais il est très probable qu’il s’agit du Gouffre d’Enfer, bien plus éloigné de Luchon que Castel-Vieil, et au-delà de la bifurcation vers Superbagnères.

Les ruines du château de Castel-Vieil près de Luchon, 1868, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Magendie, MAG6276

« Tout près de là, sur une éminence ronde de roc perché, se lève une tour mauresque en ruinée, qu’on nomme Castel-Vieil. Son flanc est bordé d’une affreuse montagne noire et brune, toute nue, qui ressemble à un amphithéâtre écroulé. Les assises pendent les unes sur les autres, ébréchées, disloquées, saignantes ; les arêtes tranchantes et les cassures sont jaunies de misérables mousses, ulcères végétaux qui salissent de leurs plaques lépreuses la nudité de la pierre. Les pièces de ce monstrueux squelettes ne tiennent ensemble que par leur masse ; il est lézardé de fissures profondes, hérissé de blocs croulants, cassé jusqu’à la base ; ce n’est plus qu’une ruine morne et colossale, assise à l’entrée d’une vallée, comme un géant foudroyé. »

Randonnée jusqu’au Port de Venasque :

Taine nous entraîne ensuite dans une excursion en direction du Port de Venasque. La vue de nos collections qui correspond le mieux au paysage que l’on découvre en chemin, tel qu’il le décrit ci-après, est la photo ci-dessous (titrée « les Montagnes de Pesson »).

En suivant la vallée de la pique en direction du Port de Venasque (au fond, la montagne de Pesson), 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0610

« La vallée se rétrécit et monte ; le Gave [La Pique] coule entre deux versants de grandes forêts, et tombe à chaque pas en cascades. Les yeux sont rassasiés de fraîcheur et de verdure ; les arbres montent jusqu’au ciel, serrés, splendides ; la magnifique lumière s’abat comme une pluie sur la pente immense ; ses myriades de plantes la respirent, et la puissante sève qui les gorge déborde en luxe et en vigueur. De toutes parts la chaleur et l’eau les vivifient et les propagent ; elles s’entassent ; des hêtres énormes se penchent au-dessus du torrent ; les fougères peuplent ses bords ; la mousse pend en guirlandes vertes sur des arcades des racines ; des fleurs sauvages poussent par familles dans les crevasses des hêtres ; les longues branches vont d’un jet jusqu’à l’autre bord, l’eau glisse, bouillonne, saute d’une berge à l’autre avec une violence infatigable, et perce sa voie par une suite de tempêtes. »

L’Hospice de France, 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0607

« Au fond d’un creux plein d’herbes, paraît l’hospice de Bagnères, lourde maison de pierre, qui sert de refuge. »

Ce que Taine dénomme « l’hospice de Bagnères » s’appelle désormais l’Hospice de France, grand refuge en descendant du Port de Venasque. Admirons à cette occasion la « performance » de notre écrivain et de son ami : l’excursion au Port de Venasque est certes aujourd’hui une randonnée ne nécessitant pas de grand entraînement (5 heures aller-retour, depuis l’Hospice de France, avec un équipement adapté), mais, dans les conditions de l’époque, sans équipement spécifique, ce devait être bien différent. Il y a fort à parier que nos amis l’ont faite à dos d’âne !

« Les montagnes ouvrent en face leur cirque de roche, fondrière énorme et désolée ; pour comble les nuages sont amassés, et ternissent l’enceinte crevassée qui ferme l’horizon ; elle tourne d’un air morne, toute nue, avec l’armée grimaçante de ses aiguilles, de ses tranchées saignantes, de ses escarpements meurtriers ; sous le dôme de nuages, tournoie une bande de corbeaux qui crient. Ce puits semble leur aire ; il faut des ailes pour échapper à l’inimitié de toutes ces pointes hérissées, et de tant de gouffres béants qui attirent le passant pour le briser. »

Le massif de la Maladeta vu depuis le Port de Venasque, 1858, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Magendie, MAG6275

« Tout d’un coup, dans ce terrible bataillon, une fente s’ouvre ; la Maladetta [sic] lève d’un élan son grand spectre ; des forêts de pins brisés tournent autour de son pied ; une ceinture de rocs noirs bosselle sa poitrine aride, et les glaciers lui font une couronne. »

Et la contemplation de cette immensité minérale plonge notre auteur dans une extase quasi métaphysique…

« Ces blocs que l’œil juge massifs sont des réseaux d’atomes immensément éloignés, sollicités d’attractions innombrables et contraires, labyrinthes invisibles où s’élaborent des transformations incessantes où des fluides foudroyants circulent, où fermente la vie minérale, aussi attractive et plus grandiose que les autres. […] Que sommes-nous, sinon une excroissance passagère, formée d’un peu d’air épaissi, poussée au hasard dans une fente de la roche éternelle ? […] Un mouvement plus vaste emporte la planète avec ses compagnes autour du soleil, emporté lui-même vers un terme inconnu, dans l’espace infini où tourbillonne le peuple infini des mondes. Qui dira qu’ils ne sont là que pour le décorer et l’emplir ? Ces grands blocs roulants sont la première pensée et le plus large développement de la nature ; ils vivent au même titre que nous, ils sont les fils de la même mère, et nous reconnaissons en eux nos parents et nos aînés… »

* * *

De retour de leurs randonnées pyrénéennes et de leurs expériences contemplatives, nos amis prendront le chemin du retour par Toulouse : ce sera leur ultime étape, objet de notre dernier épisode.

Christian Bernadat

Bibliographie :

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Voyage en Bretagne, d’après Gustave Flaubert et Maxime du Camp. Cinquième épisode 

Cinquième épisode : En route jusqu’à Brest en passant par Crozon et Daoulas.

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Brest : l’entrée du port, 1857, Photographes : Charles Paul Furne et Henri Tournier, Collection Calvelo, CAL0185

 

Résumé des épisodes précédents :

 

 

Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers l’Anjou, la Touraine et la Bretagne, avec sacs au dos et souliers ferrés. À l’occasion, ils ne dédaignent pas néanmoins le « confort » des transports publics…

 

Ils font d’abord halte dans les Pays de la Loire et s’y font ouvrir les châteaux de Chambord,
d’Amboise et de Chenonceau. Puis ils font étape, aux environs de Nantes, sur les terres de la Bretagne historique à Clisson, avec sa forteresse médiévale. Ils nous conduisent ensuite à Carnac, puis se rendent à Belle-Île-en Mer, Quimper et Pont-l’Abbé.

 

Selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge d’écrire les
chapitres pairs, et Flaubert les chapitres impairs. Pour cette cinquième étape, qui couvre leur trajet jusqu’à Brest, en passant par Crozon et Daoulas, c’est donc Gustave Flaubert qui prend la plume.

 

Nous illustrerons cette séquence d’un certain nombre de vues de nos collections issues de plusieurs « Voyages en Bretagne », en particulier celui de Charles Paul Furne et Henri Tournier, mais aussi de vues de Jean Andrieu, le tout tiré de nos collections les plus prolifiques, celles de José Calvelo et de Jacques Magendie.

 

En route vers Crozon

« En route ! Le ciel est bleu, le soleil brille, et nous nous sentons dans les pieds des envies de marcher sur l’herbe. »

Nos amis voyageurs repartent donc à pied pleins de courage et d’allant. Il n’est pas certain, pourtant, qu’ils franchiront la centaine de kilomètres qui sépare Pont-l’Abbé de Brest, par le « chemin des écoliers » qu’ils vont emprunter, sans le recours à quelque char-à-banc ou malle-poste ; mais ils n’en diront rien.

 

La chapelle Saint-Fiacre de Crozon, 1900-1920, Photographe inconnu, Collection Magendie, Mag4172

Leur route passe par Crozon. Mais ils ne s’y arrêtent pas. Il y a fort à parier, pourtant, qu’ils auront longé la chapelle Saint-Fiacre : elle n’aura pas l’heur de retenir leur attention !

« De Crozon à Lendevenec, la campagne est découverte, sans arbres ni maisons ; une mousse rousse comme du velours râpé s’étend à perte de vue sur un sol plat. Parfois des champs de blés mûrs s’élèvent au milieu de petits ajoncs rabougris. Les ajoncs ne sont plus en fleurs, les voilà redevenus comme avant le printemps. »

Moulin à vent, lieu indéterminé, 1875-1900, Photographe inconnu, Collection Société archéologique de Bordeaux, SAB431

« De temps à autre, pour nous dire la route, surgit un moulin tournant rapidement dans l’air ses grandes ailes blanches. Le bois de leur membrure craque en gémissant ; elles descendent, rasent le sol, et remontent. Debout sur sa lucarne tout ouverte, le meunier nous regarde passer. »

Daoulas :

« … Les chemins tournaient le long des haies fournies, plus compactes que des murs. Nous montions, nous descendions ; cependant les sentiers s’emplissaient d’ombre et la campagne s’assoupissait déjà dans ce beau silence des nuits d’été.

Ne rencontrant personne enfin qui pût nous dire notre route, et deux ou trois paysans à qui nous nous étions adressé ne nous ayant répondu que par des cris inintelligibles, nous tirâmes notre carte, atteignîmes notre compas, et, nous orientant d’après le coucher du soleil, nous résolûmes de piquer sur Daoulas à vol d’oiseau. »

Vue 01 – Auberge à Daoulas (Collection CPArama.com)

« Un pavé à pointes aigues sonna sous nos pas, une rue se dressa devant nous ; nous étions à Daoulas. Il faisait encore assez clair pour distinguer à l’une des maisons une enseigne carrée pendue à sa barre de fer scellée dans la muraille. Sans enseigne, d’ailleurs, nous aurions bien reconnu l’auberge, les maisons ayant ainsi que les hommes leur métier écrit sur la figure [ !]. Donc, nous y entrâmes fort affamés et demandant surtout qu’on ne nous fit pas languir. »

« Après notre repas, qui, outre l’inévitable omelette et le veau fatal, se composa en grande partie des fraises de la petite fille [entrevue à l’arrivée en train de les livrer], nous montâmes dans nos appartements.

La chambre :

Chambre d’hôtel (ici, au Tréport), 1890-1910, Photographe inconnu, Collection Magendie, Mag1176

Je ne résiste pas au plaisir de livrer au lecteur, presque in extenso, la description que notre auteur s’applique à nous faire, derrière laquelle on sent poindre une certaine délectation pour le pittoresque des lieux, apparemment sans nullement se soucier du fait qu’il va devoir y dormir… Cela nous donne aussi un aperçu de ce que pouvait être alors une auberge de campagne…

« L’escalier tournant, à marches de bois vermoulues, gémissait et craquait sous nos pas… En haut, se trouvait une chambre dont la porte, comme celle des granges, se fermait avec un crochet qu’on mettait du dehors. C’est là que nous gitâmes. Le plâtre des murs, jadis peint en jaune, tombait en écailles ; les poutres du plafond ployaient sous le poids des tuiles de la toiture, et, sur les carreaux de la fenêtre à guillotine, un enduit de crasse grisâtre adoucissait la lumière comme à travers des verres dépolis.

Les lits, faits de quatre planches de noyer mal jointes, avaient de gros pieds ronds piqués de mites et tout fendus de sécheresse. Sur chacun d’eux étaient une paillasse et un matelas recouverts d’une couverture verte trouée par des morsures de souris et dont la frange était faite par les fils qui s’effilaient. Un morceau de miroir cassé dans son cabinet déteint : à un clou, un carnier [une gibecière] suspendu, et, près de là, une vieille cravate de soie dont on reconnaissait les plis des nœuds, indiquaient que ce lit était habité par quelqu’un, et, sans doute, qu’on y couchait tous les soirs…

Sous l’un des oreillers de coton rouge, une chose hideuse se découvrait, à savoir un bonnet de même couleur que la couverture des lits, mais dont un glacis gras empêchait de reconnaître la trame, usé, élargi, avachi, huileux, froid au toucher. J’ai la conviction que son maître y tient beaucoup et qu’il le trouve plus chaud que tout autre. La vie d’un homme, la sueur d’une existence entière est concrétée là en cette couche de cérat ranci. Combien de nuits n’at-il pas fallu pour la former si épaisse ? »

Le calvaire de Plougastel-Daoulas, 1857, Photographie de Charles Paul Furne, Collection Calvelo, CAL0214

Cette étape, nos voyageurs nous l’ont laissé entendre, n’était pas prévue. Par ailleurs, ils nous ont déjà expliqué précédemment qu’ils avaient pour ligne de ne pas se plier aux injonctions des guides touristiques. Ce sera particulièrement flagrant ici, puisqu’ils ne s’arrêtent apparemment pas pour admirer ce qui est reconnu, déjà au XIXe siècle, comme un des chefs-d’œuvre de l’art médiéval breton : le calvaire trônant à l’extérieur de l’église.

Brest :

Sans transition aucune, nous retrouvons notre auteur sur le port de Brest.

Le port militaire de Brest, 1862, Photographe Jean Andrieu, Collection Magendie, Mag6191

« … Quand vous n’êtes pas ingénieur, constructeur ou forgeron, Brest ne vous amuse pas considérablement. Le port est beau, j’en conviens ; magnifique, c’est possible ; gigantesque, si vous y tenez. Ça impose, comme on dit, et ça donne l’idée d’une grande nation. Mais toutes ces piles de canons, de boulets, d’ancres, le prolongement indéfini de ces quais qui contiennent une mer sans mouvement et sans accident, une mer assujettie qui semble aux galères, et ces grands ateliers droits où grincent les machines, le bruit continuel des chaînes des forçats qui passent en rang et travaillent en silence, tout ce mécanisme sombre, impitoyable, forcé, cet entassement de défiances organisées, bien vite vous encombre l’âme d’ennui et lasse la vue. […]

Ici la nature est absente, proscrite, comme nulle part ailleurs sur la terre, c’en est la négation, la haine entêtée, et dans le sabre du garde-chiourme qui chasse les galériens. »

Vue 02 – Le bagne de Brest, 1858, Photographie d’Alfred Bernier, Collection Denis Pellerin (Source : La Bretagne en relief)

« En dehors de l’arsenal et du bagne, ce ne sont encore que casernes, corps de garde, fortifications, fossés, uniformes, baïonnettes, sabres et tambours. Du matin au soir, la musique militaire retentit sous vos fenêtres, les soldats passent dans les rues, repassent, vont, reviennent, manœuvrent : toujours le clairon sonne et la troupe marche au pas. Vous comprendrez tout de suite que la vraie ville est l’arsenal, que l’autre ne vit que par lui, qu’il déborde sur elle. »

Vue 03 – L’intérieur du bagne de Brest, la salle des « éprouvés » (les forçats de conduite irréprochable), 1858, Photographe Charles Alfred Bernier, Bibliothèque nationale de France, DL 1859/n°487 (Source : La Bretagne en relief)

Cette vue serait la seule existante de l’intérieur du bagne de Brest au XIXe siècle.

« À l’hôpital du bagne j’ai été ému comme un enfant en voyant sur le lit d’un forçat une portée de petits chats qui jouaient sur ses genoux. Il leur faisait des boulettes de papier et ils couraient après sur la couverture en se retenant aux bords avec leurs griffes pointues. Puis il les retournait sur le dos, les caressait, les embrassait, les mettait dans sa chemise. Renvoyé au travail, plus d’une fois, sans doute, sur son banc, quand il sera bien triste et bien las, il rêvera à ces heures tranquilles qu’il passait, seul avec eux, à sentir dans ses mains rudes la douceur de leur duvet et leurs petits corps chauds tapis sur son cœur. »

Le jardin botanique :

Vue 04 - Le jardin botanique de l’hôpital, Archives municipales de Brest (source lavieb-aile.com)

Au sein du bagne qui, semble-t-il, se visite ( !), nos amis ont repéré « Ambroise » :

« Ambroise est un magnifique nègre* (sic) de près de six pieds de haut… […] Roi du bagne de par le droit des muscles, on le redoute, on l’admire ; sa réputation d’hercule lui fait un devoir d’essayer les arrivants, et jusqu’à présent ces épreuves ont toutes tourné à sa gloire. […] »

Le jardin botanique (conservé aujourd’hui) est à l’époque adjoint à l’hôpital du bagne.

« Nous le vîmes au jardin botanique en train d’arroser les plantes. On le trouve toujours par là, dans la serre chaude, derrière les aloès et les palmiers nains, occupé à remuer le terreau des couches, ou à nettoyer les châssis. Le jeudi, jour d’entrées publiques, Ambroise y reçoit ses maîtresses derrière les caisses d’orangers, et il en a plusieurs, plus qu’il n’en veut. »

« Au milieu du jardin, dans un bassin d’eau claire, couvert de plantes sur les bords et qu’ombrage un saule pleureur, il y a un cygne. Il s’y promène, d’un coup de patte le traverse en entier, en fait cent fois le tour et ne songe pas à en sortir. Pour passer son temps, il s’amuse à gober les poissons rouges… »

* Désignation alors usuelle, nullement péjorative.

Les rues « infâmes » :

Nos auteurs ont pour principe, nous l’avons dit, de sortir des sentiers battus des voyageurs habituels. Leur curiosité s’applique à tous les domaines ; ici, comme des voyageurs qui mettent un point d’honneur à tester un restaurant de spécialités régionales, ils n’hésitent pas à visiter le « quartier chaud », très développé à Brest du fait de l’importance des casernes et même du bagne… auquel, on va le voir, il est aussi ouvert !

Vue 05 - La rue Keravel à Brest. (Source Myphotobook.com)

« Un soir que la lune brillait sur les pavés, nous nous mîmes en devoir d’aller nous promener dans les rues dites « infâmes ». Elles sont nombreuses. La troupe de ligne, la marine, l’artillerie ont chacune la leur, sans compter le bagne qui, à lui seul, a tout un quartier de la ville. Sept ruelles parallèles, aboutissant derrière ses murs, composent ce qu’on appelle Keravel qui n’est rempli que par les maîtresses des gardes-chiourme et des forçats. Ce sont de vieilles maisons de bois tassées l’une sur l’autre, ayant toutes leurs portes fermées, leurs fenêtres bien closes, leurs auvents bouchés. On n’y entend rien, on n’y voit personne ; pas une lumière aux lucarnes ; au fond de chaque ruelle, seulement un réverbère que le vent balance, fait osciller sur le pavé ses longs rayons jaunes. Le reste n’en est que plus noir. Au clair de lune, ces maisons muettes à toits inégaux projetaient des lueurs étranges. »

« Dans le quartier des matelots, au contraire, tout se montre, tout s’étale. Il flamboie, il grouille. Les joyeuses maisons vous y jettent quand vous passez, leurs bourdonnements et leurs lumières. On crie, on danse, on se dispute. Dans de grandes salles basses, au rez-de-chaussée, des femmes, en camisole de nuit, sont assises sur des bancs le long de la muraille blanchie où un quinquet est accroché ; d’autres, sur le seuil, vous appellent, et leurs têtes animées se détachent sur le fond du bouge éclairé où retentit le choc des verres avec les grosses caresses des hommes du peuple. Vous entendez sonner les baisers sur les épaules charnues, et rire de plaisir, au bras de quelque matelot bruni qui la tient sur les genoux, la bonne fille rousse dont la gorge débraillée s’en va de sa chemise, comme la chevelure de son bonnet. »

Nos voyageurs sautent alors le pas et poussent une porte…

« La rue est pleine, le bouge est plein, la porte est ouverte, on entre. Ceux qui sont dehors viennent regarder à travers les carreaux ou causent doucement avec quelque égrillarde à moitié nue qui se penche vers leur visage. »

« Dans un salon tendu de papier rouge trois ou quatre demoiselles étaient assises autour d’une table ronde, et un amateur en casquette qui fumait sa pipe sur le sofa, nous salua poliment quand nous entrâmes. Elles avaient des tenues modestes et des robes parisiennes. »

Nous laisserons nos amis à leurs émois : Flaubert esquive d’ailleurs la narration de leur visite en nous égarant dans récit onirique au sein duquel il nous est bien difficile de séparer le réel de la citation à des œuvres littéraires anciennes…

Nous ne nous attarderons pas non plus sur le récit suivant, celui du spectacle donné par un montreur d’ours qui, pour pimenter son exhibition, enchaîne la pauvre bête à un pieux et lâche sur lui de féroces molosses qui ne connaissent aucune limite. Heureusement, il doit tout de même ménager leurs attaques, car il faut bien préserver les représentations suivantes… !

Le phare « du bout du monde » :

Le phare et les ruines de l’abbaye de la point Sainte-Mathieu, 1857, Photographes Charles Paul Furne et Henri Tournier, Collection Magendie, c

Nos voyageurs terminent leur séjour par une excursion sur l’une des pointes ultimes de la Bretagne, qu’ils désignent comme « le phare de Brest ». Flaubert ne nous en donne pas le nom. Le connaît-il d’ailleurs ? Ce descriptif d’une pointe dominée par un phare nous renvoie à coup sûr au phare de Saint-Mathieu, le plus proche de la ville de Brest.

Pourtant, ce point n’est pas le plus occidental du Finistère : c’est la pointe de Corsen qui a ce privilège, mais elle est située sensiblement plus au nord.

« Ici se termine l’ancien monde ; voilà son point le plus avancé, sa limite extrême. Derrière vous est toute l’Europe, toute l’Asie ; devant nous, c’est la mer et toute la mer. Si grands qu’à nos yeux soient les espaces, ne sont-ils pas bornés toujours, dès que nous leur savons une limite ? Ne voyez-vous pas de nos plages, par-delà la Manche [face à laquelle nous ne sommes pas !], les trottoirs de Brighton et les bastides de Provence ; n’embrassez-vous pas la Méditerranée entière, comme un immense bassin d’azur dans une conque de rochers que cisèlent sur ses bords les promontoires couverts de marbres qui s’éboulent, les sables jaunes, les palmiers qui pendent, les sables, les golfes qui s’évasent ?

* * *

Nos amis rentrent ensuite à leur hôtel en faisant un crochet par le Conquet. Ce cinquième chapitre – très long – dont ce récit est tiré, ne s’interrompt pourtant pas ici. Nos amis vont encore poursuivre leur voyage vers les côtes du nord de la Bretagne, en passant par Landernau, Roscoff et Saint-Pol pour atteindre Saint-Malo. Nous en ferons notre sixième étape.

Christian Bernadat

Bibliographie

La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, Musée départemental Breton de Quimper, 2000

Non classé

Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855/1860

Dixième épisode : séjour à Bagnères de Bigorre en passant par Tarbes

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu).

Bagnères-de Bigorre, vue générale de la ville, 1856-58. Photographe Alexandre Bertrand. Collection Magendie, Mag6299

Rappel des épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, traitement très recherché dans la bonne société parisienne. À seulement 27 ans, délaissant un temps ses activités littéraires, voici notre écrivain voyageur engagé dans un long périple pour l’époque : Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez, Pau, et enfin Les Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il s’établit le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs. Avant de rentrer à Paris, il reprend toutefois un circuit touristique vers l’est des Pyrénées : cela le conduit d’abord à Saint-Sauveur et Luz, où il va séjourner plusieurs jours, le temps d’explorer les alentours avec son ami Paul.

Dans cette dernière étape, Taine nous annonçait aller ensuite à Bagnères-de-Luchon. Mais en fait, lui et son ami font d’abord étape à Tarbes, puis à Bagnères-de-Bigorre…

On illustrera cet épisode de vues disponibles dans la Stéréothèque, au sein des collections Magendie, Calvelo, Wiedemann, ainsi que de celle de la Médiathèque de Pau, la plupart issues de séries sur le thème du Voyage aux Pyrénées, photos dont les auteurs sont pour la plupart connus : Jean Andrieu, Alexandre Bertrand, Thomas Gillis, Charles-Paul Furne & Henri Tournier, Ernest Lamy.

L’itinéraire de nos voyageurs passe d’abord par Tarbes

Pour aller de Luz-Saint-Sauveur à Bagnères-de-Bigorre, c’est-à-dire pour passer de la vallée de Luz à celle de l’Adour, à la date du voyage de notre auteur, la « Route thermale n°1 » est normalement déjà ouverte aux « voitures » (hippomobiles), depuis 1850 au plus tard : elle représente une distance de 35 km environ. Pourtant, ce n’est pas le circuit que vont emprunter nos voyageurs, peut-être du fait de l’absence de liaison régulière en malle-poste. Cela va les contraindre à un circuit d’à peu près le double en distance (64 km), en passant par Tarbes (alors même qu’une petite route aurait pu également constituer un raccourci, en bifurquant à Lourdes vers Bagnères). On peut imaginer qu’un tel circuit en transport public, avec une correspondance à Tarbes, va leur prendre une journée entière ; la « descente » de la vallée de Luz vers Tarbes semble, en particulier, s’être avérée particulièrement fastidieuse dans la chaleur de l’été.

Pour aller de Luz-St-Sauveur à Bagnères-de-Bigorre, « il faut subir […] de longues montées étouffantes ; les chevaux vont au pas ou soufflent ; les voyageurs dorment ou suent ; le conducteur grommelle ou boit ; la poussière tourbillonne, et, si vous sortez, votre gosier sèche puis les yeux vous cuisent. Il n’y a qu’un moyen de passer cette mauvaise heure, c’est de se conter quelque vieille histoire du pays… »

Taine s’empresse alors de nous emporter dans l’histoire (peut-être romancée à sa façon) de Bos de Bénac, chevalier et grand ami du roi Saint-Louis…

Tarbes

Nous retrouvons nos voyageurs à Tarbes.

Les allées Napoléon à Tarbes, terminus des voitures hippomobiles. 1851-1899. Photographe inconnu. Collection Médiathèque intercommunale de Pau, MIDR_PHA_152_0571

« Tarbes est une assez grande ville, ayant l’aspect d’un bourg, pavée de petits cailloux, d’apparence médiocre. On débarque dans une place où de gros ormeaux poudreux font de l’ombre. »

Vue 01 – Tarbes, la place Marcadieu et l’église Sainte-Thérèse. Gravure ancienne. Collection Loucrup65

« On rencontre un carré de quatre bâtiments, au milieu desquels monte un clocher évasé du bas. C’est l’église ; elle n’a qu’une seule nef, très haute, très large, très fraîche, peinte de couleurs sombres, qui fait contraste avec la chaleur étouffante du dehors et l’éclat cru des murs blancs… ». Il y a plusieurs églises à Tarbes, sans parler de sa cathédrale ; il est difficile de dire si celle illustrée ci-dessus correspond à celle que nous dépeint Taine, mais la description semble correspondre…

Vue 02 – Tarbes, le palais de Justice. Carte postale ancienne. (CParama.com)

« Un peu plus loin, on vient de bâtir un palais de justice, propre et neuf comme une robe de juge, les moellons sont bien équarris, et les murs parfaitement ratissés ; la façade est embellie de deux statues, la Justice, qui a l’air d’une sotte, et la Force, qui a l’air d’une fille. »

Remarque : ces deux statues ont été démolies en 1962 pour percer deux nouvelles ouvertures sur la façade…

Le trajet pour Bagnères-de-Bigorre

« On repart pour Bagnères à cinq heures du soir, dans la poussière, à la suite de coucous chargés de monde »

 

 

Vue 03 – La malle-poste pour Bagnères surchargée de voyageurs. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 435

« Cette route est encombrée, comme les chemins de la banlieue autour de Paris le samedi soir. La diligence prend, en passant, autant de paysans qu’elle en rencontre ; on les met en tas sous la bâche, parmi les malles, à côté des chiens ; ils ont l’air fier et content de cette haute place. Les jambes, les bras, les têtes s’agencent comme ils peuvent ; ils chantent, et la voiture a l’air d’une boîte à musique. C’est dans cet équipage triomphal qu’on arrive à Bagnères, le soleil couché. »

Les allées des Coustous, premier contact avec Bagnères

Les allées des Coustous, 1862. Photographe Jean Andrieu. Collection Médiathèque intercommunale de Pau, MIDR_PHA_152_0367

« On dîne à la hâte, et l’on se fait conduire à la promenade des Coustous […] Quatre rangées d’arbres poudreux ; des bancs réguliers à intervalles égaux ; sur les deux côtés, des hôtels de figure moderne, dont l’un est occupé par M. de Rothschild ; des files de boutiques illuminées, des cafés chantants autour desquels on s’amasse ; des terrasses remplies de spectateurs assis ; sur la chaussée, une foule noire qui s’agite sous les lumières : voilà le spectacle qu’on a sous les yeux. Les groupes se font, se défont, se serrent ; on rapprend l’art d’avancer sans marcher sur les pieds qu’on rencontre, de frôler tout le monde sans coudoyer personne, de n’être pas écrasé et de ne pas écraser les autres ; bref, tous les talents enseignés par la civilisation et l’asphalte. »

Vue 04 – La foule sur les allées des Coustous. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 436

Taine et son ami renouent avec l’ambiance des villes thermales, déjà rencontrée aux Eaux-Bonnes, dont le pittoresque demeurera presque inchangé un siècle plus tard !

« On retrouve les bruissements des toilettes, le bourdonnement confus des conversations et des pas, l’éclat blessant des lumières artificielles, les figures obséquieuses et ennuyées des marchandes, l’étalage savant des boutiques, et toutes les sensations qu’on a voulu quitter. Bagnères-de-Bigorre et Luchon sont aux Pyrénées les capitales de la vie élégante, le rendez-vous des plaisirs du monde et de la mode, Paris à deux cents lieues de Paris. »

Jardins, Adour et ruisseaux

Bagnères-de Bigorre, Vue générale, allées et jardins, 1858. Photographe Ernest Lamy. Collection Wiedemann, WIE170

« Le lendemain matin, au soleil, l’aspect de la ville est charmant. De grandes allées de vieux arbres la traversent en tous sens. Des jardinets fleurissent sur les terrasses. »

Le gave (l’Adour), 1868. Photographe Ernest Lamy. Collection Médiathèque intercommunale de Pau, MIDR_PHA_152_0199

« L’Adour roule le long des maisons. Deux rues sont des îles qui rejoignent la chaussée par des ponts chargés de lauriers roses, et mirent leurs fenêtres dans le flot clair. Les ruisseaux d’eau limpide accourent de toutes les places et de toutes les rues ; ils se croisent, s’enfoncent sous terre, reparaissent, et la ville est remplie de leurs murmures, de leur fraîcheur et de leur gaîté. »

« Sous son luxe d’emprunt, la ville garde des habitudes rustiques »

Vues 05 a et 05 b. Le pacage des moutons et la traite des chèvres au cœur de Bagnères-de-Bigorre. Cartes postales anciennes. Collection Loucrup65

« Sur la place voisine, des hommes rangés sur deux lignes battaient le blé avec de longues perches et amoncelaient des tas de grains dorés. Sous son luxe d’emprunt, la ville garde des habitudes rustiques, mais la riche lumière fond les contrastes et le battage du blé a la splendeur d’un bal. »

Les scieries et les ateliers de transformation du marbre

L’Adour et la marbrerie Géruset, 1862-63. Photographe Jean Andrieu. Collection Médiathèque intercommunale de Pau, MIDR_PHA_152_0366

« Plus loin sont des bâtiments où le ruisseau travaille les marbres. Des plaques, des blocs, des éclats entassés remplissent la cour sur une longueur de trois cents pas, parmi des bouquets de rosiers, des plates-bandes fleuries, des statues et des kiosques. Dans les ateliers, de lourds engrenages, des baquets d’eau bourbeuse, des scies rouillées, des roues grossières : voilà les ouvriers. Dans les magasins, des colonnes, des chapiteaux d’un poli admirable, de blanches cheminées bordées de feuilles en relief, des vases ciselés, des coupes sculptées, des bijoux d’agate : voilà l’ouvrage.

Les carrières de Pyrénées ont donné toutes un échantillon pour lambrisser les murs ; c’est une bibliothèque de marbres.

Un courant d’eau rapide roule sous les ateliers ; un autre glisse devant la maison, dans une belle prairie, sous un rideau de peupliers. Dans le lointain blanchâtre, on aperçoit les montagnes. L’endroit est heureux pour être scieur de pierres. »

Les thermes

L’établissement thermal, 1856-58. Photographe Alexandre Bertrand. Collection Magendie, Mag6298

« Une moitié de rivière baigne les thermes et précipite sous le pont d’entrée sa nappe noire hérissée de flots étincelants. On entre dans un grand vestibule, on suit un vaste escalier à double rampe, puis des corridors que terminent de nobles portiques et qui donnent sur des terrasses. Des cabinets de bain lambrissés de marbre, un jardin verdoyant, de beaux points de vue, partout de hautes voûtes, de la fraîcheur, des formes simples, des couleurs douces qui reposent l’œil, et font contraste avec la lumière crue, éblouissante qui tombe au dehors sur la place poudreuse et sur les maisons blanches ; tout attire, et c’est plaisir d’être malade ici. »

Les restes des bains romains

Vue 06 – Description des anciens bains romains, gravure de Gaspard. Musée du marbre de Bagnères. (Loucrup65)

« Les Romains, gens aussi civilisés et aussi ennuyés que nous, faisaient comme nous et venaient à Bagnères. Les habitants du pays, bons courtisans, construisirent sur la place publique un temple en l’honneur d’Auguste. Le temple devint une église qu’on dédia à saint Martin, mais qui garda l’inscription païenne. […]

En 1823, on découvrit dans l’emplacement des thermes, des colonnes, des chapiteaux, quatre piscines revêtues de marbre et ornées de moulures, et un grand nombre de médailles à l’effigie des premiers empereurs romains. […]

Nos villes sont assises sur des ruines de civilisations éteintes, et nos champs sur des restes de créations détruites. »

Environs de Bagnères

Bagnères-de-Bigorre : l’allée du Salut, 1860. Photographe Thomas Gillis. Collection Calvelo, CAL366

« Derrière les thermes est une haute colline, couverte d’arbres admirables où serpentent des allées solitaires ; de là, on voit sous ses pieds la ville, dont les toits d’ardoise repoussent la puissante lumière du ciel enflammé et se détachent dans l’air limpide avec une teinte fauve et plombée. »

Vue sur la vallée du Campan et le pont de Gerdes, 1858. Photographes Charles-Paul Furne & Henri Tournier. Collection Magendie, Mag6281

« Une ligne de peupliers dessine sur la grande plaine verte le cours de la rivière ; du côté de Tarbes, elle s’enfonce à l’infini dans les lointains vaporeux, parmi des teintes adoucies. Des collines boisées et cultivées montent en s’arrondissant jusqu’à l’horizon. Des montagnes, semblables à des pyramides, descendent en longues arrêtes régulières, et l’on suit paresseusement la ligne sinueuse qu’elles découpent sur le bord du ciel. »

Vue 07 – Vue depuis Bagnères sur la route de Toulouse. Gravure ancienne. Collection Loucrup65

« Le soir, on va se promener dans la plaine. Il y a dans les champs de maïs des sentiers détournés où l’on est seul. […] On rencontre des prairies coupées de ruisseaux que les paysans barrent, et qui, pendant plusieurs heures, inondent l’herbe pour la rafraîchir. Le jour tombe, la grande ombre des montagnes assombrit la verdure ; des nuages d’insectes bourdonnent dans l’air alourdi. Le souffle d’une brise expirante fait un instant frissonner les feuilles. Cependant, les voitures et les cavalcades reviennent sur toutes les routes, et le cours s’illumine pour la promenade du soir. »

Le monde et les mondanités : « la vie aux eaux »

Vue 08 - Caricature, dans l’album Une saison d’Eaux à Aix-les-Bains. Dessin d’Arthur de Varennes de Chinon ; lith. Champod ; éd. Perrin, Chambéry, 1868. (Archives municipales d’Aix-les-Bains)

Taine nous livre ici sa vision critique mais réaliste de la vie mondaine dans les villes thermales : « Il est convenu que la vie aux eaux est fort poétique, et qu’on y trouve des aventures de toutes sortes, y compris des aventures de cœur. […] Si la vie aux eaux est un roman, c’est dans les livres. Pour trouver des grands hommes, il faut les apporter, reliés en veau, dans sa malle.

Il est également convenu qu’aux eaux la conversation est extrêmement spirituelle, qu’on y rencontre que des artistes, des hommes supérieurs, des gens du grand monde ; qu’on y prodigue des idées, la grâce et l’élégance, et que la fleur de tous les plaisirs et de toutes les pensées y vient s’épanouir. La vérité est qu’on y use beaucoup de chapeaux, qu’on y mange beaucoup de pêches, qu’on y dit beaucoup de paroles, et qu’en fait d’hommes et d’idées, on y trouve à peu près ce qu’on trouve ailleurs. »

« Seulement, ici les façons sont meilleures : par exemple, on sait qu’on doit se servir le dernier du potage, et le premier de la salade ; on se munit de certaines phrases convenues qu’on échange contre d’autres phrases convenues ; on répond à un geste prévu par un geste prévu, à la manière des Chinois ;  on vient bailler intérieurement et sourire extérieurement, en compagnie et en cérémonie. Cette comédie de grimaces et ce commerce d’ennui forment la conversation aux eaux et ailleurs.

Aussi, beaucoup de gens vont prendre l’air dans la rue… »

Les curistes

Vue 09. Les curistes s’occupent. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 445

« La rue est pleine de figures mornes : jurisconsultes, banquiers, gens fatigués par les travaux de cabinet, ou ennuyés parce qu’ils ont trop de fortune et trop peu de chagrins.

Le soir, ils vont à Frascati (*) ou regardent les badauds qui se coudoient entre les boutiques du cours.

Le jour, ils boivent [leur dose d’eau thermale] et se baignent un peu, montent à cheval et fument beaucoup. Les bouffis, étalés sur un fauteuil, digèrent ; les maigres étudient le journal ; les jeunes dissertent avec les dames sur le temps qu’il fait ; les dames s’occupent à bien arrondir leurs jupes ; les vieux, qui sont philosophes et critiques, prennent du tabac ou regardent les montagnes avec une lunette, pour vérifier si les gravures sont exactes. Ce n’est pas la peine d’avoir tant d’argent pour avoir si peu de plaisir. »

* Frascati était un café parisien. Il est possible qu’il ait ouvert un établissement à Bagnères-de-Bigorre. Toujours est-il, qu’aujourd’hui encore, un hôtel de Bagnères porte le nom de Frascati.

Les compagnons des curistes

Vue 10 – Les compagnons des curistes tuent le temps. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 463

« Un malade amène toujours avec lui un ou plusieurs compagnons. Quel est l’être assez déshérité du ciel pour ne pas avoir un ami ou un parent qui s’ennuie ? et quel est l’ami ou le parent assez ingrat pour refuser un service qui est une partie de plaisir ? Le malade boit et se baigne ; l’ami chausse des guêtres ou monte à cheval ; de là l’espèce des touristes.

Suit un très long descriptif des touristes, dans lequel son regard acéré se montre digne des Caractères de La Bruyère… Mais reproduire ici ce texte nous éloignerait trop de notre propos, celui d’illustrer un récit de vues stéréoscopiques correspondantes.

* * *

Épisode suivant : nous atteindrons enfin Bagnères-de-Luchon, dernière étape pyrénéenne de nos amis.

Christian Bernadat

Bibliographie

Hippolyte Taine, Voyage au Pyrénées, en ligne sur Gallica

Pierre Minvielle, Fernand Nathan, Les Pyrénées, 1981

Hippolyte Taine sur Wikipédia

Histoire de la route thermale n°1, Mérimée (en ligne)

Lithographies, Loupcru65.fr (en ligne)

Bagnères, Loucru65.fr (en ligne)

Thermes de Bagnères, Loucru65.fr (en ligne)

« Tarbes, Palais de Justice, tribunal », CPArama (en ligne)

Marie-Reine Jazé-Charvolin, « Les stations thermales : de l’abandon à la renaissance. Une brève histoire du thermalisme en France depuis l’Antiquité  »In Situ [En ligne], 24 | 2014 

Café Frascati sur Wikipédia

Non classé

Voyage en Bretagne, d’après Gustave Flaubert et Maxime du Camp

Quatrième épisode : Excursion à Belle-Île-en-Mer ; étapes à Quimper et Pont-l’Abbé

 

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu)

Quimper : Vue générale sur la ville et la cathédrale. 1940-1965. Photographe inconnu. Collection Paladini, MP1073

Résumé des épisodes précédents :

Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers la Bretagne, l’Anjou et la Touraine, avec sacs au dos et souliers ferrés. Ils ne dédaignent pas, à l’occasion, le « confort » des transports publics…

Ils font d’abord halte dans les Pays de la Loire et s’y font ouvrir trois châteaux pour la visite : Chambord, Amboise et Chenonceau. Puis ils font étape sur les terres de la Bretagne historique à Clisson et sa forteresse médiévale, aux environs de Nantes. Ils nous conduisent ensuite à Carnac, site auquel ils se montent peu sensibles.

Selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge d’écrire les chapitres pairs, et Flaubert les chapitres impairs. Au cours de cette quatrième étape, nous évoquerons l’excursion de nos voyageurs jusqu’à Belle-Île en Mer, puis les étapes qu’ils font à Quimper et Pont-l’Abbé. Dans leur récit, Belle-Île occupe la fin de leur troisième chapitre, écrit par Gustave Flaubert, tandis que Quimper et Pont-l’Abbé constitue leur quatrième chapitre, écrit par Maxime du Camp.

En route pour Quiberon

Un jour, nos écrivains voyageurs décident de partir explorer (plutôt que visiter) Belle-Île. En 1847, partir pour une telle excursion n’est pas une petite aventure, nous allons pouvoir en juger. Les difficultés de ce voyage expliquent certainement qu’il n’ait pas été possible de trouver de photographies du XIXe siècle montrant ce site, non seulement au sein de la Stéréothèque, mais même dans les sources externes usuellement accessibles. Cette absence est d’autant plus incroyable que, à la même époque, nous l’avons vu régulièrement dans nos Unes, les photographes se sont déjà aventurés jusqu’au cirque de Gavarnie ou jusqu’aux pyramides d’Égypte ! On peut certainement interpréter cet état de fait comme révélateur du caractère « reculé » que revêtait un tel endroit.

C’est peut-être cette situation particulièrement sauvage, et sans doute son absence dans les récits de voyages, qui pousse nos auteurs à tenter « l’expédition ».

C’est ainsi que, depuis Carnac où ils logent, ils doivent rejoindre ce qu’aujourd’hui on nomme l’anse du Pô, où il faut d’abord embarquer pour Quiberon.

Vue 01 – L’anse du Pô à Carnac dans les années 1960. Carte postale. Collection jfm

« Un terrain vaseux où nous nous enfoncions jusqu’aux chevilles s’étend de Carnac jusqu’au village du Pô. Un canot nous attendait ; nous montâmes dedans ; on poussa du fond avec la rame et on hissa la voile. Notre marin, vieillard à figure gaie, s’assit à l’arrière, attacha au plat-bord une ligne pour prendre du poisson, et laissa partir sa barque tranquille. À peine s’il faisait du vent ; la mer toute bleue n’avait pas de rides, et gardait longtemps sur elle le sillage du gouvernail. Le bonhomme causait ; il nous parlait des prêtres qu’il n’aime pas, de la viande qui est une bonne chose à manger, même les jours maigres, du mal qu’il avait quand il était au service, des coups de fusil qu’il a reçus quand il était douanier… Nous allions doucement, la ligne tendue suivait toujours et le bout du tapecul trempait dans l’eau. »

Ils débarquent à la plage de Saint-Pierre de Quiberon et rejoignent à pied le centre du bourg. C’est de Quiberon, sans doute de Port-Haliguen, le port attitré de Quiberon, qu’ils devront attendre l’embarquement pour Belle-Île. Mais, le bac assure la correspondance avec la malle-poste en provenance d’Auray… Ils devront donc attendre à l’auberge toute la journée que la poste arrive enfin.

« Enfin, un trot de cheval fatigué qui bat le briquet, un bruit de grelots, un coup de fouet, un homme qui crie : «  ho ! ho ! voilà la poste ! voilà la poste ! «  »

Embarquement pour Belle-Île

Vue 02 – Port Haliguen au début du XXe siècle. Carte postale. Collection Villard à Quimper

« Au bout d’une heure encore, quand on eut pris dans le pays nombre de paquets et de commissions, et qu’on eut, de plus, attendu quelques passagers qui devaient venir, on quitta enfin l’auberge et l’on avisa à s’embarquer. Ce fut d’abord un pêle-mêle de bagages et de gens, d’avirons qui vous barraient les jambes, de voiles qui vous retombaient sur le nez, l’un s’embarrassant dans l’autre et ne trouvant pas où se mettre ; puis, tout se calma, chacun prit son coin, trouva sa place, les bagages au fond, les marins debout sur les bancs, les passagers où ils purent.

Nulle brise ne soufflait, et les voiles pendaient droites le long des mâts. La lourde chaloupe se soulevait à peine sur la mer presque immobile qui se gonflait et s’abaissait avec le doux mouvement d’une poitrine endormie. […]

Couchés dans la paille, sur le dos, assis sur les bancs, les jambes ballantes et le menton dans les mains ou postés contre les parois du bateau, entre les gros jambages de la membrure dont le goudron se fondait à la chaleur, les passagers baissaient la tête et fermaient les yeux à l’éclat du soleil frappant sur la mer plate comme un miroir.[…]

Le vent ne venait pas. On abattit les voiles qui descendirent tout doucement en faisant sonner le fer des rocambois(*) et affaissèrent sur les bancs leur draperie lourde ; puis, chaque matelot défit sa veste, la serra sous l’avant, et tous alors recommencèrent, en poussant de la poitrine et des bras, à mouvoir les immenses avirons qui se ployaient dans leur longueur. »

[* Rocambois : on dit aujourd’hui rocambeau : sur les voiliers anciens, c’est un cercle métallique qui entoure le mât pour y faire coulisser la voile lorsqu’on la hisse sur le mat.]

Vue 03 – Arrivée du bateau [de Quiberon] au Palais – 1932 – Photographe Maurice Walker – Archives départementales du Morbihan, 73 Fi 11

« … On avait tant tardé à partir, qu’à peine s’il y avait de l’eau dans le port, et nous eûmes grand mal à y entrer. Notre quille frôlait contre les petits cailloux du fond, et pour descendre à terre il nous fallut marcher sur une rame comme sur la corde raide. »

Belle-Île, le port du Palais au pied des remparts, 1940-1965, Photographe inconnu. Collection Paladini, MP1102

« Resserré entre la citadelle et ses remparts et coupé au milieu par un port presque vide, le Palay [sic] nous parut une petite ville assez sotte qui transsude un ennui de garnison et a je ne sais quoi d’un sous-officier qui baille. »

Quels jugements abrupts, quelle intransigeance glaçante de la part de nos amis !

« Ici, on ne voit plus les chapeaux de feutre noir du Morbihan, bas de forme, immenses d’envergure et abritant les épaules. Les femmes n’ont pas ces grands bonnets blancs qui s’avancent devant leur visage comme ceux des religieuses et, par derrière, retombent jusqu’au milieu du dos, vêtissant ainsi chez les petites filles la moitié du corps. Leurs robes sont privées du large galon de velours appliqué sur l’épaule qui, dessinant le contour de l’omoplate, va se perdre sous les aisselles. Leurs pieds non plus ne portent point ces souliers découverts, ronds du bout, hauts de talons et ornés de longs rubans noirs qui frôlent la terre. »

Vue 04 – Belle-Île, sur le port du Palais – 1932 – Photographe Maurice Walker – Archives départementales du Morbihan, 73 Fi 15 – Au premier plan à droite, trois belliloises en habit traditionnel assistent au spectacle du port

À la découverte de Belle-Île

« Etait-ce la peine de s’être exposés au mal de mer, que nous n’avions pas eu d’ailleurs, ce qui nous rendait indulgents, pour n’avoir à contempler que la citadelle, dont nous nous soucions fort peu, le phare, dont nous nous inquiétions encore moins ou le rempart de Vauban qui nous ennuyait déjà… On nous avait parlé des roches de Belle-Île. Incontinent, donc, nous dépassâmes les portes, et coupant net à travers champs, rabattîmes sur le bord de la mer. »

Belle-Île : la grotte de l’Apothicairerie (à l’époque dénommée des Apothicaires). 1925-1949. Photographe inconnu. Collection Lasserre, JPL379

« Nous ne vîmes qu’une grotte, une seule (le jour baissait), mais qui nous parut si belle (elle était tapissée de varechs et de coquilles et avait des gouttes d’eau qui tombaient d’en haut) que nous nous résolûmes de rester le lendemain à Belle-Île pour en chercher de pareilles, s’il y en avait, et nous repaître à loisir les yeux du régal de toutes ces couleurs. »

Cette grotte est très vraisemblablement celle de l’Apothicairerie, la plus célèbre de l’île.

Nos voyageurs décident alors le lendemain de partir à l’aventure à travers l’île : « … Sitôt qu’il se fit jour, ayant rempli une gourde, fourré dans un de nos sacs un morceau de pain avec une tranche de viande, nous prîmes la clef des champs, et, sans guide ni renseignement quelconque (c’est là la bonne façon), nous nous mîmes à marcher, décidés à aller n’importe où, pourvu que ce fût loin, et à rentrer n’importe quand, pourvu que ce fût tard… »

Suivent douze pages de récit au cours duquel nos auteurs s’enivrent du spectacle des falaises, des rochers et des embruns de la mer qui s’y brise, sans qu’aucun indice ne nous permette de situer où leurs pas les conduisent…

Ils s’embarquent ensuite le lendemain pour Quiberon. De là, ils s’élancent à pied vers Plouharmel, dans les environs de Carnac, où ils avaient établis leur séjour.

Quimper

Flaubert et Du Camp se dirigent ensuite vers Quimper : nulle information, dans le récit de ce nouveau chapitre, désormais rédigé par Maxime Du Camp, sur la manière dont ils vont franchir les plus de 110 km qui séparent les deux localités.

Vue 05 - Quimper : Vue du « bout des quais », sur l’Odet. 1857. Photographes Furne et Tournier. Collection Musée d’Orsay, inv. 1990-15-27

« Quimper, quoique centre de la vraie Bretagne, est distinct d’elle. Sa promenade d’ormeaux, le long de la rivière, qui coule entre les quais et porte navires, la rend fort coquette, et le grand hôtel de la préfecture, recouvrant à lui seul le petit delta de l’ouest, lui donne une tournure toute française et administrative.

Vous vous apercevez que vous êtes dans un chef-lieu de département, ce qui vous rappelle aussitôt les divisions par arrondissements, avec les grandes, moyennes et petites vicinalités, les comités d’instruction primaire, les caisses d’épargne, les conseils généraux et autres inventions modernes qui enlèvent toujours aux lieux qui en sont doués quelque peu de couleur locale pour le voyageur naïf qui la rêve… »

Le prieuré de Locmaria

En Bretagne, de nombreux lieux portent le nom de Locmaria… À un quart de lieue (environ 1 km) du centre de Quimper, nous sommes nécessairement dans un quartier qui, à l’époque, se situait à la périphérie de la ville.

Vue 06 – Le prieuré de Locmaria, par Max Jacob. 1927. Musée des Beaux-Arts de Quimper

« Étant à Quimper, nous sortîmes un jour par un côté de la ville et rentrâmes par l’autre, après avoir marché dans la campagne pendant huit heures environ…. […] Nous nous arrêtâmes d’abord à un quart de lieue de la ville, à Loc-Maria, ancien prieuré, jadis donné à l’abbaye de Fontevrault par Conan III. Le prieuré n’a pas, comme l’abbaye du pauvre Robert d’Arbriselle, été utilisé d’une ignoble manière. Il est abandonné, mais sans souillures. Son portail gothique ne retentit pas de la voix des garde-chiourmes, et s’il en reste peu de choses, l’esprit, du moins, n’éprouve ni révolte ni dégout. Il n’y a de curieux comme détail, dans cette petite chapelle d’un vieux roman sévère, qu’un grand bénitier posé sans pilier sur le sol et dont le granit taillé à pans est devenu presque noir. Large, profond, il représente bien le vrai bénitier catholique, fait pour y plonger tout entier le corps d’un enfant, et non pas ces cuvettes étroites de nos églises dans lesquelles on trempe le bout du doigt. »

La chapelle de Kerfeunteun

Kerfeunteun est un village des environs de Quimper, aujourd’hui rattaché à cette ville.

Vue 07 – La chapelle de Kerfeunteun, aux environs de Quimper. Carte postale (InfoBretagne.com)

« Vers trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes près les portes de Quimper, à la chapelle de Kerfeunteun. Il y a, au fond, une belle verrière du XVIe siècle, représentant l’arbre généalogique de la Trinité. Jacob en forme la souche et la croix du Christ le sommet, surmonté du Père éternel qui a la tiare au front. Le clocher carré figure sur chaque face un quadrilatère percé à jour, comme une lanterne, par une longue baie droite. Il ne pose pas immédiatement sur la toiture, mais, à l’aide d’une base amincie dont les quatre côtés se rétrécissent et se touchent presque, forme un angle obtus vers la crête du toit. En Bretagne, presque toutes les églises de villages ont de ces clochers-là. »

Pont-l’Abbé

Depuis Quimper, Pont-l’Abbé est à une vingtaine de kilomètres plus au sud-ouest. Nos voyageurs y portent ensuite leurs pas.

« … À cinq heures du soir, enfin, nous arrivâmes à Pont-l’Abbé, enduits d’une respectable couche de poussière et de boue qui se répandit de nos vêtements sur le parquet de la chambre de notre auberge… » Cette couche de poussière peut laisser supposer qu’ils ont emprunté une charrette ou une voiture à cheval sans capote ni protection…

Vue 08 – Pont-l’Abbé, l’église des Carmes. Dessin (InfoBretagne)

« Pont-l’Abbé est une petite ville fort paisible, coupée dans sa longueur par une large rue pavée. Les maigres rentiers qui l’habitent ne doivent pas avoir l’air plus nul, plus modeste et plus bête [sic].

Il n’y a à voir, pour ceux qui partout veulent voir quelque chose, [que] les restes insignifiants du château et de l’église ; une église qui serait passable d’ailleurs, si elle n’était encroûtée par le plus épais des badigeons qu’aient jamais rêvés les conseils de fabrique. La chapelle de la Vierge était remplie de fleurs : bouquets de jonquilles, juliennes, pensées, roses, chèvrefeuilles et jasmins mis dans des vases de porcelaine blanche ou dans des verres bleus, étalaient leurs couleurs sur l’autel et montaient entre les grands flambeaux vers le visage de la Vierge, jusque par-dessus sa couronne d’argent, d’où retombait un voile de mousseline à longs plis qui s’accrochait à l’étoile d’or du bambino de plâtre suspendu dans ses bras… […]

Là semble se concentrer toute la tendresse religieuse de la Bretagne ; voilà le repli le plus mol de son cœur… Il n’y a pas de fleurs dans la campagne, mais il y en a dans l’église ; on est pauvre, mais la Vierge est riche… On s’étonne de l’acharnement de ce peuple à ses croyances ; mais sait-on tout ce qu’elles lui donnent de délectation et de voluptés, tout ce qu’il en retire de plaisir ? »

Fête des battages

Vue 09 – Scène de battage en Bretagne – Coll. particulière

« Il faut assister à ce qu’on appelle ses fêtes, pour se convaincre du caractère sombre de ce peuple. Il ne danse pas, il tourne ; il ne chante pas, il siffle. Ce soir même, nous allâmes dans un village des environs, voir l’inauguration d’une aire à battre. Deux joueurs de biniou, montés sur le mur de la cour, poussaient sans discontinuer le souffle criard de leur instrument, au son duquel couraient au petit trot, en se suivant à la queue du loup, deux longues files d’hommes et de femmes  qui serpentaient et s’entrecroisaient. Les files revenaient sur elles-mêmes, tournaient, se coupaient et se renouaient à des intervalles inégaux. Les pas lourds battaient le sol, sans souci de la mesure, tandis que les notes aiguës de la musique se précipitaient l’une sur l’autre dans une monotonie glapissante…

Pendant près d’une heure que nous considérâmes cet étrange exercice, la foule ne s’arrêta qu’une fois, les musiciens s’étant interrompus pour boire un verre de cidre ; puis, les longues lignes s’ébranlèrent de nouveau et se remirent à tourner. À l’entrée de la cour, sur une table, on vendait des noix ; à côté était un broc d’eau-de-vie, par terre une barrique de cidre… »

Curieux jugements à l’emporte-pièce. Maxime Du Camp ne fait aucun effort pour comprendre ces Bretons, et l’on peut soupçonner que Gustave Flaubert partage les mêmes jugements…

Puis, avec la même froideur d’observateur extérieur, l’auteur termine le chapitre par la narration d’une scène de crime… Nous nous l’épargnerons…

*     *     *

Au cours de la prochaine étape, nous accompagnerons Flaubert et du Camp dans la poursuite de leur voyage vers Crozon et Landevennec.

Christian Bernadat

Bibliographie

Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne), en ligne

La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, Musée départemental Breton de Quimper, 2000

« Le périple de Flaubert en Morbihan en 1847 », Patrimoines et Archives, en ligne

Jean-Marie Williamson et Jean-Louis Tournade, Ports de mer, ports de rivière, Éd du Squall, juin 1983

Archives départementales du Morbihan, fonds de photographies stéréoscopiques Maurice Walker.

L’église de Locmaria sur Wikipédia

« Kerfeunteun », InfoBretagne.com, en ligne

Non classé

Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855/1860

Neuvième épisode : excursion jusqu’au Cirque de Gavarnie, ascension du Pic de Bergons et du Pic du Midi

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu).

Vue générale sur le cirque de Gavarnie. 1868. Photographe Ernest Lamy. Collection Magendie, Mag6549

Plusieurs mois ont passé depuis notre huitième épisode : il est bien temps de poursuivre notre circuit dans les pas d’Hippolyte Taine.

Rappel des épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, traitement très recherché dans la bonne société parisienne. À seulement 27 ans, délaissant un temps ses activités littéraires, voici notre écrivain voyageur engagé dans un long périple pour l’époque : Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez, Pau, et enfin Les Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il s’établit le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs.

À l’issue de son séjour, il ne s’empresse pas de rentrer à Paris, mais reprend la route vers Saint-Sauveur et Luz, où il va séjourner encore plusieurs jours, le temps d’explorer les alentours avec son ami Paul (dont on ne sait rien).

On illustrera cet épisode de vues disponibles dans la Stéréothèque, cette fois essentiellement au sein de la collection Magendie, la plupart issues de séries sur le thème du Voyage aux Pyrénées, photos dont les auteurs sont souvent connus : Jean Andrieu, Alexandre Bertrand, Ernest Lamy.

Au cours de cette étape, on appréciera tout particulièrement la richesse des collections hébergées par la Stéréothèque, de surcroît à l’aide de vues prises à quelques années seulement du voyage de notre auteur. Elles permettent d’illustrer par le détail l’excursion d’Hippolyte Taine à Gavarnie, que l’auteur s’applique à décrire par le menu, comme un contrepoint aux « guides-manuels », jugés sans doute trop lapidaires, mais déjà largement disponibles.

Aller à Gavarnie…

L’excursion à Gavarnie est une des plus renommées et des plus recherchées du tourisme pyrénéen, déjà dans les années 1840. Depuis la Révolution, une route a été tracée pour surveiller et tenir la frontière contre les incursions espagnoles. Cette voie a conduit un grand nombre de personnes à découvrir la beauté et les richesses de cette région, suscitant très tôt de nombreuses recherches botaniques, géologiques et topographiques.

Ensuite, Victor Hugo, avec son Voyage aux Pyrénées de Bordeaux à Gavarnie publié en 1843, ou le géographe et cartographe Franz Schrader, ont amplement contribué à ériger l’excursion au cirque de Gavarnie en étape obligée du tourisme pyrénéen.

La route du cirque de Gavarnie au départ de Luz-Saint-Sauveur. 1868. Photographe Ernest Lamy. Collection Magendie, Mag6552

Au moment du voyage de Taine, l’excursion au cirque de Gavarnie est donc déjà un incontournable de tout voyage aux Pyrénées. Notre auteur n’est pas dupe, et c’est avec quelque humour qu’il évoque cette injonction mondaine, à bien des égards similaire à l’attitude d’un « touriste de masse » contemporain :

« De Luz à Gavarnie il y a six lieues [environ 19 km]. Il est enjoint à tout être vivant et pouvant monter un cheval, un mulet, un quadrupède, de visiter Gavarnie ; à défaut d’autres bêtes, il devrait, toute honte cessant, enfourcher un âne. Les dames et les convalescents s’y font conduire en chaise à porteur.

Vue 01 – Excursion à Gavarnie à la Belle époque. Coll. part.

Sinon, pensez quelle figure vous ferez au retour. « Vous venez des Pyrénées, vous avez vu Gavarnie ? – Non. – Pourquoi donc êtes-vous allé aux Pyrénées ? »… Vous baissez la tête, et votre ami triomphe, surtout s’il s’est ennuyé à Gavarnie… Vous subissez [alors] une description de Gavarnie, d’après la dernière édition du guide-manuel ! […] Il n’y a que deux ressources : apprendre par cœur une description ou faire le voyage… J’ai fait le voyage, et je vais donner la description. »

Et, de fait, Taine va nous faire partager son excursion étape par étape, et, pour ainsi dire, quart d’heure par quart d’heure.

La route de Sia

Les trois ponts superposés sur la route de Sia. 1862-1863. Photographe Alexandre Bertrand. Collection Magendie, Mag6296

« On part à six heures du matin, par la route de Scia [sic], dans le brouillard, sans rien voir d’abord que de grandes formes confuses d’arbres et de rochers… […]

À Scia, la route passe par un petit pont fort élevé, qui domine un autre pont grisâtre, abandonné. [Depuis le pont supérieur, notre voyageur n’a pas la possibilité d’apercevoir le troisième pont, le plus ancien et le plus bas – datant de 1712]. Le double étage d’arcades se courbe gracieusement au-dessus du torrent bleu ; cependant une clarté pâle flotte déjà dans la vapeur diaphane ; une gaze dorée ondule sur le Gave ; le voile aérien s’amincit et va s’évanouir. »

Le pont de Gèdres

Le pont de Gèdre. 1862-1863. Photographe Ernest Lamy. Collection Magendie, Mag6234

« Nous tournons un second pont, et nous entrons dans la campagne de Gèdres [sic], verdoyante et cultivée ; les foins sont en tas ; on coupe les moissons ; nos chevaux marchent entre deux haies de noisetiers ; nous longeons des vergers : mais la montagne est toujours voisine ; le guide nous montre un rocher haut comme trois hommes, qui roula il y a deux ans et broya une maison. »

Le village de Gèdre. 1896-1930. Photographe inconnu. Collection Magendie, Mag2139

« La nation française […] est mal représentée à Gèdres. D’abord paraît un long douanier moisi, qui vise le laisser-passer des chevaux ; avec son habit jadis vert, le pauvre homme a l’air d’avoir séjourné une semaine dans la rivière. Sitôt qu’il nous lâche, une bande de polissons, garçons et filles, fond sur nous : les uns tendent la main, les autres veulent nous vendre des pierres ; ils font signe au guide d’arrêter ; ils réclament les voyageurs ; deux ou trois tiennent la bride de chaque bête, et tous ensemble crient : « La grotte ! la grotte ! » Force est de se résigner et de voir la grotte. »

Le chaos de Gavarnie

Le Chaos de Gavarnie. 1862-1863. Photographe Jean Andrieu. Collection Magendie, Mag6237

« Après Gèdres est une vallée sauvage qu’on nomme le Chaos, et qui est bien nommée. Là, au bout d’un quart d’heure, les arbres disparaissent, puis les genévriers et les buis, enfin les mousses : on ne voit plus le Gave, tous les bruits cessent. C’est la solitude morte et peuplée de débris. Trois avalanches de roches et de cailloux écrasés sont descendues de la cime jusqu’au fond. L’effroyable marée, haute et longue d’un quart de lieue, étale comme des flots ses myriades de pierres stériles, et la nappe inclinée semble encore glisser pour inonder la gorge. »

« Cent pas plus loin, l’aspect de la vallée devient formidable. Des troupeaux de mammouths et de mastodontes de pierre gisent accroupis sur le versant oriental, échelonnés et amoncelés dans toute la pente. »

Le village de Gavarnie

Le village de Gavarnie. 1862. Photographe Jean Andrieu. Collection Magendie, Mag6242

« Gavarnie est un village fort ordinaire, ayant vue sur l’amphithéâtre qu’on vient visiter.

Vue sur le Gave de Gavarnie. 1865-1905. Photographe Philippe Viron. Collection Magendie, Mag0755

« Lorsqu’on l’a quitté, il faut encore faire une lieue dans une triste plaine, à demi engravée par les débordements d’hiver ; les eaux du Gave sont fangeuses et ternes ; un vent froid souffle du cirque ; les glaciers, parsemés de boue et de pierres, sont collés au versant comme des plaques de plâtre sali. […]

Les chevaux passent le Gave à gué, en trébuchant, glacés par l’eau des neiges. Dans cette solitude dévastée, on rencontre tout d’un coup le plus riant parterre. Un peuple de beaux iris se presse dans le lit d’un torrent desséché ; le soleil traverse de ses rayons d’or leurs pétales veloutés d’un bleu tendre… […] Nous gravissons un dernier tertre, semé d’iris et de roches. »

Le refuge de Gavarnie et les glaciers

Le refuge (en bas de la vue) et les glaciers de Gavarnie. 1862-1868. Photographe Jean Andrieu. Collection Magendie, Mag6431

« Là est une cabane où l’on déjeune [déjà un refuge, en 1855 !] et où on laisse les chevaux. On s’arme d’un grand bâton, et l’on descend sur les glaciers du cirque. Ces glaciers sont fort laids, très sales, très inégaux, très glissants ; on court à chaque pas un risque de tomber, et, si l’on tombe, c’est sur des pierres aigües ou dans des trous profonds. Ils ressemblent beaucoup à des plâtras entassés, et ceux qui les ont admirés ont de l’admiration à revendre… »

Vue 02 - Le cirque de Gavarnie en été, années 2020. Photo iStock

Nous pouvons constater qu’au milieu du XIXe siècle, en plein été, le glacier de Gavarnie descendait jusqu’au refuge ! Nous en sommes bien loin aujourd’hui : désormais (et cela au moins depuis 2018), pratiquement plus de glace à Gavarnie en été !

« Après les glaciers, nous trouvons une esplanade en pente ; nous grimpons pendant dix minutes en nous meurtrissant les pieds sur des quartiers de roches tranchantes. Depuis la cabane nous n’avions pas levé les yeux, afin de nous réserver la sensation entière. Ici enfin nous regardons.

Le cirque de Gavarnie. 1868. Photographe Ernest Lamy. Collection Calvelo, CAL0462

Une muraille de granit couronnée de neige se creuse devant nous en cirque gigantesque. Ce cirque a douze cents pieds de haut, près d’une lieue de tour, trois étages de murs perpendiculaires, et, sur chaque étage, des milliers de gradins. La vallée finit là ; le mur est d’un seul bloc, inexpugnable. Les autres sommets crouleraient, que ses assises massives ne remueraient pas.

Là est la borne de deux contrées et de deux races ; c’est elle que Roland voulut rompre, lorsque d’un coup d’épée il ouvrit une brèche à la cime. Mais l’immense blessure disparaît dans l’énormité du mur invaincu. Trois nappes de neige s’étalent sur les trois étages d’assises. Le soleil tombe de toute sa force sur cette robe virginale sans pouvoir la faire resplendir. Elle garde sa blancheur mate. Tout ce grandiose est austère ; l’air est glacé sous les rayons du Midi ; de grandes ombres humides rampent au pied des murailles. »

Les cascades de Gavarnie

Les cascades de Gavarnie. 1863. Photographe Jean Andrieu. Collection Magendie, Mag6241

« Les seuls habitants sont les cascades assemblées pour former le Gave. Les filets d’eau arrivent par milliers de la plus haute assise, bondissent de gradin en gradin, croisent leurs raies d’écume, serpentent, s’unissent et tombent par douze ruisseaux qui glissent […] en traînées floconneuses pour se perdre dans les glaciers du sol. La treizième cascade sur la gauche a douze cent soixante-six pieds de haut. Elle tombe lentement, comme un nuage qui descend, ou comme un voile de mousseline qu’on déploie ; l’air adoucit la chute ; l’œil suit avec complaisance la gracieuse ondulation du beau voile aérien. Elle glisse le long du rocher, et semble plutôt flotter que couler. Le soleil luit, à travers son panache, de l’éclat le plus doux et le plus aimable. Elle arrive en bas comme un bouquet de plumes fines et ondoyantes, et rejaillit en poussière d’argent ; la fraîche et transparente vapeur se balance autour de la pierre trempée, et sa traînée qui rebondit monte légèrement le long des assises. L’air est immobile ; nul bruit, nul être vivant dans cette solitude. On n’entend que le murmure monotone des cascades, semblable au bruissement des feuilles que le vent froisse dans une forêt. »

Retour à Gavarnie

Vue 03 - Les touristes à Gavarnie en admiration devant le spectacle du Cirque. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 363

« Nous rencontrâmes au village nos compagnons de route qui s’étaient assis. Les bons touristes, fatigués, s’arrêtent ordinairement à l’auberge, dînent substantiellement, se font apporter une chaise sur la porte, et digèrent en regardant le cirque, qui de là paraît haut comme une maison. Sur quoi ils s’en retournent, louant ce spectacle grandiose, et très contents d’être venus aux Pyrénées… »

L’ascension du Pic de Bergons

Le Pic de Bergons (à l’époque dénommé sommet du Bergonz) culmine à 2068 m. Mais il est accessible à tout marcheur. Cela explique que, malgré l’altitude, Taine se soit lancé à son ascension, beaucoup moins recherchée que la montée au cirque de Gavarnie. Il en fait la description « pour être utile à ses semblables » écrit-il, c’est-à-dire pour alimenter les récits de voyage, aussi populaires, à l’époque, que les « guides-manuels » aux voyageurs.

Vue 04 – Le Pic de Bergons (en haut à droite) dans la vallée de Luz-Saint-Sauveur. Carte Postale. Coll. Part

« Il faut être utile à ses semblables ; je suis monté sur le Bergonz, pour avoir au moins une ascension à raconter.

Un sentier pierreux, en zigzag, écorche la montagne verte de sa traînée blanchâtre. La vue change à chaque détour. Au-dessus et au-dessous de nous des prairies, des faneuses, de petites maisons collées au versant comme des nids d’hirondelles. Plus bas, une fondrière immense de roc noir, où de tous côtés accourent des ruisseaux d’argent. À mesure que nous nous élevons, les vallées se rétrécissent et s’effacent, les montagnes grises s’élargissent et s’étalent dans leur énormité. Bientôt l’herbe utile disparaît ; des mousses roussies, des milliers de rhododendrons, revêtent les escarpements stériles ; la route se dégrade sous l’effort des sources perdues ; elle s’encombre de pierres roulées.

Vue 05 – Le Gave et le Pic de Bergons. Carte postale. Coll. part.

On atteint enfin une crête nue, où l’on descend de cheval ; là commence l’arrête de la montagne. On marche pendant dix minutes sur un tapis de bruyères serrées, et l’on est sur la plus haute cime. Quelle vue ! Tout ce qui est humain disparaît : villages, enclos, cultures, on dirait des ouvrages de fourmis. J’ai deux vallées sous les yeux, qui semblent de petites bandes de terres perdues dans un entonnoir bleu.

Au nord, les vallées de Luz et d’Argelès s’ouvrent dans la plaine par une percée bleuâtre, brillantes un éclat terne, et semblables à deux aiguières d’étain bruni. À l’ouest, la chaîne de Barèges s’allonge en scie jusqu’au Pic du Midi, énorme hache ébréchée, tachée de plaques de neige. »

L’ascension du Pic du Midi de Bigorre

Le pic du Midi de Bigorre (au fond à droite) depuis la vallée de Tramézaïgues. 1862. Photographe Jean Andrieu. Collection Magendie, Mag6214

Le pic de Midi de Bigorre culmine à 2876 m. Pourtant, depuis 1858, il est accessible en 3 ou 4 heures de cheval ; une auberge y est même présente au sommet. Par contre, l’observatoire qui en caractérise aujourd’hui le sommet n’a été construit qu’entre 1873 et 1882. C’est donc un pic vierge de toute installation autre que l’auberge que l’ami de notre voyageur devrait découvrir.

Mais le dénouement est particulièrement décevant : à cette altitude, le beau temps est rare, même en été. Par ailleurs, si, en ce XIXe siècle, l’ascension est physiquement réalisable, par contre l’altitude représente encore un défi, notamment vestimentaire, car on ne dispose pas de tenues véritablement adaptées. On appréciera l’humour glacial du narrateur à travers le laconisme de son récit…

« Paul est monté sur le pic du Midi de Bigorre ; voici son journal de voyage :

Départ à quatre heures du matin dans la vapeur. Les pâturages de Tau à travers la vapeur ; on voit la vapeur. Le lac d’Oncet à travers la vapeur : même vue.

Hourque des cinq Ours. Plusieurs taches blanches ou grisâtres, dans un fond blanchâtre ou grisâtre. […] Commencement de l’escarpement ; montée au pas, à la queue l’un de l’autre ; cela me rappelle le manège Leblanc, et les cinquante chevaux qui avancent gracieusement dans la sciure de bois… […].

Première heure : vue du dos de mon guide et de la croupe de son cheval… […]

Deuxième heure : la vue s’élargit ; j’aperçois l’œil gauche du cheval et du guide. Cet œil est borgne ; il ne perd rien.

Troisième heure : la vue s’élargit encore. Vue de deux croupes de cheval et deux vestes de touristes, qui sont à quinze pieds au-dessus de nous […].

Quatrième heure : joie et transports ; le guide me promet, pour la cime, la vue d’une mer de nuages.

Vue 06 – La mer de nuages au pic du Midi. Vue contemporaine. Photo site Picdumidi.com

Arrivée : vue de la mer de nuages. Par malheur nous sommes dans un des nuages. Aspect d’un bain de vapeur quand on est dans le bain.

Bénéfices : rhume de cerveau, rhumatisme aux pieds, lombago, congélation, bonheur d’un homme qui aurait fait huit heures antichambre, dans une antichambre sans feu.

– Et cela arrive souvent ? – Deux fois sur trois… Les guides jurent que non. »

* * *

Épisode suivant : nous progresserons dans le périple de Taine et de son ami, en parvenant à Bagnères-de-Luchon.

Christian Bernadat

Bibliographie

Non classé

Réflexions et menus propos autour d’une curieuse vue stéréoscopique illuminée

Photographe inconnu, Troyes, la rue de l'Hôtel-de-Ville, entre 1857 et 1860, collection Toussaint - cliquer sur l'image pour voir sa notice sur la Stéréothèque

La présentation de cette vue illuminée – un cadre blanc percé de deux fenêtres carrées aux coins arrondis bordées d’une frise de perles gaufrées – est assez inhabituel pour une photographie sur ce thème.

Le tirage sur papier salé est anonyme et une légende est manuscrite à la plume au dos : « Fête Dieu à Caen ».

Verso de la carte

Pour le bon Champenois du sud que nous sommes, cette mention fait bondir. Une cathédrale avec une tour unique ornée d’une grosse horloge et surmontée de deux clochetons : nous sommes sans conteste à Troyes. La rue de l’Hôtel-de-Ville ainsi nommée en 1851, ancien Vicus Magnus des comtes de Champagne et aujourd’hui rue Georges-Clémenceau, se déploie devant nos yeux. On aperçoit à droite les arcs-boutants de la basilique Saint-Urbain et les façades des maisons démolies entre les deux guerres pour créer la place Vernier devant l’église. Voilà pour la localisation.

La datation est aisée. Monsieur Michel-Gotorbe, sabotier, dont le nom apparaît partiellement à droite derrière l’enseigne très parlante de sa boutique, s’est installé là en 1856. Les annuaires commerciaux mentionnent sa présence dans ces locaux entre 1857 et 1860. Il avait remplacé M. Philippe, cabaretier dont le nom est encore bien lisible sous les fenêtres du second étage. C’est donc au cours de ces années-là que la prise de vue a eu lieu.

Ces précisions ne sont toutefois pas plus curieuses que celles que l’on peut trouver en examinant soigneusement des milliers de vues stéréoscopiques.

Plus remarquable est le travail réalisé au dos du papier sensible.

L’observation de cette vue à contre-jour nous place dans une ambiance nocturne. Les immeubles sont ombrés par des à-plats de gris et le ciel est coloré d’un bleu de Prusse très sombre. Les parties visibles du sol sont rehaussées de blanc.

Vue en couleurs (placée à la lumière)

Une scène très animée, véritable enluminure, emplit la rue d’une foule colorée. La perspective est parfaitement respectée de même que le décalage nécessaire à l’effet stéréoscopique. Les personnages du premier plan entrent partiellement dans le champ à la manière d’une prise de vue photographique.

La procession s’avance avec, en tête, la bannière rouge et or du Saint-Sacrement dont deux jeunes-filles en robe blanche et deux personnages en chasuble rouge tiennent les cordons. Plus loin, émergeant du moutonnement des têtes, un dais, rouge et or lui aussi, signale sans doute la présence des autorités ecclésiastiques. Les deux files de porteurs de cierges qui encadrent ce défilé, les lanternes de la bannière et du dais et même les cabochons ornant les vêtements sacerdotaux sont « illuminés  » par des trous d’épingles dans la photographie.

En grattant légèrement la couche sensible de l’épreuve, on a fait apparaître le cadran et les aiguilles de la grosse horloge de la tour Saint-Pierre : il est 19 h. (La Fête-Dieu se déroulant au mois de juin, cet horaire est peu vraisemblable !)

Malgré l’exiguïté de l’espace qui lui est consacré, l’ensemble est une véritable miniature très soigneusement dessinée et peinte.

La dernière feuille de papier translucide destinée à protéger la feuille peinte a été arrachée, laissant de malencontreuses traces de collage. Sans doute était-elle trop opaque pour que la transparence soit satisfaisante.

Inévitables, les questions fusent :  » qui l’a photographié ? Et qui l’a peint ? « 

Nous proposons une hypothèse argumentée qui, comme beaucoup d’hypothèses n’attend que d’autres arguments pour être confirmée ou démentie.

La légende manuscrite  » La Fête-Dieu à Caen  » a sans doute été ajoutée postérieurement. Un marchand opportuniste, peut-être, où un collectionneur lointain… On ne le saura sans doute jamais, mais, Troyen ou Caennais, il suffit de lever le nez pour constater l’incongruité. Toutefois, on peut aussi imaginer qu’elle ne concerne que la scène de procession et que la photographie n’a été utilisée que comme fond passe-partout.

Depuis 1857, un dessinateur reconverti en photographe règne pratiquement sans concurrence sur le petit monde des très rares chevaliers troyens du collodion et de l’albumine. Installé au sommet d’un immeuble proche de l’Hôtel-de-Ville dans un atelier entièrement vitré, il s’est forgé très vite une réputation de qualité et de sérieux. De son nid d’aigle, il a une vue plongeante sur l’enfilade des maisons de la rue qui nous préoccupe actuellement. Le lieu de la prise de vue se trouve d’ailleurs à quelques dizaines de mètres de ses locaux, ce qui est bien pratique pour traiter, par exemple, des plaques de verre au collodion humide qui ne doivent pas sécher pendant les manipulations.

Entre 1857 et 1860, Gustave Lancelot, puisque c’est de lui dont il s’agit, complétait son activité de photographe portraitiste par la création d’une longue série de 72 vues stéréoscopiques des rues, monuments et vestiges anciens de la ville de Troyes. Il présentera ces vues à l’exposition de Troyes de 1860, qui, pionnière en la matière, acceptait les photographes dans sa section des beaux-arts. Il y remporta récompenses, notoriété et félicitations de la presse.

Comment ne pas envisager qu’il soit l’auteur de notre photographie ?

Il était dessinateur et peintre émérite qui représentait monuments et paysages avec une précision … photographique. Pourquoi ne serait-il pas l’auteur de l’animation nocturne qui enrichit notre photo ?

Son frère, Dieudonné Lancelot était un dessinateur professionnel de grand talent qui fournissait des dessins à nombre de revues illustrées telles que le Monde Illustré, le Magasin Pittoresque, ou le Tour du Monde. Lui aussi n’aurait eu aucune difficulté à créer cette miniature.

Nous serions alors en présence d’un exercice de style, d’un essai destiné à évaluer la rentabilité financière de telles créations. En existe-t-il d’autres ?

Voilà bien des questions sans réponses et des pistes qui tournent court, qui nous valent au moins d’avoir eu le plaisir d’y réfléchir.

Non classé

Le classement au titre des Monuments historiques, étape essentielle en matière de conservation du patrimoine : le cas emblématique des châteaux du Val de Loire

 

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu)

Le château de Chambord, façade méridionale, 1875-1900, photographe inconnu, collection Société Archéologique de Bordeaux, SAB295

Comme chaque mois de septembre, occasion de mettre en lumière la conservation du patrimoine, nous faisons une pose dans nos itinérances pyrénéennes ou bretonnes.

La France fut, en Europe, un des premiers pays à se préoccuper de la conservation de son patrimoine architectural, démarche qui a abouti aux procédures d’inscription et de classement au titre des Monuments historiques, démarches dont plus personne, aujourd’hui, ne conteste le bien-fondé et l’intérêt pour assurer la meilleure protection de notre patrimoine.

La notion de Monument historique est apparue au cours de la Révolution française, dans le prolongement des idées du Romantisme. Cette émergence a débouché sur une politique de protection mise en place dès la Monarchie de Juillet, sous forme d’une reconnaissance d’intérêt public pour les immeubles (édifices, jardins et parcs, réserves archéologiques, etc.) plus particulièrement centrée sur l’art et l’histoire architecturale, en y affectant une servitude d’utilité publique.

Il existe aujourd’hui deux niveaux de protection : l’inscription au titre des monuments historiques (autrefois « inscription à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques »), pour les meubles et immeubles présentant un intérêt à l’échelle régionale, et le classement au titre des monuments historiques, considérés comme d’intérêt national. Couramment, on dit d’un bien, dans le premier cas, qu’il est « inscrit », et dans le second qu’il est « classé ».

L’un des plus anciens témoignages de restauration d’un monument historique dans nos collections n’est pas un château de la Loire, mais la Sainte-Chapelle en travaux, février à juillet 1853, photographe inconnu, collection Dupin, DUP0252

Le terme de « monument historique » est employé pour la première fois en 1790 à l’occasion d’un rapport d’Aubin Louis Millin auprès de l’Assemblée constituante (la saisie des biens de la Monarchie, de l’Église et des émigrés entraînant très rapidement la nécessité d’éviter le vandalisme).

Sous l’impulsion de Talleyrand, on adopte le 13 octobre 1790 un décret établissant une commission des monuments pour étudier « le sort des monuments, des arts et des sciences ».

Alors que les premières Sociétés archéologiques viennent de se constituer, en 1819, pour la première fois, le budget du ministère de l’Intérieur comporte une ligne « monuments historiques », à laquelle est allouée une somme de 80 000 francs.

Vue 01 – Portrait de Prosper Mérimée par Charles Reutlinger (Wikipedia)

Puis, sous la Monarchie de Juillet, le 21 octobre 1830, le ministre de l’Intérieur (François Guizot), dans un rapport présenté au roi Louis-Philippe, propose de créer un poste d’inspecteur des Monuments historiques, d’abord attribué à Ludovic Vitet en 1830, puis, en mai 1834 à Prosper Mérimée, le célèbre historien et écrivain. Dans la foulée est créée une Commission permanente des Monuments historiques.

La politique ainsi définie débouche, en 1840, sur la publication d’une première liste de 1 082 monuments historiques (d’ailleurs dite « liste Prosper Mérimée ») dont 934 édifices, liste composée uniquement de monuments préhistoriques, antiques ou « médiévaux » (allant alors jusqu’au XVIe siècle). La plupart sont des propriétés de l’État, du département ou de la commune, dont la conservation nécessite des travaux (et donc des crédits). Le classement est de ce fait, dès le départ, un point d’appui pour l’octroi de subventions en matière de restauration.

Ce n’est que dans les années 1920-1930 que le classement s’ouvre au patrimoine privé, car, dans un premier temps, ce classement est considéré comme une servitude et une privation de propriété ; c’est pourquoi, la démarche est compensée par un subventionnement des travaux, puis par des avantages fiscaux. À ce moment, il s’ouvre aussi à la Renaissance et à l’âge classique, du XVIe au XVIIIe siècle.

Inscription et classement : l’exemple des châteaux du Val de Loire :

Quoi de plus emblématique, en France, que les « châteaux de la Loire », lorsqu’on pense aux Monuments historiques. L’ensemble de la zone du Val de Loire est d’ailleurs classée au patrimoine mondial de l’Unesco depuis le 9 juillet 2017. En examinant l’historique ci-après à propos des principaux châteaux du Val de Loire, on pourra juger des nombreuses péripéties qui ont jalonné le classement de ces différents monuments. Le double critère de la propriété et des périodes de construction explique en partie ce qui peut apparaître aujourd’hui, rétrospectivement, comme une hétérogénéité dans le traitement du classement de ces monuments.

C’est ainsi que seulement cinq châteaux de la Loire bénéficient, dès 1840, de leur classement définitif au titre des monuments historiques : Amboise, Blois, Chambord, Chenonceau et Azay-le-Rideau.

Le château d’Amboise, classé dès 1840 :

Le château d’Amboise, dominant la Loire, a été profondément rénové et remanié à partir de 1489 par Charles VII, et c’est déjà lui qui, de retour d’Italie, avant François 1er, ramène à son service toute une équipe d’artistes. Plus tard, François 1er y reçoit Léonard de Vinci.

Après de nombreuses vicissitudes, ses murailles sont rasées. Sous Louis XIV, il sert de prison d’État et Fouquet y sera incarcéré. L’édifice est en grande partie détruit sous la Révolution. Napoléon le donne ensuite à un ancien membre du Directoire, le sénateur Roger Ducos, qui, n’ayant pas les moyens de l’entretenir, fait détruire en 1806 une partie importante des bâtiments (dont le logis des Sept-Vertus).

En 1814, à l’occasion de la Première Restauration, le château est restitué à l’héritière du duc de Penthièvre, Louise-Marie-Adélaïde de Bourbon, duchesse d’Orléans, qui est revenue de son exil espagnol. Après une nouvelle confiscation temporaire durant les Cent Jours, le château est rendu définitivement à la famille d’Orléans en 1815.

À la mort de la duchesse, en 1821, le château revient à son fils, Louis-Philippe d’Orléans, qui y fait d’emblée réaliser des travaux afin de transformer le château en lieu de villégiature. Devenu roi des Français en 1830, il soutient ardemment la défense du patrimoine français. Il obtient alors le classement du château à l’inventaire des monuments historiques en 1840.

Mais, avec la révolution de 1848, le château est à nouveau mis sous séquestre. Il ne sera définitivement restitué à la famille d’Orléans qu’en 1873, après l’avènement de la IIIème République. Elle le transforme en maison de bienfaisance pour personnes âgées. Le château est restauré seulement à la toute fin du XIXe siècle. Il est actuellement toujours propriété de la Fondation Saint Louis, qui assure la conservation d’une grande partie des biens de la famille d’Orléans.

Le château d’Amboise, 1863-années 1890, photographe inconnu, collection Magendie, MAG1219

La photo ci-dessus est un témoignage particulièrement intéressant : elle montre le bâtiment dans son état postérieur à la restitution auprès de la famille d’Orléans, mais avant sa restauration : la tour des Minimes, tout à gauche, est surmontée par une verrière en rotonde (vertement critiquée par Gustave Flaubert lors de son passage avant 1847) ; et, sur le toit du logis principal, on note quatre chiens-assis portant des fenêtres à meneaux Renaissance. Sur la droite du toit, une surélévation dénote. À l’issue de sa restauration, comme on peut le voir sur la photo ci-dessous, cette « verrue » est rasée, deux nouvelles fenêtres à meneaux sont créées pour assurer une uniformité au niveau des toitures et la verrière de la tour des Minimes est supprimée.

Vue 02 – Le château d’Amboise dans son état actuel (Ministère de la Culture)

Au moment de son classement au titre des Monuments historiques, ce château est donc une exception, puisqu’il est une propriété d’une nature un peu particulière : il appartient à la Monarchie qui soutient la démarche de classement. Cette attitude et ce statut spécifique expliquent certainement son classement dès la première année, alors qu’il ne s’agit pas d’un monument public à proprement parler.

Le château de Blois, classé dès 1840 :

Le château de Blois a une très longue histoire. Mais le bâtiment actuel, celui qui a été classé, date du début du XVIe siècle. François 1er, dès son accession au trône en 1515, et son épouse Claude de France, ayant l’intention de quitter le château d’Amboise, meublent le château de Blois pour y installer la Cour. Cette même année, François 1er lance la construction d’une nouvelle aile, de style Renaissance et y commence une des plus importantes collections de livres de l’époque. La direction des travaux est donnée à l’architecte italien Dominique de Cortene à qui l’on doit l’escalier monumental.

Château de Blois : le célèbre escalier à vis de l’aile François 1er, 1855-1870, photographe inconnu, collection Magendie, Mag1363

Mais après la mort de sa femme au château, en 1524, la construction s’arrête ; François Ier délaisse le château de Blois au profit du château de Fontainebleau où il envoie l’impressionnante bibliothèque pour fonder la Bibliothèque nationale. Blois n’est cependant pas délaissée pour autant, Blois devenant ainsi une sorte de « pouponnière » royale où sont éduqués les enfants royaux jusqu’à Catherine de Médicis (Claude de France y avait mis au monde sept enfants). Le 18 octobre 1534, le château est le théâtre de l’affaire des Placards : des tracts contre la messe sont affichés clandestinement par des partisans de l’Église réformée, jusque sur la porte de la chambre du roi. Cette affaire marque le début de la répression du protestantisme en France, après une période de relative tolérance.

Au moment de la Révolution, le château est à l’abandon depuis 130 ans et les révolutionnaires, soucieux de faire disparaître tout vestige de la royauté, le pillent et le vident de ses meubles, statues et autres objets. L’état du château est tel que sa démolition est envisagée, jusqu’à ce que Napoléon 1er décide de le céder à la ville de Blois en août 1810. Mais, par manque d’argent, le château est à nouveau affecté à l’armée comme caserne. En 1834, la moitié sud de l’aile Charles d’Orléans est détruite pour y établir des cuisines militaires. La présence militaire au château n’empêche pas l’ouverture au public de l’aile François Ier sous la Restauration. Le château est ainsi visité par Victor Hugo, Honoré de Balzac ou Alexandre Dumas.

Château de Blois : la statue équestre de Louis XII sur l’aile du même nom, 1857-1860, photographes Charles Paul Furne & Henri Tournier, collection Magendie, MAG6116

En 1840, le château est classé monument historique grâce à l’action de Prosper Mérimée qui obtient la remise en état du bâtiment en juillet 1844. Félix Durban est chargé des premières restaurations en 1846, qui se poursuivront jusqu’à sa mort en 1871. Le château est alors transformé en musée. Entre 1870 et 1879, une nouvelle campagne de restauration est entreprise sous la direction de Jules de La Morandière. Les vues de nos collections sont donc postérieures à la première restauration, mais antérieures à celles de 1870-1879 qui, toutefois, ont essentiellement porté sur les intérieurs. Sur la photo ci-dessus, on aperçoit néanmoins un petit échafaudage témoignant de travaux sur la porte basse, à droite de la porte monumentale.

Le château de Chambord, classé dès 1840 :

Le château de Chambord, folie architecturale agrémentée d’une toiture, de tours, de clochetons et de 365 cheminées, a été voulu et conçu sous François 1er. Ses plans pourraient être l’œuvre de Léonard de Vinci. Le gros œuvre fut achevé dès 1537.

Le château de Chambord : corps central de la façade principale, 1855-1899, photographe inconnu, collection Magendie, MAG1317

Même s’il reste de longues années à l’abandon entre la fin du règne de Louis XIV et la Révolution, le gros œuvre resta toujours en état. Dès la chute de Napoléon, en 1821, une souscription publique l’offre au duc de Bordeaux (futur Charles X), héritier de la Monarchie, ce qui n’empêchera pas son classement comme Monument historique dès 1840.

En 1871, son petit-fils, Henri, devenu comte de Chambord, ne parvient pas à maintenir une monarchie constitutionnelle. À sa mort, en 1883, le château échoit à son neveu par sa mère, le duc de Parme. L’État rachète finalement le monument à ce personnage en 1930 pour 11 millions de francs-or. Sur la photo ci-dessus, le château est donc encore propriété de la famille royale.

Vue 03 – Le château de Chambord aujourd’hui, façade nord-ouest (Ministère de la Culture)

Le château de Chenonceau, classé dès 1840 :

En 1512, Thomas Bohier, receveur des finances, devient définitivement propriétaire du château qui appartenait à la famille de Marques. Il le fait raser et ne garde que la tour ronde du donjon (XVe siècle). Sur l’emplacement d’un moulin, il fait édifier le nouveau bâtiment, qui s’achève en 1521. En 1555, Diane de Poitiers, favorite d’Henri II, et propriétaire du domaine, confie à Philibert Delorme la construction d’un pont sur le Cher. Catherine de Médicis, qui s’empare de Chenonceau au décès du roi, termine le pont en y faisant élever une galerie. La reine lègue le château à sa belle-fille, Louise de Lorraine, qui y vécut dans le deuil. L’édifice est l’une des premières créations de la Renaissance, demeure de plaisance remplaçant le château-fort. Les éléments autrefois défensifs servent ici d’ornement. Le corps de logis forme un quadrilatère édifié sur deux piles sur le fleuve. Une tourelle en cul de lampe orne chaque angle. La façade Est comprend en saillie la chapelle rectangulaire avec abside à trois pans. La grande galerie repose sur cinq piles. À l’intérieur, l’escalier qui conduit au premier étage est l’un des premiers escaliers droits construits en France. Le domaine est agrémenté de jardins à la française et d’un parc comprenant divers bâtiments dont les dômes, l’orangerie et la cour de ferme entourée de bâtiments en pierre et pans de bois…

Le château de Chenonceau, vue générale de la façade est, vraisemblablement dans l’état postérieur aux travaux de transformation, 1865-1870, photographe inconnu, collection Magendie, MAG2364

Malgré un avis défavorable de la commission de classement des monuments historiques, au motif que le monument était propriété privée, il a été classé dès 1840.

En 1847, Gustave Flaubert et son ami Maxime du Camp visitent Chenonceau. À ce moment, il est propriété de François Vallet de Villeneuve, aristocrate rallié à Napoléon 1er qui l’a fait comte d’Empire. Après la chute de l’Empire, l’aristocrate et son épouse s’y retirent et y mènent une vie de gentilshommes d’une grande simplicité qui séduit Flaubert, comme il séduira quelques années plus tard Georges Sand, qui écrit en décembre 1845 : « Chenonceau est une merveille. L’intérieur en est arrangé à l’antique avec beaucoup d’art et d’élégance. On y jette toujours son pot de chambre par la fenêtre, ce qui fait le bonheur de [mon fils] Maurice ! »

Le comte René de Villeneuve meurt au château en février 1863. Le domaine revient à ses deux enfants, la marquise de La Roche-Aymon et Septime de Villeneuve, qui ne conserveront pas la dispendieuse demeure, et la mettront en vente en avril 1864.

Il est acquis par Mme Pelouze, riche héritière d’un industriel écossais, Daniel Wilson. Elle entreprend alors, de 1865 à 1878, la « restauration » du château et de son domaine pour une somme estimée à plus d’un million et demi de francs-or. La nouvelle propriétaire fait appel à l’architecte Félix Roguet, disciple de Viollet-le-Duc, pour diriger le pharaonique projet. Les transformations sont difficiles à apercevoir sur les photos dont nous disposons, qui semblent toutefois postérieures à ces interventions. Les jardins, quant à eux, ont bénéficié du nouveau dispositif de classements comme « jardin remarquable » en juillet 2020.

Château de Chenonceau, vue de la façade ouest, 1870-1900, photographe inconnu, collection Magendie, Mag1170

Le château d’Azay-le-Rideau, classé en 1840, déclassé en 1888, puis reclassé en 1914 :

Le premier château médiéval d’Azay est construit aux alentours de 1119 par l’un des premiers seigneurs du lieu, Ridel (ou Rideau) d’Azay, une forteresse défensive censée protéger la route entre Tours et Chinon. Celle-ci est brûlée par les Anglais en 1355. Gilles Berthelot le fait raser pour édifier, sur cet emplacement, le bâtiment actuel, qui aurait été construit par l’architecte Etienne Rousseau, de 1518 à 1529. Le château change ensuite très fréquemment de propriétaire.

Azay-le-Rideau, vue extérieure du château, 1930-1960, photographe inconnu, collection Lasserre, JPL310

Il fait alors l’objet d’une première inscription sur la liste des monuments historiques en 1840, mais, en 1845, les derniers vestiges médiévaux ayant été démolis pour laisser place à deux nouvelles tours d’angle sur cour, l’édifice est déclassé en 1888 !

En 1871, pendant un mois, la demeure est occupée par Frédéric Charles de Prusse, neveu du roi de Prusse, et son état-major ; les propriétaires du château, les Biencourt mère et fils, doivent alors se réfugier dans les communs.  Ruiné par le krach boursier de l’Union générale en 1882, le dernier des marquis de Biencourt est contraint de vendre son château à l’État, opération qui ne se concrétise qu’en août 1905. Le classement définitif intervient finalement en avril 1914.

Vue 04 – Vue actuelle du château d’Azay-le-Rideau (Ministère de la Culture)

Le château de Saumur, classé en 1862 :

Saumur, vue générale, avec le château dominant la ville à gauche sur la colline, 1900-1910, photographe inconnu, collection Magendie, Mag4797

L’origine du château remonte au Xe siècle. Le donjon a été érigé au début du XIIe siècle, puis entouré d’une forteresse au XIIIe siècle par Saint-Louis. Cette forteresse se composait de quatre tours rondes réunies par d’épaisses courtines.

Vue 05 – Le château de Saumur vers 1440, dans les Très Riches Heures du duc de Berry, mois de septembre (Extrait, Musée Condé)

À partir de 1368, Louis 1er d’Anjou, petit-fils de Philippe VI, fait remplacer les vieilles tours rondes par des tours octogonales, et transforme l’édifice en logis de plaisance, donnant au château l’essentiel de sa silhouette actuelle. À la fin du XVIe siècle, d’importants remparts sont érigés autour du château.

Ensuite, René d’Anjou améliore le confort de l’ensemble du château qu’il surnomme le « château d’amour » : c’est ce château qui est illustré dans les célèbres Très Riches Heures du duc de Berry (folio du mois de septembre représentant les vendanges). Il y résidera jusqu’en 1480.

Le château est ensuite transformé en prison en 1810 sur ordre de Napoléon. Les travaux prennent six ans mais les cellules ne seront utilisées que trois mois jusqu’au premier exil de Napoléon. Sous Louis XVIII, il devient en 1814, un dépôt d’armes et de munitions ; les habitants de Saumur se plaignent souvent des explosions qui ont lieu dans le château. Il est classé monument historique en 1862. La ville de Saumur rachète le château à l’État en 1906 et le rénove progressivement. Les extérieurs et les abords font ensuite l’objet d’un classement complémentaire en novembre 1964.

Le 22 avril 2001, la partie ouest du rempart nord s’effondre et endommage une partie des habitations situées en contrebas. Il s’ensuit un chantier de stabilisation du sous-sol et de reconstruction du rempart qui s’achève en 2007.

Le château de Châteaudun, classé en 1918 :

Le château initial avait été élevé par Thibaut le Tricheur, comte de Blois au Xe siècle. Charles d’Orléans ayant fait don du château à son demi-frère Jean de Dunois en 1439, dit le « bâtard d’Orléans » ou « Dunois », compagnon d’armes de Jeanne d’Arc. En 1452 ce dernier entreprend l’édification de la chapelle et du corps de logis de style gothique. Les travaux sont poursuivis, à partir de 1459 jusqu’à la mort de Dunois, par Nicole Duval, entrepreneur et maître maçon. Son œuvre est poursuivie jusqu’à 1518 par ses descendants les ducs de Longueville qui édifient l’aile nord ou aile Longueville de style Louis XII, qui fait transition entre l’art gothique flamboyant et la première Renaissance.

Châteaudun, l’escalier d’honneur (façade sud de l’aile nord du château), 1890-1904, carte postale, photographe inconnu, collection Wiedemann, WIE790

La famille Longueville s’éteint sans descendance en 1694. Le château revient alors aux ducs de Luynes. À moitié abandonné par ses propriétaires, il sert ensuite de refuge aux habitants de Châteaudun après l’incendie qui ravage la ville en 1723.

Ce château est néanmoins l’un des plus intéressants édifices civils de la fin du XVe et du début du XVIe siècle. Il occupe l’extrémité d’un promontoire rocheux dominant l’ancien gué du Loir. Les abords n’ont pas été modifiés depuis le XVIIe siècle. Entre le château et le Loir, des jardins ont conservé leur tracé ancien, leurs gloriettes, leurs allées de vieux tilleuls et le mur de quai sur le Loir.

Les premières restaurations sont lancées par le duc Théodoric de Luynes avec l’architecte Frédéric Debacq en 1866. Mais, le château sera endommagé par les Prussiens durant la bataille de Châteaudun en 1870. Demeuré propriété privée, Châteaudun attendra juillet 1918 pour obtenir le classement du corps de bâtiment à proprement parlé, les abords et dépendances n’étant ensuite définitivement classés qu’en avril 1947. Mais, dès 1938, il est acquis par l’État qui entame sa restauration, sous la direction de J.M. Trouvelot. L’explosion du pont franchissant le Loir en 1944 déstabilisa les parties hautes du monument, qui purent néanmoins être redressées sans démontage.

Le château de Langeais, classé en 1922 :

Le château de Langeais, vue générale, 1890-1904, carte postale, photographe inconnu, collection Wiedemann, WIE786

Construit au début du règne de Louis XI, le château se compose de deux ailes, mêlant forteresse médiévale et ouverture sur la Renaissance. En 1496, y est célébré le mariage d’Anne de Bretagne avec Louis XII. En 1839, pour éviter un démantèlement par des démolisseurs, le château est acquis par M. Baron qui va s’avérer un efficace mécène pour cet édifice, le faisant soigneusement restaurer.

Son fils, ruiné, est contraint de vendre le château en juillet 1886 au banquier et homme d’affaires mulhousien Jacques Siegfried, qui, pendant 20 ans, le restaure et le remeuble avant de le donner à l’Institut de France en mars 1904, avec réserve d’usufruit pour ses héritiers. Cette donation ouvrira la porte à son classement qui intervient finalement en mars 1922.

Le château de Cheverny, seulement inscrit en 1926 et définitivement classé en 2010 :

Le château de Cheverny, la façade nord en cours de travaux, 1928, photographe Alexis Croly-Labourdette, collection Besson, BL165

Le château est construit sur l’emplacement d’un ancien manoir du XVIe siècle, dont il ne demeure que les communs. Édifié de 1625 à 1629 par l’architecte Boyer (également architecte du château de Blois), le château est un compromis entre le style Renaissance et le style Louis XIV. Il est formé d’un bâtiment central rectangulaire, flanqués de deux ailes à grands pavillons carrés. Sa décoration intérieure conserve des décors du peintre Jean Mosnier, des lambris peints, des plafonds à compartiments, caractéristiques du style Louis XIII.

Il est, depuis le XVIe siècle, la résidence des marquis de Vibraye ; de style trop « classique » pour les premiers classements, et propriété privée, il échappa aux premières procédures de classement, pour n’être seulement inscrit qu’en février 1926, avant son classement définitif seulement en juin 2010.

Hébergeant une meute, le marquis y organise régulièrement des chasses à courre. Le château de Cheverny a inspiré Hergé dans sa représentation du château de Moulinsart, qui en est une réplique amputée de ses deux pavillons extrêmes.

Le château de Villandry, inscrit en 1927 et classé définitivement en 1934 :

Le château de Villandry, vue générale, 1900-1949, photographe Alexis Croly-Labourdette, collection Besson, BL103

Cette demeure seigneuriale, élevée en 1532 par Jean Le Breton, secrétaire d’État de François 1er, conserve un donjon du XIVe siècle. Le château a été modernisé à partir de 1754 par son propriétaire Michel-Ange de Castellane, qui a fait construire les communs avec leurs toits à la Mansart. La demeure a été achetée en 1906 par Joachim Carvallo (1869-1936) fondateur de l’association La Demeure historique, marié à une héritière américaine, Anne Coleman.

Son propriétaire obtient l’inscription de son château en avril 1927, et son classement définitif en septembre 1934.

S’inspirant des textes anciens, Carvallo a fait restaurer les jardins du château, une restitution conjecturale d’un jardin à la française du XVIe siècle qui s’accorde avec les bâtiments. Ces jardins sont divisés en trois étages, avec un potager en bas, un jardin d’ornement constitué de broderies de buis taillés et une terrasse supérieure comportant un jardin d’eau avec cascades et charmilles. Les fontaines et tonnelles du jardin ont été restaurées à partir de 1994. Ces jardins ont été classés au titre des jardins remarquables en juillet 2020.

Vue 05 – Les jardins du château de Villandry, vue actuelle (Ministère de la Culture)

Christian Bernadat

Sources :

Non classé

Voyage en Bretagne d’après Gustave Flaubert et Maxime du Camp

Troisième épisode : en visite à Carnac

 

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu)

Carnac : les alignements de mégalithes, qualifiés de « pierres druidiques » sur la légende. Photo colorisée extraite du « Voyage en Bretagne » publié par Charles Paul Furne et Henri Alexis Omer Tournier. Photo de Ch. P. Furne, 1858. Coll. Calvelo - CAL0187

Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans, et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers la Bretagne, en passant par le Val de Loire, l’Anjou et la Touraine, soi-disant à pied, avec sacs au dos et souliers ferrés. Nous verrons dans les faits, qu’ils ne dédaignent pas, à l’occasion, le « confort » des transports publics…

Ils font d’abord halte dans les Pays de la Loire et s’y font ouvrir trois châteaux pour la visite : Chambord, Amboise et Chenonceau. Puis ils font étape à Clisson, dans les environs de Nantes, petite ville dominée par la ruine d’une forteresse médiévale, sur les terres de la Bretagne historique. Selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge d’écrire les chapitres pairs, et Flaubert les chapitres impairs. Pour cette troisième étape, tirée du début de leur troisième chapitre, nos voyageurs nous emmènent à Carnac. C’est donc sur la prose de notre grand écrivain que nous nous appuyons ici.

Vue 01 –Sur la route de Plouharnel à Carnac (Vingt jours sur les côtes bretonnes : … de Nantes à Brest, 1886) – AD56 – HB 757

Une nouvelle fois, les difficultés surgissent : Flaubert ne succombe véritablement ni au charme, ni au mysticisme de ces alignements. D’où une narration centrée sur l’inventaire de toutes les thèses les plus saugrenues qui ont pu être développées à propos de ce site.

Puisqu’il en est ainsi, nous ne refuserons pas ce catalogue particulièrement édifiant : il est révélateur de tout ce que l’homme peut inventer quand les explications sur l’origine de ses observations lui échappent totalement… En ce milieu du mois de juin, prenons aussi cet article pour une incitation à des vacances culturelles en Bretagne sud.

Les alignements de Carnac

L’incontournable curiosité de l’époque pour tout ce qui est ancien (ajoutée à « l’exotisme » dont était empreinte la Bretagne aux yeux des Parisiens) rendait, pour nos auteurs, la visite de ce site incontournable. Signalons qu’il ne sera classé à l’inventaire des monuments historiques qu’en 1889 à la demande de Prosper Mérimée.

« Le champ de Carnac est un large espace dans la campagne où l’on voit onze files de pierres noires, alignées à intervalles symétriques et qui vont diminuant de grandeur à mesure qu’elles s’éloignent de la mer. Cambry soutient qu’il y en avait quatre mille et Freminville en a compté douze cents. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elles sont nombreuses. »

Dans les faits, c’est ce second auteur qui est au plus proche de la réalité : on compte aujourd’hui 1 099 menhirs, mais il est possible que quelques-uns aient disparu avant le classement du site.

En tout état de cause, on venait de très loin pour admirer une telle curiosité, si mystérieuse aux yeux des visiteurs du XIXe siècle, certes curieux de tous ces témoignages du passé, mais dont les connaissances relativement assurées se limitaient aux périodes historiques, au sens culturel du terme, c’est-à-dire, celles consignées dans des récits écrits.

Le britannique Lovell Reeve posant au pied d’un des grands mégalithes du site, photo réalisée au cours de l’été 1858 par Henry Taylor et publiée dans le récit de Jephson, Reeve et Taylor en 1859, « Narrative of a Walking Tour in Brittany ». Photo rare issue de la collection de José Calvelo – CAL0512

Notre auteur développe alors longuement les nombreuses interprétations développées au fil du temps à propos de ce site resté longtemps énigmatique. Il faut dire que son caractère tellement exceptionnel en fait certainement le mégalithe d’Europe continentale ayant suscité le plus grand nombre d’interprétations.

L’ironie de l’auteur est à peine voilée derrière l’énoncé de ces propositions… souvent particulièrement fantaisistes !

Pour l’évêque Olaüs Magnus, archevêque d’Upsal [Uppsala, en Suède] au XVIe siècle, les alignements seraient les témoignages de soldats enterrés : « Quand les pierres forment une seule et longue file droite, c’est qu’il y a dessous des guerriers morts en se combattant en duel ; que celles qui sont disposées en carré sont consacrées à des héros ayant péri dans une bataille ; que celles qui sont rangées circulairement sont des sépultures de famille, et que celles qui sont en coin ou sur un ordre angulaire sont les tombeaux de cavaliers, ou même des fantassins, ceux surtout dont le parti avait triomphé » !!!

Et le docteur Borlase, un anglais confirmait, formel : « on a enterré là des soldats, à l’endroit même où ils avaient péri… leurs tombeaux sont rangés en ligne droite, tels que le front d’une armée dans les plaines… »

Vue 02 – Les alignements de Carnac en 1823 – Lithographie de Jorand (PicClick.fr)

Puis on alla chercher les Grecs et les Égyptiens comme l’historien Penhoët : « Il y a un Karnac en Égypte, s’est-on dit, il y en a un en Basse-Bretagne » ! « D’où, il résulte que les Égyptiens [peuple qui ne voyageait pas] sont venus sur ces côtes [dont ils ignoraient l’existence], y auront fondé une colonie [ils n’en fondaient nulle part], et qu’ils y auront laissé ces statues brutes [eux qui en faisaient de si belles], témoignage positif de leur passage [dont personne ne parle] »… !!!

Vue 03 – Les alignements de Carnac, vus comme des « monuments druidiques » sur une gravure ancienne (Bretagneweb)

« Ceux qui aiment la mythologie ont vu là des colonnes d’Hercule ; ceux qui aiment l’histoire naturelle y ont vu une représentation du serpent Python, parce que, d’après Pausanias, un amas de pierres semblables, sur la route de Thèbes à Élissonte, s’appelait la Tête du serpent… »

« Ceux qui aiment la cosmographie ont vu un zodiaque, comme M. de Cambry, qui a reconnu dans ces onze rangées de pierres les douze signes du Zodiaque,  » car il faut dire, ajoute-t-il, que les anciens Gaulois n’avaient que onze signes au Zodiaque « . »

 

Vue 04 – Le photographe Henry Taylor posant devant le grand menhir en 1858. Cette vue a été réalisée au cours du même reportage que la vue CAL0512 présentée plus haut. (La Bretagne en relief, Musée départemental breton, Quimper)

« Ensuite, un membre de l’Institut a conjecturé que ce pouvait bien être le cimetière des Vénètes, qui habitaient Vannes, à six lieues de là, … et lesquels fondèrent Venise, comme chacun sait » !

 « M. Mahé […] s’est écrié […] que les druides, non seulement desservaient les sanctuaires, mais encore y faisaient leur demeure et y tenaient des collèges :  » Donc, puisque le monument de Carnac est un sanctuaire comme l’étaient les forêts gauloises […], il y a lieu de croire que les intervalles vides qui coupent les lignes des pierres renfermaient des files de maisons où les druides habitaient avec leurs familles et leurs nombreux élèves « … »

Vue 05 – Les alignements de Carnac. Gravure ancienne (Istockphoto)

« Mais un homme […] est venu, pénétré du génie des choses antiques, et dédaigneux des routes battues. Il a su reconnaître, lui, les restes d’un camp romain, précisément d’un camp de César, qui n’avait fait élever ces pierres « que pour servir d’appui aux tentes de ses soldats et les empêcher d’être emportées par le vent » Quelles bourrasques il devait y avoir autrefois sur les côtes de l’Armorique ! […] Ce littérateur honnête […] était un ancien élève de l’École polytechnique, un capitaine du génie, le sieur de la Sauvagère. »

Vue 06 – Les alignements de Carnac – Gravure d’Adrien Dauzats (Collin Estampes Paris)

Et notre auteur – sceptique – de conclure : « l’amas de toutes ces gentillesses constitue ce qu’on appelle l’Archéologie celtique », discipline dans laquelle on trouve pêle-mêle le dolmen, la grotte aux fées, la roche aux fées, la table du diable, le palais des géants… car, ajoute notre auteur, « semblables à ces bourgeois qui vous servent un même vin sous des étiquettes différentes, les celtomanes, qui n’avaient presque rien à vous offrir, ont décoré de noms divers des choses pareilles »….

Enfin, pour redevenir sérieux sur quelques lignes, notre auteur tente de préciser le sens des termes – sans doute alors nouveaux et peu connus de la majorité des lecteurs – qu’il convient d’employer dans une telle discipline, avec des définitions les plus factuelles possibles.

Ainsi, « une pierre posée sur d’autres se nomme un dolmen, qu’elle soit horizontale ou verticale ».

Ce dolmen, récemment entré dans la Stéréothèque, est, semble-t-il, celui de Crucuno (classé aux Monuments historiques en 1889), situé sur la commune de Plouharmel, non loin de Carnac. Il jouxte une habitation ; c’est en fait la partie restante d’une allée couverte, certaines pierres ayant été utilisées par les habitants des environs pour leurs maisons. Photo sans doute prise lors du même séjour de Reeves et Taylor en 1858. Coll. Calvelo, CAL0506

Et, « un rassemblement de pierres debout et recouvertes au sommet par des dalles consécutives, formant ainsi une série de dolmens, est une grotte aux fées, roche aux fées, table du diable ou palais des géants. » C’est ce que nous appelons aujourd’hui une allée couverte.

Vue 07 – Dolmen de Crucuno, vu sous un autre angle que la CAL0506 ci-dessus ; cette vue met en avant sa structure d’allée couverte (Photo Séraphin Médéric Mieusement), 1886-1891 (Wikipedia)

Enfin, « quand ces pierres sont rangées en ellipse, sans aucun chapeau sur les oreilles, il faut dire : voilà un cromlech. »

Un cromlech installé dans le Jardin public de Bordeaux ! Il provient de Lesparre en Médoc et a été installé ici en 1875. Photographe inconnu - 1900 -1915. Coll. Le Menn – LM012

Et de conclure: « Pour en revenir aux pierres de Carnac (ou plutôt les quitter), […] si l’on me demande, après tant d’opinions, quelle est la mienne, j’en émettrai une irréfutable, irréfragable, irrésistible, une opinion qui ferait reculer les tentes de M. de la Sauvagère et pâlir l’Égyptien Penhoët, qui casserait le zodiaque de Cambry et hacherait le serpent Python en mille morceaux. Cette opinion, la voici : les pierres de Carnac sont de grosses pierres ! »

Sur ces entrefaites, Gustave Flaubert et son ami quittent le site, sans nous l’avoir fait visiter, non sans nous laisser dans un certain état de frustration…

Bref, ils n’ont rien à nous en dire. À leur décharge, reconnaissons qu’aujourd’hui encore, nous en sommes à formuler des hypothèses quant à l’interprétation de ce site mégalithique. La seule chose sur laquelle les archéologues contemporains semblent s’accorder est sa datation approximative : le néolithique moyen, aux environs de 3000 av. J.C.

Au village de Carnac

Nos deux amis retournent ensuite à leur auberge à Carnac. « Nous nous en retournâmes donc à l’auberge où, servis par notre hôtesse qui avait de grands yeux bleus, de fines mains qu’on achèterait cher et une douce figure d’une pudeur monacale, nous dinâmes d’un bel appétit qu’avait creusé nos cinq heures de marche » [pour arriver à Carnac].

« Il ne faisait pas encore nuit pour dormir, on n’y voyait plus pour rien faire ; nous allâmes à l’église. ».

Le portail de l’église Saint Cornély de Carnac – Photo colorisée extraite du « Voyage en Bretagne » publié par Charles Paul Furne et Henri Alexis Omer Tournier. Photo de Ch. P. Furne. Coll. Calvelo – CAL0186

Est-ce à cause du crépuscule ? Nos deux voyageurs ne nous disent rien sur ce portail, pourtant remarquable, et ne nous livrent que leurs impressions sur l’intérieur.

« Elle est petite, quoique portant nef et bas-côtés, comme une grande dame d’église de ville. De gros piliers de pierre, trapus et courts, soutiennent la voûte de bois bleu, d’où pendent de petits navires, ex-votos promis dans les tempêtes. Les araignées courent sur leurs voiles et la poussière pourrit leurs cordages. »

Vue 08 – Procession religieuse, estampe (L’illustration, 1850) – AD56 – HB 136

Ils y surprennent des obsèques curieusement célébrées à ce moment à la lueur des cierges, cérémonie que Flaubert nous décrit par le menu. Il faut dire que c’est un mari « perdu à la mer, que l’on venait de retrouver sur la grève et qu’on allait enterrer tout à l’heure. »

Notons, dans ces circonstances, le rituel inhabituel qui est suivi : le corps du défunt est conduit tel quel sous un simple linceul dans l’église. Et ce n’est qu’à l’issue de la cérémonie qu’il est mis dans un cercueil dans la sacristie.

Lors de la prochaine étape, Flaubert et Du Camp embarqueront pour Belle-Île en mer, avec l’intention d’en visiter les curiosités naturelles.

Bibliographie

Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne) par Gustave Flaubert [en ligne]

La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, Musée départemental Breton de Quimper, 2000

« Le périple de Flaubert en Morbihan en 1847 », Patrimoines et archives du Morbihan

Dolmen de Crucuno sur Wikipédia

Non classé

Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855/1860

Huitième épisode : excursions à Barèges, Cauterets, le Lac de Gaube et l’abbaye de Saint-Savin

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu).

Panorama sur Barèges, 1868 – Collection Magendie, MAG6534 – Photographe Ernest Lamy

Rappel des sept épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, soin alors très prisé dans la bonne société parisienne. Pour cela, à seulement 27 ans, il a pris une sorte de « congé sabbatique ». Après Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez et Pau, notre écrivain voyageur est parvenu aux Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il séjourne le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs de la station thermale. À l’issue de son séjour, il reprend la route vers Saint-Sauveur et Luz, où il séjourne encore plusieurs jours, le temps d’effectuer quelques excursions aux alentours, avec son ami Paul (dont on ne sait rien).

On illustrera cet épisode de vues disponibles dans la Stéréothèque, toujours essentiellement au sein des collections Magendie, de la Médiathèque de Pau ou Besson, la plupart du temps issues des séries sur le thème du Voyage aux Pyrénées, dont les photographes sont souvent connus (Ernest Lamy, Jean Andrieu, Paul Charles Furne et Henri Tournier, Torres de Miguel, Alexis Croly-Labourdette).

La route vers Barèges…

Le Gave de Bastan à Barèges, 1868 – Collection Magendie, MAG6532 – Photographe Ernest Lamy

« Paul et moi nous sommes allés à Barèges ; la route est une longue montée de deux lieues [environ 9 km]. Une allée d’arbres s’allonge entre un ruisseau et le Gave. L’eau jaillit de toutes les hauteurs ; çà et là un peuple de petits moulins s’est posé sur les cascades ; les versants en sont semés. On s’égaye à voir ces petits êtres nichés dans les creux des pentes colossales. Leur toit d’ardoise sourit pourtant et jette son éclair entre les herbes. Il n’y a rien ici que de gracieux et d’aimable ; les bords du Gave gardent leur fraîcheur sous le soleil brûlant ; les ruisseaux laissent à peine entre eux et lui une étroite bande verte ; on est entouré d’eaux courantes ; l’ombre des frênes et des aulnes tremble dans l’herbe fine ; les arbres s’élancent d’un jet superbe, en colonnes lisses, et ne s’étalent en branches qu’à quarante pieds de hauteur. L’eau sombre de la rigole d’ardoise va frôlant les tiges vertes ; elle court si vite qu’elle semble frissonner. De l’autre côté du torrent, des peupliers s’échelonnent sur la côte verdoyante ; leurs feuilles, un peu pâles, se détachent sur le bleu pur du ciel ; au moindre vent, elles s’agitent et reluisent. […] »

Vue 01 – Arrivée sur Barèges – Gravure, collection Hippolyte Destailleur (Wikipédia)

« Bientôt les monts se pèlent, les arbres disparaissent ; il n’y a plus, sur le versant que de mauvaises broussailles : on aperçoit Barèges.

Le paysage est hideux. Le flanc de la montagne est crevassé d’éboulements blanchâtres ; la petite plaine ravagée disparaît sous les grèves ; la pauvre herbe, séchée, écrasée, manque à chaque pas ; la terre est comme éventrée, et la fondrière, par sa plaie béante, laisse voir jusque dans ses entrailles ; les couches de calcaire jaunâtre sont mises à nu ; on marche sur des sables et sur des traînées de cailloux roulés ; le Gave lui-même disparaît à demi sous des amas de pierres grisâtres, et sort péniblement du désert qu’il s’est fait. Ce sol défoncé est aussi laid que triste ; ces débris sont sales et petits ; ils sont d’hier : on sent que la dévastation recommence tous les ans. […] Ici les pierres viennent d’être déterrées, elles trempent encore dans la boue ; deux ruisseaux fangeux se traînent dans les effondrements : on dirait une carrière abandonnée. »

Que s’est-il passé ? Alors que cette vallée, le Val de La Batsus, au pied du Tourmalet et du Pic du Midi, est habituellement célébrée pour sa beauté, Taine n’y voit que désolation : on peut supposer que, comme cela arrive assez fréquemment (par exemple en 2013), une avalanche hivernale a emporté le lit du torrent et est venue dévaster jusqu’aux portes du village. Du coup, le village lui-même lui paraît désolé et triste…

Barèges

Barèges, la rue principale. 1862. Comme le décrit Taine, les premiers bâtiments en arrivant à gauche sont des baraquements. Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0407. Photographe Jean Andrieu

« Le bourg de Barèges est aussi vilain que son avenue : tristes maisons, mal recrépies ; de distance en distance, une longue file de baraques et de cahutes en bois, où l’on vend des mouchoirs et de la mauvaise quincaillerie. C’est que l’avalanche s’accumule chaque hiver sur la gauche, dans une crevasse de la montagne, et emporte en glissant un pan de la rue ; ces baraques sont une cicatrice. Les froides vapeurs s’amassent ici, le vent s’y engage, et la bourgade est inhabitable l’hiver. Le sol est enseveli sous quinze pieds de neige ; tous les habitants émigrent : on y laisse sept ou huit montagnards avec des provisions, pour veiller aux maisons et aux meubles. Souvent, ces pauvres gens ne peuvent arriver jusqu’à Luz, et restent emprisonnés plusieurs semaines. »

Les thermes

L’établissement thermal de Barèges (à gauche). 1858, cliché presque contemporain de la venue de Taine. Malgré la description piteuse qu’en fait l’auteur, le bourg est tout de même équipé d’un éclairage public. Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0323. Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier

« L’établissement des bains est misérable ; les compartiments des caves sans air ni lumière ; il n’y a que seize cabinets, tous délabrés. Les malades sont obligés souvent de se baigner la nuit. Les trois piscines sont alimentées par l’eau qui vient de servir aux baignoires ; celle des pauvres reçoit l’eau qui sort des deux autres. Ces piscines, basses, obscures, sont des espèces de prisons étouffantes et souterraines. Il faut avoir beaucoup de santé pour y guérir. »

L’hôpital militaire

L’hôpital militaire de Barèges à gauche, en vis-à-vis des thermes (en travaux). 1868. Collection Magendie, MAG6531. Photographe Ernest Lamy

« L’hôpital militaire, relégué au nord de la bourgade, et un triste bâtiment crépissé, dont les fenêtres s’alignent avec une régularité militaire. Les malades, enveloppés dans une capote grise trop large, montent un à un la pente nue et s’asseyent entre les pierres ; ils se chauffent au soleil pendant des heures entières, et regardent devant eux d’un air résigné. Les journées d’un malade sont si longues ! Ces figures amaigries reprennent un air de gaieté quand un camarade passe ; on échange une plaisanterie : même à l’hôpital, même à Barèges, un Français reste un Français ! »

« L’aspect de l’ouest est encore plus sombre. Une masse énorme de pics noirâtres et neigeux cerne l’horizon. Ils sont suspendus  sur la vallée comme une menace éternelle. Ces arêtes si âpres, si multipliées, si anguleuses, donnent à l’œil la sensation d’une dureté invincible. Il en vient un vent froid, qui pousse vers Barèges de pesants nuages ; les seules choses gaies sont les deux ruisseaux diamantés qui bordent la rue et babillent bruyamment sur les cailloux bleus. »

Cauterets

Cauterets, vue générale. Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0574. Photographe inconnu

Ici, on constate que le tourisme a déjà développé toute une économie de rabatteurs, comme on peut encore le vivre aujourd’hui dans certaines villes touristiques étrangères, en Italie, en Grèce ou en Afrique…

« Cauterets est un bourg au fond d’une vallée, assez triste, pavé, muni d’un octroi. Hôteliers, guides, tout un peuple affamé nous investit ; mais nous avons beaucoup de force d’âme, et, après une belle résistance, nous obtenons le droit de regarder et de choisir. Cinquante pas plus loin, nous sommes raccrochés par des servantes, des enfants, des loueurs d’ânes, des garçons qui par hasard viennent se promener autour de nous. On nous offre des cartes, on nous vante l’emplacement, la cuisine ; on nous accompagne, casquette en main, jusqu’au bout du village ; en même temps on écarte à coup de coudes les compétiteurs […]. Chaque hôtel a ses recruteurs à l’affût ; ils chassent, l’hiver à l’isard, l’été au voyageur. »

Les eaux de Cauterets

Cauterets, la vue sur le Gave, 1890-1900. Collection Magendie, MAG0728. Photographe Torres de Miguel

« Ce bourg a plusieurs sources : celle du Roi guérit Abarca, roi d’Aragon ; celle de César rendit, dit-on, la santé au grand César. Il faut de la foi en histoire comme en médecine… […] Un médecin célèbre disait un jour à ses élèves : « Employez vite ce remède pendant qu’il guérit encore. » Les médicaments sont des modes comme les chapeaux.

Que peut-on dire contre celle-ci ? Le climat est chaud, la gorge abritée, l’air pur ; la gaieté du soleil égaye. En changeant d’habitudes, on change de pensées ; les idées noires s’en vont. L’eau n’est pas mauvaise à boire ; on a fait un joli voyage ; le moral guérit le physique : sinon, on a espéré pendant deux mois. Et qu’est-ce, je vous prie, qu’un remède, sinon un prétexte pour espérer ? On prend patience et plaisir jusqu’à ce que le mal ou le malade s’en aille, et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. »

Le lac de Gaube

Le lac de Gaube et, au fond à droite, la silhouette dentelée du Vignemale, 1900-1925. Collection Besson, BL324. Photographe Alexis Croly-Labourdette

Même s’il ne s’agit pas d’une ascension très ardue, il faut encore aujourd’hui autour d’une heure et demie pour accéder au lac de Gaube depuis Cauterets. Au milieu du XIXe siècle, il fallait sans doute bien davantage. Taine et son ami nous montrent ici à nouveau qu’une telle excursion ne leur fait pas peur.

« A quelques lieues de là, entre les précipices, dort le lac de Gaube. L’eau verte, profonde de trois cents pieds, a des reflets d’émeraude. Les têtes chauves des monts s’y mirent avec une sérénité divine. La fine colonne de pins s’y réfléchit aussi nette que dans l’aire ; dans le lointain, les bois vêtus d’une vapeur bleuâtre viennent tremper leurs pieds dans son eau froide, et l’énorme Vignemale, tâché de neige, le ferme de sa falaise. Quelquefois, un reste de brise vient le plisser, et toutes ces grandes images ondulent ; la Diane de Grèce, la vierge chasseresse et sauvage, l’eût pris pour miroir. »

Un orage à Barèges

Vue 02 – La vallée du Gave par temps d’orage. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 325

« Parfois ici, après un jour brûlant, les nuages s’amassent, l’air est étouffant, on se sent malade, et un orage éclate. Il y en eut un cette nuit : à chaque minute, le ciel s’ouvrait, fendu par un éclair immense, et la voûte des ténèbres se levait tout entière comme une tente. La lumière éblouissante dessinait à une lieue de distance les lignes des cultures et des formes des arbres. Les glaciers flamboyaient avec des lueurs bleuâtres ; les pics déchiquetés se dressaient subitement à l’horizon comme une armée de spectres. La gorge était illuminée dans ses profondeurs ; ses blocs entassés, ses arbres accrochés aux roches, ses ravines déchirées, son Gave écumant, apparaissaient dans une blancheur livide, et s’évanouissaient comme les visions fugitives d’un monde tourmenté et inconnu. Bientôt la grande voix du tonnerre roula dans les gorges ; les nuages qui le portaient rampaient à mi-côte et venaient se choquer entre les roches ; la foudre éclatait comme une décharge d’artillerie. Le vent se leva et la pluie vint. La plaine inclinée des cimes s’ouvrait sous ses rafales ; la draperie funèbre des sapins était collée aux flancs de la montagne. Une plainte traînante sortait des pierres et des arbres. Les longues raies de la pluie brouillaient l’air ;

On voyait sous les éclairs l’eau ruisseler, inonder les cimes, descendre des deux versants, glisser en nappes sur les rochers, et de toutes parts à flots précipités courir au Gave. Le lendemain, les routes étaient fendues de fondrières, les arbres pendaient par leurs racines saignantes, des pans de terre avaient croulé, et le torrent était un fleuve. »

L’abbaye de Saint-Savin

Vue 03 – Saint Savin, dessin de Joséphine Sarazin de Belmont

L’abbaye de Saint-Savin de Lavédan fut un des grands centres religieux du pays de Bigorre. Elle daterait du Xe siècle. Et la légende y fait passer Rolland de retour de Ronceveau.

« Sur une colline, au bord de la route, sont les restes de l’abbaye de Saint-Savin. La vieille église fut, dit-on, bâtie par Charlemagne ; les pierres croulent, rongées et roussies ; les dalles, disjointes, sont incrustées de mousse ; du jardin, le regard embrasse la vallée brunie par le soir ; le Gave, qui tourne, élève déjà dans l’air sa traînée de fumée pâle.

Il était doux, ici, d’être moine : c’est en de tels lieux qu’il faut lire l’Imitation ; c’est en de tels lieux qu’on l’a écrite. Pour une âme délicate et noble, un couvent était alors le seul refuge ; tout la blessait et la rebutait alentour.

Alentour, quel horrible monde ! Des seigneurs qui pillent les voyageurs et s’égorgent entre eux ; des artisans et des soudards qui s’emplissent de viandes et s’accouplent en brutes ; des paysans dont on brûle la hutte, dont on viole la femme, qui, par désespoir et par faim s’en vont au sabbat ; nul souvenir de bien, nul espoir de mieux. […]

Ici, qu’il est aisé d’oublier le monde ! Ni livres, ni nouvelles, ni sciences ; personne ne voyage et personne ne pense. Cette vallée est tout l’univers… »

* * *

Nous poursuivrons ces excursions aux côtés de Taine lors de l’épisode suivant, jusqu’à Gavarnie ; nous ferons l’ascension du Bergonz (aujourd’hui Pic de Bergons) et Paul, le compagnon de voyage de Taine, nous racontera même son ascension du Pic du Midi !

Christian Bernadat

Bibliographie :

Hippolyte Taine, Le voyage au Pyrénées, 3e édition, sur Gallica

Jacques Gimard et Eleder Bidard, Mémoire de Pyrénées, Ed. Le Pré aux Clercs, 2001

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