Victor Hugo et sa famile, collection Calvelo, CAL0066

La Stéréothèque ne comporte pas, bien sûr, de photo du grand auteur lors de son passage à Bordeaux ! Mais elle détient celle-ci, de Victor Hugo en famille à Jersey vers 1853-1855 : évidemment, on n’y voit pas Juliette Drouet !

En 1843, Victor Hugo entreprend un « Voyage aux Pyrénées », comme on disait alors, en compagnie de Juliette Drouet. En juillet, il fait étape à Bordeaux et couche dans ses notes (publiées après son décès) ses impressions, fortement marquées de sa sensibilité historique.

Victor Hugo et Juliette Drouet. Montage.

Enfant, il traversa déjà la ville en 1811 à l’âge de neuf ans pour aller rejoindre son père en Espagne. Plus tard, en 1871, il s’y installa avec le gouvernement en exil. En son honneur, la ville rebaptisa le Cours des Fossés, Cours Victor Hugo, à la toute fin du XIXe siècle.

Notre auteur, qui s’illustra notamment en attirant merveilleusement l’attention sur le délabrement de Notre-Dame de Paris, est un vif partisan de la remise en état des bâtiments anciens dans le respect de leur histoire et de celle de leur architecture. Il s’oppose donc à ceux qui veulent faire table rase du passé en ne conservant que certains bâtiments emblématiques.

C’est exactement ce qui transparaît de ses notes prises sur le vif lors de ces quelques journées de passage : alors même que la ville laisse encore entrevoir les témoins d’un passé très ancien, il s’insurge contre les projets de démolition des vieux quartiers auxquels on commence déjà à songer : vingt ans avant les grands travaux de type haussmannien que connaîtra la ville, ses écrits sont à ce propos prémonitoires !  

La maison du chaudronnier Chauliac, un exemple de ce qu’Hugo peut encore voir en 1843. Gouache de Pierre-Emile Bernède (Archives de Bordeaux Métropole)

Ces notes de voyage font ainsi un écho instructif à la commémoration de la sauvegarde du patrimoine du mois de septembre. Le grand homme y compare Bordeaux à Versailles et Anvers, mais peut-être pas dans le sens que l’on pourrait lui prêter au premier abord : il oppose la rectitude certes élégante de Versailles aux vieilles rues d’Anvers pleines du souvenir de leur passé populaire, exprimant, sur la ville girondine, un jugement très nuancé :

« On loue Bordeaux comme on loue la rue de Rivoli : régularité, symétrie, grandes façades blanches et toutes pareilles les unes aux autres, etc. ; ce qui pour l’homme de sens veut dire architecture insipide, ville ennuyeuse à voir. Or, pour Bordeaux, rien n’est moins exact. Bordeaux est une ville curieuse, originale, peut-être unique. »

C’est dans ce contexte qu’Hugo exprime cette formule devenue célèbre : « Prenez Versailles et mêlez-y Anvers, vous avez Bordeaux. »

« Il y a deux Bordeaux, le nouveau et l’ancien. Tout dans le Bordeaux moderne respire la grandeur comme à Versailles ; tout dans le vieux Bordeaux raconte l’histoire, comme à Anvers ».

De ce fait, il interpelle ainsi les Bordelais : « Que les Bordelais y prennent garde ! Versailles ne représente qu’un homme et un règne ; Anvers représente tout un peuple et plusieurs siècles. Maintenez donc l’équilibre entre les deux cités ; mettez le holà entre Anvers et Versailles ; embellissez la ville nouvelle ; conservez la ville ancienne. Vous avez eu une histoire, vous avez été une nation, souvenez-vous en, soyez en fiers ! »

Bordeaux, vue générale prise depuis la tour Saint-Michel (1860-1880), collection Magendie, MAG0687 – Cette vue est encore très peu différente de la ville qu’a traversé Hugo

« La double physionomie de Bordeaux est curieuse ; c’est le temps et le hasard qui l’ont faite ; ils ne faut point que les hommes la gâtent. On ne peut se dissimuler que la manie des rues « bien percées », comme on dit, et des constructions de « bon goût » gagne chaque jour du terrain et va effaçant du sol la vieille cité historique… Rien de plus funeste et de plus amoindrissant que les grandes démolitions. Qui démolit sa maison, démolit sa famille ; qui démolit sa ville, démolit sa patrie… C’est le vieil honneur qui est dans ces vieilles pierres… Toutes ces masures dédaignées sont des masures illustres ; elles parlent, elles ont une voix ; elles attestent ce que vos pères ont fait. »

Les photos de Bordeaux les plus anciennes conservées dans la Stéréothèque (collections Calvelo, Magendie, Vergnieux, SAB, Wiedemann) sont toutes plus récentes que le passage de Victor Hugo dans la cité girondine, mais certaines montrent encore les sites dans un état très proche de celui dans lequel notre écrivain national les a vus.

Leur confrontation avec ses notes sur les monuments qu’il a eu le temps d’entrevoir n’est pas sans intérêt et révèle aussi la grande culture historique de l’homme que l’on a honoré en donnant ici son nom à un cours de la ville.

Il dépeint d’abord Bordeaux à grands traits :

La porte Cailhau en 1862-1863, collection Vergnieux, RVX203

«  Cette charmante et délicate porte Caillau bâtie en mémoire de la bataille de Fornoue, cette autre belle porte de l’hôtel de ville qui laisse voir son beffroi si fièrement suspendu sous une arcade à jour, ces tronçons informes du lugubre fort du Hâ, ces vielles églises, Saint-André avec ses deux flèches,… »

L’église Saint-Seurin vers 1868-1903, collection Société Archéologique de Bordeaux, SAB477

« … Saint-Seurin dont les chanoines gourmands vendirent la ville de Langon pour douze lamproies par an, Sainte-Croix qui a été brûlée par les normands, Saint-Michel qui a été brûlée par le tonnerre, tout cet amas de vieux porches , de vieux pignons et de vieux toits, ces souvenirs qui sont des monuments, ces édifices qui sont des dates, seraient dignes, certes, de se mirer dans l’Escaut, comme ils se mirent dans la Gironde… »

Panorama de la rade vers 1855, collection Calvelo, CAL0176

« … Ajoutez à cela, mon ami, la magnifique Gironde encombrée de navires, un doux horizon des collines vertes, un beau ciel, un chaud soleil, et vous aimerez Bordeaux… »

Il fait ensuite « parler les pierres ».

Les ruines du Palais Gallien (classé en 1840) vers 1875, encore dans l’état où Victor Hugo l’a vu, collection Calvelo, CAL0178

« L’amphithéâtre Gallien dit : j’ai vu proclamer empereur Tetricus, gouverneur des Gaules ; j’ai vu naître Ausone, qui a été poète et consul romain ; j’ai vu saint Martin présider le premier concile, j’ai vu passer Abdérame, j’ai vu passer le Prince Noir. »

Le nom de Gallien s’explique par des monnaies à l’effigie de cet empereur, trouvées ici. C’est également le cas de Tetricus, pratiquement ignoré de l’Histoire de France, qui, après avoir été sénateur et gouverneur d’Aquitaine, se serait imposé comme Empereur des Gaules de 271 à 274.

Une statue érigée dans les rues de Béziers, localement dite « de Pépézuc », en serait l’unique représentation.

« Pépézuc » / Tétricus, sculpture installée dans le vieux Béziers (Photo Christian Bernadat)
L’abbatiale Sainte-Croix, vers 1862-1859, telle qu’Hugo a pu la voir, avant sa « restauration-reconstruction » par Abadie en 1860, collection Magendie, MAG0686

« Sainte-Croix dit : j’ai vu Louis le Jeune épouser Eléonore de Guyenne, Gaston de Foix épouser Madeleine de France, Louis XIII épouser Anne d’Autriche. »

Collection Wiedemann, WIE143

Ce que les Bordelais dénomment aujourd’hui la « Grosse Cloche » fut, comme l’indique Hugo, le beffroi de la mairie médiévale, ici prise entre 1865 et 1899, telle que notre écrivain a pu la voir.

« Le beffroi dit : c’est sous ma voûte qu’ont siégé Michel Montaigne qui fut maire, et Montesquieu qui fut président. »

Photo 3 – La porte Toscanan était, jusqu’en 1866, un des pans de l’ancienne enceinte que notre écrivain a pu apercevoir, ici aux environs de la cathédrale Saint-André. Gravure de Léo Drouyn – Coll. Bertreau.

« La vieille muraille dit : c’est par ma brèche qu’est entré le connétable de Montmorency »

« Est-ce que tout cela ne vaut pas une rue tirée au cordeau ? Tout cela, c’est le passé ; le passé, chose grande et féconde… »

Pont de pierre et vue sur la rade autour de 1860-1863, vue encore très proche de ce qu’elle devait être vingt années plus tôt, collection Magendie, MAG6477

« Le pont de Bordeaux est la coquetterie de la ville. Il y a toujours sur le pont quatre hommes occupés à rejointoyer le pavé et à fourbir le trottoir. »

La tour Pey Berland, « campanile » de la cathédrale Saint-André, vers 1863-1890, telle qu’Hugo a pu la voir, collection Magendie, MAG1154

« Les deux principales églises de bordeaux, Saint-André et Saint-Michel, ont au lieu de clochers, des campaniles isolés de l’édifice principal comme à Venise et à Pise….

Le campanile de Saint-André… est une assez belle tour dont la forme rappelle la tour du Beurre de Rouen et qu’on nomme le Peyberland, du nom de l’archevêque Pierre Berland, lequel vivait en 1480. » Il nous dit : « J’ai vu Charles VII et Catherine de Médicis. »

Et il poursuit ensuite sa visite davantage comme s’il rédigeait un guide de tourisme.

La cathédrale Saint-André en 1863 vue de son chevet, avant les grands travaux de dégagement de la place, donc telle qu’Hugo l’a vue, collection Magendie, MAG6173

« L’église, commencée au onzième siècle, comme l’attestent les piliers romans de la nef, a été laissée là pendant trois siècles, pour être reprise sous Charles VIII. La ravissante époque de Louis XII y a mis la dernière main et a construit, à l’extrémité opposée à l’abside, un porche exquis qui supporte les orgues… Le portail, quoique simplement latéral, est d’une grande beauté. »

Le portail latéral de Saint-André entre 1865 et 1886, collection Magendie, MAG0685

Victor Hugo s’attarde sur ce qui reste encore du cloître de Saint-André. Il s’érige en défenseur d’une remise en état des lieux, alors même que la description qu’il en fait peut contribuer à excuser le travail de place nette qu’en feront les démolisseurs vingt années plus tard !

« J’ai hâte de vous parler d’un vieux cloître en ruine qui accoste la cathédrale au midi et où je suis entré par hasard… De sombres galeries percées d’ogives à fenestrage flamboyant ; un treillis de bois sur ces ogives ; le cloître transformé en hangar, toutes les dalles dépavées, la poussière et les toiles d’araignées partout… et, sous [de] faux cénotaphes de bois et de toile peinte, de vrais tombeaux qu’on entrevoit avec leurs sévères statues trop bien couchées pour qu’elles puissent se relever et trop bien endormies pour qu’elles puissent se réveiller. N’est-ce pas scandaleux ?  Pitié pour les vivants, pitié pour les morts ! »

Peine perdue. La place Pey Berland sera entièrement dégagée et les ruines du cloître démolies en 1865, évènement immortalisé par Léo Drouyn. (Huile sur toile de 1872, Musée d’Aquitaine).

En conclusion, on reprendra un paragraphe de notre grand auteur, inséré plus haut dans son texte, déplorant le peu de cas que les Bordelais font, selon l’auteur, de leur patrimoine historique depuis plusieurs siècles, propos qui nuancent fortement l’enthousiasme que l’on prête volontiers à sa formule : « Prenez Versailles et mêlez-y Anvers, vous avez Bordeaux. »

« Quoi ! Auguste vous avait érigé le temple de Tutelle ; vous l’avez jeté bas. Gallien vous avait édifié l’amphithéâtre ; vous l’avez démantelé. Clovis vous avait donné le palais de l’Ombrière ; vous l’avez ruiné. Les rois d’Angleterre vous avaient construit une grande muraille du fossé des Tanneurs au fossé des Salinières ; vous l’avez arrachée de terre. Charles VII vous avait bâti le Château-Trompette, vous l’avez démoli. Vous déchirez l’une après l’autre toutes les pages de votre vieux livre, pour ne garder que la dernière ; vous chassez de votre ville et vous effacez de votre histoire Charles VII, les rois d’Angleterre, les ducs de Guienne, Clovis, Gallien et Auguste, et vous dressez une statue à M. Tourny ? C’est renverser quelque chose de bien grand pour élever quelque chose de bien petit. »

La première statue de Tourny, élevée en 1825, ici photographiée en 1862, telle qu’Hugo put voir. Il fait de notre intendant, premier grand urbaniste de la ville, le symbole de la destruction du patrimoine historique, collection Calvelo, CAL0137

Christian Bernadat

Sources :

Voyage aux Pyrénées de Victor Hugo sur Gallica

Tétricus Ier sur Wikipédia

Le Cours Victor Hugo sur Wikipédia

Portes et Tours de Bordeaux, Les Dossiers d’Aquitaine, Bordeaux, janvier 2014

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