Martigues, la « Venise provençale », un sujet de prédilection pour les peintres

Tous nos remerciements à Emmanuelle Achilli (Chargée des publics au service ville d’art et d’histoire de Martigues), à Maud Blasco (Responsable des Archives communales de Martigues), dont les précisions ont largement contribué à la localisation des vues stéréoscopiques et à l’identification des bâtiments, à Magali Gouiran, Conservatrice en chef du patrimoine, Responsable du Service Ville d’art & d’histoire à la Direction culturelle de Martigues, ainsi qu’à Lucienne Del’Furia, Conservateur en chef, Directrice du Musée Ziem.

Cliquez sur chaque vue stéréoscopique : vous aboutissez sur la Stéréothèque. Là, en cliquant sur l’icône violette en bas à droite de la vue, vous aurez un montage anaglyphe (qui permet de voir le relief) ; et c’est encore mieux si l’on dispose de lunettes bicolores !

 

Le canal Saint-Sébastien et le quai Brescon, à l’intérieur de l’Île, site dit le « miroir aux oiseaux », Collection Gaye CG088 (1890-1914)

En ce mois de janvier, traditionnel mois de frimas, rêvons un peu de soleil avec un petit détour du côté d’un site magique de la Provence côtière : le vieux Martigues.

L’Île et le "miroir aux oiseaux", cœur du vieux Martigues 

Martigues, dans les Bouches du Rhône, est établie en bordure de l’étang de Berre, sur la voie d’eau canalisée que l’on désigne comme canal de Marseille au Rhône, ou canal de Caronte. Au débouché de l’étang de Berre, en direction de Port-de-Bouc et du golfe de Fos, ce canal se dédouble, enserrant l’Île qui forme la vieille ville de Martigues : la branche nord prend le nom de canal de Baussengue et la branche sud, celui de canal Galiffet. Au centre de l’Île, un canal secondaire, le canal Saint-Sébastien, traverse le centre historique en formant un coude. Cette courbe liquide, bordée de maisons colorées qui abrita pendant longtemps des barques de pêche le long des quais (concurrencées aujourd’hui par les bateaux de plaisance), a reçu le joli surnom de « miroir aux oiseaux ».

Sans conteste, cet environnement et ces trois canaux font penser à Venise (et même encore davantage à Burano). C’est donc légitimement que la petite cité provençale a souvent été baptisée la « Venise provençale ». C’est sous cette appellation qu’elle fut célébrée avec emphase en 1934 par Henri Allibert et René Sarvil dans une chanson de l’opérette Arènes joyeuses, sur une musique de Vincent Scotto.

Avec le soleil, les reflets dans l’eau, les barques, les façades colorées, cet endroit magique alliait aussi tous les ingrédients pour fasciner de nombreux peintres depuis plus d’un siècle.

Ainsi, notamment Raoul Dufy (1877-1953), découvre Martigues en 1903. Après avoir participé au Salon des Indépendants à Paris, pour son premier séjour méridional, il vient à Martigues (1903-1904) où il peint un grand nombre de toiles, probablement encouragé par Francis Picabia, grand admirateur de Félix Ziem (1821-1911), la notoriété de ce dernier ayant attiré en ce lieu de nombreux peintres dès les années 1880.

Cependant l’aspect contemporain de ce site est en fait le résultat de grands travaux de réaménagement qui ont commencé sous le Second Empire pour se terminer en 1929. En particulier, à partir de 1922, une grande partie de l’Île, autour du canal Saint-Sébastien, a été profondément remaniée, tandis qu’une île qui encombrait le centre du canal Galiffet, le « Plan Meyran », a été supprimée. L’extrait du cadastre napoléonien présenté plus bas permet de se rendre compte de l’état du site avant ces réaménagements.

Les 16 vues de Martigues conservées dans la collection Gaye de la Stéréothèque (dont au moins une douzaine sur le centre historique lui-même), constituent donc un remarquable reportage, réalisé au cours de la période 1880-1920, de l’état de ce cœur historique avant ces grands travaux : ces vues stéréoscopiques sont, pour un certain nombre d’entre elles, le témoin d’un passé révolu.

Laissons-nous guider par une sélection de ces photographies, avec, en regard, une correspondance avec un tableau d’artiste, de préférence contemporain des sites fixés par les vues stéréoscopiques.

La vue en Une qui ouvre cette rubrique présente le cœur emblématique de Martigues, poétiquement baptisé le « miroir aux oiseaux ». Elle est vraisemblablement prise depuis l’ancien plan Meyran, aujourd’hui détruit (voir plus loin vues CG094 et CG105), en direction du quai d’en face, au débouché du canal Saint-Sébastien. On y voit l’angle formé par ce canal et le quai Brescon amorçant un coude vers la gauche. C’est à cet endroit que l’on a donné le nom de « miroir aux oiseaux ». Avec l’alignement des maisons de pêcheurs colorées de dimensions irrégulières et les barques qui se reflètent dans l’eau, ce site est classé depuis 1942 : il a fasciné de nombreux peintres de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe et fut un de leurs sujets de prédilection.

Ci-dessous, deux huiles sur toile illustrent ce lieu si prisé des peintres. L’une de 1907, l’autre bien plus récente (1997).

Vue 1 – Henri Léopold Gaulet, Le Miroir aux Oiseaux, huile sur toile, 1913, 72,5 x 90 cm, n° Inv. MZP 2017.3.1, Musée Ziem, Martigues
Vue 2 – Jean-Noël Le Junter, Le Miroir aux oiseaux, 1997. (Œuvre présentée à la Biennale de Fos-sur-Mer, Collection particulière)

Avec leurs barques et leurs maisons colorées, ces tableaux témoignent du caractère intemporel du canal Saint-Sébastien, sur un angle de vue à peine plus rapproché que notre photo.

Le quai Brescon

Le canal Saint-Sébastien et le quai Brescon, en direction du canal Galiffet, lieu dit le « miroir aux oiseaux », Collection Gaye, CG093 (1890-1914)

Le quai Brescon a la particularité de suivre le canal Saint-Sébastien à l’intérieur de l’île, avant de longer le bord de l’île le long du canal Galiffet. Nous avons ici la même rive que sur la photo précédente, mais vue du point de vue opposé, le photographe tournant le dos à l’angle intérieur du canal. Le canal Saint-Sébastien s’ouvre sur le canal Galiffet que l’on n’aperçoit pas ici, compte tenu de l’angle de vue retenu par le photographe. Au premier plan, nous avons certainement une barque de pêcheur, tandis que, sur la gauche, le long du quai Brescon, sont amarrées de nombreuses tartanes, avec leur mât caractéristique en diagonale, dit « à corne ».

Vue 3 – Anonyme, Martigues, le Brescon, huile sur toile, XIXe siècle, 25 x 35 cm, n° Inv. ZP 13, Musée Ziem, Martigues, Cliché Gérard Dufrêne

Le Miroir aux Oiseaux et l'église Sainte-Marie-Madeleine de l'Île

Vue sur l’hôtel Colla de Pradine et l’église Sainte-Marie-Madeleine de l’Île, Collection Gaye, CG112 (1890-1914)

Restons au centre de l’Île : en nous retournant quasiment de 180 degrés, surplombant le «miroir aux oiseaux», nous apercevons Sainte-Marie-Madeleine, l’église paroissiale de l’Île, dont le clocher est surmonté d’un campanile en fer forgé, à la mode provençale.

Sur la vue ci-dessus, le bâtiment de gauche est, au moment de la prise de vue, la mairie de la commune : c’est l’ancien hôtel particulier Colla de Pradine, achevé en 1678  ; il hébergea aussi le premier musée Ziem de 1910 à 1939.

Le tableau ci-dessous, une huile du peintre A.G. Levert, certainement de la première moitié du XXe siècle, s’inspire d’un tableau de Charles Henri Verbrugghes (1877-1974), peintre belge post-impressionniste, qui appréciait les séjours en Provence et sur la Côte d’Azur. Il a choisi ici le célèbre « miroir aux oiseaux », selon un angle de vue qui englobe l’église Sainte-Marie-Madeleine.

Vue 4 – A. G. Levert, le quai Brescon, « le miroir aux oiseaux », XXe siècle (Collection particulière)

Rapprochons-nous de la façade de l’église. De style baroque, elle fut construite entre 1681 et 1688. Elle abrite des peintures murales, des tableaux à l’huile sur toile, des peintures sur boiseries au plafond, ainsi qu’un bel orgue du XIXe siècle. Sa façade est richement sculptée (chapiteaux et colonnes de style corinthien, fronton brisé baroque).

Portail de l’église Sainte-Marie-Madeleine de l’Île, Collection Gaye CG113 (1890-1914)

 

 

Vue 5 – Mario Ameglio, Portail de l’église de la Madeleine, XXe siècle, huile sur toile, 73 x 54 cm, n° Inv. MZP 2020.6.1, Musée Ziem, Martigues

L'église Saint-Genes de Jonquières

L’église Saint-Genest de Jonquières et le pont du Roi, Collection Gaye, CG091 (1890-1914)

Traversons maintenant le canal Galiffet par le pont du Roi. Nous parvenons sur l’île de Jonquières devant Saint-Genest, une église de style classique assez sobre, comportant quelques éléments baroques en façade, construite en 1625.

La vue est sans doute prise du quai Brescon. Le pont du Roi, qui reliait le quartier de Jonquières à l’Île, est démoli en 1924, laissant la place à un autre pont mobile qui sera inauguré en 1929, enjambant le nouveau canal de navigation de Fos à l’étang de Berre, plus loin sur le chenal de Caronte.

Le peintre du tableau ci-dessous a choisi le même angle de vue que la photo stéréoscopique, mais en prenant davantage de recul.

Vue 6 – Anonyme, Martigues, vue de l’église de Jonquières au crépuscule, XXe siècle, huile sur papier, 20 x 24 cm, n° Inv. AR 896, Musée Ziem, Martigues

Le " Plan Meyran " et l'ancienne prud'homie de pêche

Martigues, vue sur le canal Galiffet et l’ancienne prud’homie de pêche, Collection Gaye, CG094 (1890-1914)

Pour prendre cette vue, le photographe a cheminé un peu vers l’ouest le long du quai de Jonquières (alors appelé quai Sainte-Catherine), sur le canal Galiffet. En orientant son objectif vers l’Île de Martigues, le photographe a ici la vue barrée par la petite île qui a disparu lors des travaux de 1922-1929.

Jusqu’en 1922 en effet, le centre du canal Galiffet était occupé par le « Plan Meyran », un îlot, entre le quartier de Jonquières et la partie sud de l’Île de Martigues. Il portait le bâtiment de la prud’homie de pêche, institution destinée à statuer spécifiquement sur les conflits relatifs à la pêche sur les plans d’eau environnants par des représentants de la corporation des pêcheurs eux-mêmes. Cet îlot et le bâtiment qu’il portait ont été démolis entre 1922 et 1929, au cours de grands travaux qui ont permis d’élargir le canal Galiffet et d’améliorer sa navigabilité.

Le long de la rive qui borde le Plan Meyran sont amarrées de nombreuses tartanes, embarcations que les Martégaux utilisaient pour transporter les produits locaux et toutes sortes d’approvisionnements, en pratiquant le cabotage sur ce réseau canalisé qui permettait à l’époque de relier le Rhône à Marseille.

Le bâtiment tout à gauche sur la photo est l’hôtel Colla de Pradines, successivement mairie de la commune de 1808 à 1983, puis tribunal d’instance jusqu’en 2018.

Vue 7 - Martigues, extrait du cadastre napoléonien (la flèche repère le plan Meyran et la prud’homie de pêche)

Un extrait du cadastre napoléonien permet de localiser le Plan Meyran et le bâtiment de la prud’homie (repérés par une flèche).

La vue ci-dessous nous montre le même site, mais sur la rive opposée du Plan Meyran, celle qui donnait vers l’Île centrale de Martigues, depuis sa pointe ouest : nous y voyons le bâtiment de la prud’homie et, en arrière-plan, le quai Brescon le long du canal Galiffet. On y aperçoit même, sur la droite, le pont du Roi.

Nous avons donc là, avec ces deux photos, d’intéressants témoignages d’un « moment historique » entièrement disparu aujourd’hui.

Le Plan Meyran et l’ancienne prud’homie de pêche, Collection Gaye CG105 (1890-1914)

Le peintre de la toile ci-dessous a retenu la même localisation, le canal situé entre l’Île et le Plan Meyran, qui s’appelait le Canal du Roy, son chevalet étant posé plus en arrière, et selon un angle davantage tourné vers le quartier de Jonquières, de sorte que l’on aperçoit clairement son église juste en arrière du bâtiment de la Prud’homie de pêche.

Vue 8 – Paul Aubin, Canal du Roy, 1904, huile sur toile, 110 x 170 cm, n° Inv. ZP 210, Musée ZIEM, Martigues, Cliché Gérard Dufrêne

Les Bourdigues

Vue sur les bourdigues depuis le quai de Jonquières, Collection Gaye CG106 (1890-1914)

Au premier plan, à gauche, le pied du photographe est posé sur le quai de Jonquières, au bord du quartier du même nom, au-delà du canal Galiffet, le long du chenal de Caronte, en direction de Port-de-Bouc. Quelques barques de pêche y sont amarrées, tandis que, sur la droite, en arrière-plan, se profile l’autre rive du chenal avec, sans doute, les collines de Ferrières.

Le long de cette autre rive, on aperçoit un alignement de piquets qui délimite certainement la partie navigable pour les bateaux à fort tirant d’eau, sur laquelle une tartane vient sous sa grande voile à corne vers le photographe. Mais, cet alignement de piquets délimite peut-être aussi, sur sa partie arrière, des enclos utilisés pour la pêche, appelés « bourdigues » : il s’agissait de pièges à poissons construits entre deux rangs de piquets ou de claies de roseaux, retenant un filet en forme d’entonnoir. Les pêcheurs qui pratiquaient cette pêche étaient appelés des bourdigaliers. Cette pratique, qui remontait au XIVe siècle, était en voie d’abandon total en ce début du XXe siècle.

Vue 9 – Anonyme, Le port de Martigues (détail), 1790, gouache sur papier, 37,5 x 62,8 cm, n° Inv. MZD 2008.1.1., Musée Ziem, Martigues, Cliché Gérard Dufrêne. (La flèche bleue montre une « bourdigue »)
Vue 9 bis - Schéma d’une bourdigue (ici installée entre deux levées de terre, les sèdes), par Francis Maunier (« Les Bourdigues de Martigues à la fin du XVIIIe siècle »)

Au-delà de la sélection ci-dessus, la Collection Gaye comprend encore 8 autres vues stéréoscopiques (CG089, CG090, CG092, CG095, CG110, CG111, CG114, CG187), pour l’essentiel des vues extérieures au cœur de Martigues : socle du pont de Ferrières au nord de l’Île, pont tournant sur le canal en allant vers Fos, quartier du Poteau, ou plus au nord, quartier de St-Pierre-des-Martigues. Mais ces lieux, beaucoup moins pittoresques, n’ont pas attiré les peintres…

Christian Bernadat

Bibliographie (cliquer sur les liens pour ouvrir les pages)

Vidéo Provence Azur : « Découvertes : Martigues »

Jean Bellis, Ports de France, 1860-1920, Marines Editions

Canal de Marseille au Rhône, Wikipédia

Martigues, Wikipédia

« Miroir aux oiseaux et canal St Sébastien », Martigues Tourisme

Hôtel Colla de Pradines, Martigues Tourisme

« L’île perdue : Le Plan de Meyran », Ville de Martigues

« Martigues acquiert une nouvelle toile de Raoul Dufy », Maritima

« Dufy : de Martigues à Lestaques au musée Ziem à Martigues »,Et revenant de l’expo

Port de Martigues par Levert, Antiquités en France

Martigues, le quai Ste Catherine, Collection JFM

« Jean Noël Junter : Martigues, le miroir aux oiseaux », Singulart

Les bourdigues de Martigues à la fin du XVIIIe siècle par Francis Maunier

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