Pour l’amateur d’histoire du port de Bordeaux et d’histoire de la marine, cette vue se présente comme une énigme : un trois-mâts, a priori de commerce, amarré à quai à Bordeaux, sans autre indication. Notons que la légende de la photo donnée par l’éditeur (« Bâtiments et perspectives du quai ») est plutôt inappropriée : de perspective du quai, on n’en voit pratiquement pas !
Opportunément, du côté de l’histoire de cette photographie, on a pu retrouver que, le 10 novembre 1862, Jean Andrieu déposa plusieurs photographies d’une série non mentionnée clairement, mais qui correspond à celle qu’il nommera par la suite Villes et Ports maritimes. À l’occasion de ce dépôt, il fait enregistrer un lot de 77 photographies de Brest, Bordeaux, Cherbourg et du Havre. Ce tirage porte le numéro 7352 du dépôt légal du département de la Seine. On peut donc supposer que cette photo a pu faire partie de ce lot et qu’elle a donc été réalisée avant novembre 1862.
Première question : la présence sur la photo d’un quai vertical :
Quelle était la configuration des quais de Bordeaux avant novembre 1862 ? Le tableau ci-dessus illustre la configuration des quais au centre du port, avant les années 1860 : les navires de commerce étaient amarrés au milieu du fleuve (on dit alors usuellement « en rivière »), y compris pour les chargements et déchargements qui se faisaient sur des allèges, (bateaux légers à fond plat qui allaient ensuite décharger sur les rives en pente) ; ces embarcations étaient ensuite déchargées sur la rive vaseuse et pentue en installant des passerelles en planches sur lesquelles les portefaix (les « dockers » de l’époque) circulaient, lourdement chargés et dans un équilibre précaire…
Devant la place de la Bourse, cas de la représentation de ce tableau, un débarcadère en bois fut édifié à partir de 1828, comme l’explique l’historien Olivier Lescorce à l’occasion du congrès national des Sociétés Historiques et Scientifiques en 2001 [Cf. Bibliographie] :
« En l’absence de quais, les grands navires étaient encore chargés et déchargés en rivière mais leur taille augmentant et les compagnies [de paquebots surtout] souhaitant diminuer leurs frais, celles-ci firent édifier des débarcadères pour embarquer et débarquer sans être tributaires du va-et-vient par barques entre la berge et le lieu de mouillage. […] Dans le reste de la rade, des appontements fixes en charpente furent établis sur pilotis ancrés dans la berge. Suffisamment avancés en rivière, ils permettaient aux grands navires d’accoster en restant à flot même à basse mer. Les deux premiers débarcadères en charpente furent mis en service avant 1830, celui de l’Entrepôt [Laîné] fut construit en 1825 et celui de la Douane en 1828. Ils présentaient à partir du terre-plein de la rive deux avancements en rivière »
Ce dispositif est clairement visible sur la gravure ci-dessous que l’on ne peut donc pas dater antérieurement à 1828 :
Dans un second temps, en 1856, comme le précise à nouveau Olivier Lescorce, ces embarcadères sont remplacés par un premier « quai vertical » :
« Le premier quai vertical fut construit entre 1846 et 1856 de la Douane à l’Entrepôt (créé en 1822) sur une longueur de 911 mètres. […] Ce premier quai vertical s’avança de 43 mètres en rivière jusqu’à l’alignement des débarcadères qu’il remplaça » [Même source].
Ensuite, de 1863 jusqu’en 1867, des travaux seront entrepris pour remplacer cette installation par un « quai vertical » maçonné, toujours de manière assez restreinte : du droit de la façade de l’hôtel des Douanes au droit de celle de l’entrepôt Laîné (pour simplifier : devant la place de la Bourse et la place des Quinconces jusqu’à la Bourse maritime).
La photo sur laquelle nous enquêtons semble donc se rattacher à la première phase de ces travaux : le trois-mâts est clairement amarré à un quai vertical maçonné. Mais, ce quai, de longueur limitée est, de préférence, réservé aux paquebots déjà nombreux, et souvent déjà à vapeur, tandis que les navires de commerce restent, en général, amarrés au milieu du fleuve.
Les travaux d’extension de ces quais, entrepris à partir de 1863 pour s’achever en 1867, sortent de notre limite de date donnée par le dépôt légal de la série photographique.
Compte tenu de ces éléments de datation, la scène doit être localisée au sein de cette portion de quai, devant la place de la Bourse. Et, puisque nous sommes avant novembre 1862, que fait ici ce navire qui semble, plutôt qu’un paquebot, être un trois-mâts de commerce (majoritairement destiné au transport des marchandises, même s’il pouvait embarquer aussi quelques passagers) ? Sa présence y parait inhabituelle.
Deuxième question : que nous enseigne l’observation détaillée du navire sur la photographie ?
Si l’on grossit une des vues de la photo (image de gauche) et qu’on l’observe en détail, comparativement à la proue d’un navire de la même période normalement armé (image de droite), on constate plusieurs différences :
Une bigue à mâter (flèche 1) (vraisemblablement la « grue à mâter » alors encore installée devant la place de la Bourse) soutient solidement un élément de mâture incliné, complété d’un palan arrimé (« frappé » dit-on dans la marine) sur le pont du navire (flèche 2). Cet élément incliné est le « bout dehors » (flèche 3), partie du beaupré qui normalement dépasse largement de la proue ; mais il n’est pas du tout en position fonctionnelle : il est reculé sur le pont et n’assure plus sa fonction de maintien à la verticale du mât d’avant (le mât de misaine) au moyen des étais ou élingues qui y sont habituellement fixés.
On peut en conclure que ce navire est à quai pour une réparation de moyenne importance, un changement du « bout dehors » du beaupré suite à une avarie ; que cette intervention explique sa présence à quai. Cette manœuvre est d’ailleurs assez délicate : elle va supposer de détacher les étais du mât de misaine (ce qui n’est fait qu’en partie sur la photo), opération risquée qui suppose une absence de vent et une marée à l’étale ; en effet, à ce moment, le mât de misaine sera en équilibre sur son emplanture (des étais de secours seront momentanément frappés sur le pont ou les francs bords).
Troisième élément : à quel type précis de navire avons-nous affaire ?
L’examen détaillé de la photo permet de considérer que c’est bien un trois-mâts (le quatrième mât, qui se devine en arrière, semble se rattacher à un second navire amarré par derrière celui-ci). En ce qui concerne le troisième mât en partant de l’avant, dit « mât d’artimon », il semble porter des « vergues », ces éléments de mâture horizontaux portant les voiles « carrées », comme celles des deux mâts précédents. Ceci caractérise un trois-mâts dit « carré » (en opposition au trois-mâts barque dont le troisième mât porte une voile triangulaire). Le trois-mâts carré est moins maniable que le trois-mâts barque ; ce type de mâture est en voie de disparition à cette époque.
Nous avons donc sous les yeux un navire à voiles dit « à phares carrés » (en pratique des voiles en trapèze montées à l’horizontale), de coque assez renflée, vu de l’avant (de sa proue), à coque en bois : les « bordées » (les lames de bois) qui recouvrent la coque sont clairement visibles. Malheureusement, à l’époque, le nom du navire et son port d’attache sont toujours indiqués exclusivement à l’arrière (la poupe), à l’opposé de notre vue.
Autre caractéristique remarquable, les mâts de ce navire sont tenus (« frappés ») à la coque, non pas sur l’extérieur du franc-bord, comme à l’habitude, mais à l’intérieur de celui-ci. Enfin, ce navire est dépourvu de figure de proue. Ces deux caractéristiques sont assez rares.
Tout ceci permet de caractériser un navire spécifique, de conception déjà assez ancienne à cette date où les navires à coque métallique commencent à se généraliser.
Quatrième élément : un indice peut-il nous mettre sur la piste de la compagnie maritime ?
La réponse est positive ! En effet, la « livrée » du navire (sa décoration) est constituée d’une large bande blanche courant sur tout le pourtour de la coque, sur laquelle sont peints des « faux-sabords » noirs. À cette date, cette « livrée » correspond à celle de l’armement Le Quellec & Bordes, à l’époque déjà grand armement bordelais, avec 9 navires armés ; les « vrais sabords », quant à eux, étaient des trappes fermées par des volets montées sur les navires de guerre qui permettaient de fournir aux canons l’ouverture nécessaire à leur tir.
Notre chance est que cette compagnie a fait l’objet d’une étude détaillée par les auteurs Claude & Jacqueline Briot ; leur ouvrage donne une liste en principe exhaustive des navires qui en ont fait partie.
Au sein de cette liste de navires, la limite de date donnée par le dépôt légal de la photo (1862) et les caractéristiques décrites ci-dessus (trois-mâts carré à coque bois) permettent de n’en conserver qu’un seul : le Valparaiso, construit sur les chantiers Chaigneau & Bichon en 1848. Ce navire restera dans les armements successifs (notamment A.D. Bordes), sous la même livrée, jusqu’à de graves avaries qui le condamnèrent en 1876.
Eléments de confirmation et conclusion :
Le Valparaiso, lancé en 1848, trois-mâts carré à coque en bois de l’armement Le Quellec & Bordes, Cl. & J. Briot (Tableau collection Ledésert).
Remarque : ce tableau est une « vue d’artiste », peu précise notamment sur les éléments de la coque : les bordées en bois n’apparaissent pas et la coque est traitée en blanc, couleur imaginaire (car inhabituelle sur les bateaux de cet armement).
Selon le relevé de nos auteurs, sur la période 1861-1862, le Valparaiso est à Bordeaux deux fois :
- une première fois, en janvier 1861, en provenance de Valparaiso, avec une cargaison de café, de nacre et de cuivre, escale qu’il quitte le 25 mai 1861 pour la même destination ;
- une seconde fois, venant de la même provenance, en avril 1862, avec une cargaison de minerai de cuivre, de cornes et de cuirs ; il quitte le port le 19 juillet 1862 à destination des îles Chincha (dépendances du Pérou), au large de la ville de Pisco, pour charger du guano (dont les européens font un engrais agricole), produit dont l’armement Bordes (qui succèdera à Le Quellec & Bordes à partir de 1869) se fera une spécialité.
Ce navire a donc 13 ou 14 ans d’âge en 1861-1862. De cette compagnie bordelaise, c’est celui qui dessert le plus régulièrement Bordeaux (au moins 7 fois de 1848 à 1867) ; il est notamment resté à Bordeaux durant 9 mois au cours des années 1861 et 1862, périodes qui furent mises à profit pour des travaux d’entretien. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait été présent lors du passage du photographe à Bordeaux.
Ainsi, compte tenu de tous ces éléments, il y a une forte probabilité que le navire de cette photo soit bien le Valparaiso, qui profite d’une de ses deux escales pour changer le « bout dehors » de son beaupré ; dans ce cas, la photo a pu être prise au cours de l’une de ces deux escales : soit entre janvier et le 25 mai 1861, soit du mois d’avril au 19 juillet 1862.
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L’identification précise de cette photographie, certainement une des plus complexes de l’histoire de la Stéréothèque, démontre à quel point les indices les plus variés et parfois les plus inattendus peuvent permettre de « faire parler » une photographie, bien au-delà de ce à quoi on pourrait s’attendre au premier abord. La connaissance préalable d’une date limite pour la série photographique, comme ce fut le cas ici, a été essentielle. Mais l’identification a aussi été facilitée par la connaissance particulière du sujet photographié (lié à la construction navale bordelaise) et par la chance qu’une étude précise ait été publiée sur la compagnie maritime concernée, cas assez inhabituel pour les armements du XIXe siècle. Cet ensemble en fait un cas d’école particulièrement intéressant.
Christian Bernadat
Bibliographie :
Les quais de Bordeaux rive gauche du XVIIe au XXe siècle : espaces portuaires ou balcon urbain ? Olivier Lescorce, Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques, Année 2001 pp. 199-215 (https://www.persee.fr/doc/acths_0071-8440_2001_act_124_1_5935).
Cap-horniers français, Tome 2 : Histoire de l’armement Bordes et de ses navires, Claude et Jacqueline Briot, Éd du Chasse-Marée, Douarnenez, oct. 2003
Quand Lormont construisait des navires, Christian Bernadat, Éd de l’Entre-deux-Mers, Camiac-et-Saint-Denis, Déc. 2023
Dépôt légal de la série photographique par Jean Andrieu (recherche effectuée par José Calvelo).
Bravo pour cette recherche, c’est passionnant