Le port de Marseille entre 1850 et 1914, témoignages d’un temps révolu

Vue générale sur le Vieux-Port en direction de Notre-Dame de la Garde, 1870-1890, Collection Magendie, MAG4759

Les collections de la Stéréothèque permettent de nombreux coups de projecteur. En cet été, occasion pour beaucoup d’entre nous d’aller apprécier le soleil des bords de Méditerranée, intéressons-nous à l’un des lieux les plus emblématiques des rives de la « Grande Bleue », héritier, qui plus est, de plus de 2 000 ans d’histoire : le port de Marseille.

Le « Port-Vieux » de la cité phocéenne est en effet le centre historique de la cité depuis sa fondation au cours de l’Antiquité : les Phocéens débarquèrent ici aux environs de 600 avant J. C. dans une calanque dont ils firent leur havre protecteur, en lui donnant d’emblée un rôle de plaque tournante pour le commerce. Cela permet à Marseille de revendiquer le titre de « plus ancien port de France ». L’occupation romaine lui léga le nom de Massilia. La cité va ainsi prospérer grâce à ses relations privilégiées avec l’Asie mineure, le Grèce et Rome.

Vue 1 – Intérieur du port de Marseille en 1754 par Joseph Vernet (Musée de la Marine)

Le lieu conserve quelques édifices que les souverains de France ont fait édifier, témoignant de l’importance qu’ils accordaient au lieu : la tour Saint-Jean, voulue par François 1er, ou le fort Saint-Nicolas par Louis XIV, qui développa ici une imposante flotte de galères.

Cette vocation ne s’est jamais démentie ; jusqu’au milieu du XIXe siècle (date à laquelle on creuse et aménage le Bassin de la Joliette – entre 1847 et 1853), le Vieux-Port est le centre économique de la cité, qui rayonne, grâce à lui, sur toute la Méditerranée, profitant à plein des courants commerciaux que permet l’empire colonial français, alors à son apogée.

Vue 2 - Puvis de Chavannes, Marseille, porte de l’Orient, 1869 – Musée de Longchamp (Hebdomadaire Les Annales, 16 mai 1926)

Les collections de la Stéréothèque sont une fois de plus l’occasion d’évoquer cette période-charnière de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, où se concentre l’essentiel du trafic maritime, mêlant la pêche traditionnelle, le transport à voile, le début du yachting de plaisance, et la modernité du transport à vapeur. Quelques photos de cette période, en particulier, sont dignes d’un grand intérêt, car particulièrement rares, les plus anciennes  témoignant de vues désormais révolues.

C’est le cas de la vue stéréoscopique ci-dessous. Lorsque l’on vient en approche du Vieux-Port de Marseille, en venant de l’est (Italie ou Moyen-Orient), on longe le quartier du Pharo, avec une anse qui abrite encore un petit chantier de réparation navale, dominé sur la falaise par le palais du même nom. Alors qu’un arsenal fabricant des galères en série existait à Marseille jusqu’en 1784, à partir de 1790, un chantier naval s’installe ici, s’étendant jusqu’à la passe d’entrée du port.

Le chantier de construction du Pharo, 1860-1890, Collection Magendie, MAG4413

Ici seront construits pendant près d’un siècle surtout des navires de petit tonnage, bricks, corvettes, frégates, très rapides, bien adaptés à la navigation en Méditerranée. Ainsi, dans les années 1820-1830, on y fabrique plusieurs unités pour le vice-roi d’Egypte, le sultan Méhémet Ali. La vue ci-dessus nous montre cependant en chantier un navire d’un tonnage relativement important, à coque entièrement en bois, certainement un trois-mâts de charge destiné au transport de marchandises à travers toute la Méditerranée. Dans les années 1920, une centaine d’ouvriers travaillaient encore ici au sein de plusieurs entreprises. Aujourd’hui, un chantier de plus modeste dimension exerce dans la réparation de marine traditionnelle.

Vue 3 - Le palais et l’anse du Pharo vus de la mer, avec, en bas à droite, le petit chantier de réparation encore en activité. – (https://images.laprovence.com/media/hermes/2016-10/2016-10)

Contournons maintenant la falaise du Pharo : nous entrons dans le chenal qui conduit au Vieux-Port, au pied du fort Saint-Jean, construit sous Louis XIV, l’entrée du port elle-même étant dominée par la tour ronde du Fanal qui date de 1664. Sur la vue ci-dessous, en arrière-plan à gauche, dominant le nouveau bassin de la Joliette construit à partir de 1847, on aperçoit la cathédrale Sainte-Marie-Majeure, dont l’édification s’est prolongée sur quarante ans (1852 à 1893). Sur cette photo, d’immenses échafaudages de ce chantier sont visibles, l’édification n’étant pas très avancée.

L’entrée du Vieux-Port au pied de la tour du Fanal et du fort Saint-Jean, sans doute photographié depuis le fort Saint-Nicolas en face, vers 1860, Collection Calvelo, CAL0014

Revenons au niveau des flots. Une tartane est engagée dans le chenal du Vieux-Port.

Tartane engagée dans le chenal d’entrée du Vieux-Port, au pied du fort Saint-Jean, 1890-1914, Collection Magendie, MAG1245

Les tartanes comme celle-ci étaient utilisées pour le commerce de cabotage alors caractéristique des côtes françaises et italiennes de la Méditerranée. Leur grande voile latine triangulaire était portée par une traverse rigide à 45° appelée « corne » ou « antenne ». Ces bateaux et leur usage disparaissent progressivement après la guerre de 1914-1918. Il ne subsiste aujourd’hui que quelques exemplaires à titre de conservation patrimoniale.

Pour avoir une vue complète du fort Saint-Jean, il faut l’observer depuis le fort Saint-Nicolas, sur l’autre rive du goulet d’entrée. C’est le cas des illustrations ci-après, qui nous montrent, sur le côté droit du fort, la grosse tour carrée, la tour Saint-Jean, bâtie par le roi René (sous le règne de François 1er) pour garder l’entrée du port et porter un fanal.

Vue 4 – Entrée du Vieux-Port de Marseille, d’après un daguerréotype de 1843. Un brick à deux-mâts s’apprête à pénétrer dans le port à voilure réduite, tandis qu’au premier plan à gauche une tartane quitte le port avec un chargement. Au second plan à gauche, une allège d’Arles est en approche, avec une voile de hunier au-dessus de sa voile latine. (Jean Bellis, Ports de France, Marines Editions, 2010)
Le fort Saint-Jean vu dans son intégralité depuis la rive opposée, avec la tour Saint-Jean à droite, construite sous le roi René, 1863, Collection Duclot, P005

Nous pénétrons maintenant dans le Vieux-Port (que les anciens marseillais appelaient le Port-Vieux). Ci-dessous, la plus ancienne des photos stéréoscopiques de nos collections relative à cet endroit nous montre ici le fond de ce bassin (aujourd’hui quai des Berges) à une date vraisemblablement plus proche de 1850 que de la fin de ce siècle.

Le fond du Vieux-Port de Marseille, 1850-1900, Collection Duclot, P019

On y trouve la flotte encore caractéristique de ce milieu du XIXe siècle : au premier plan, un chaland de transport fluvial, ponté et équipé d’un mât, certainement utilisé pour effectuer la liaison entre le Grand-Rhône et Marseille, via le canal du Rhône. En haut à gauche, l’enchevêtrement de mâts correspond majoritairement à des tartanes méditerranéennes comme celle de la vue MAG1245. Outre la grande voile latine triangulaire, le gréement complet de ces embarcations comportait aussi un petit foc et une petite voile arrière dite « tape-cul ». Enfin, en partie gauche, une allège servant à apporter au plus près les marchandises (ici des tonneaux) est amarrée à couple d’un deux-mâts dont le pont est abrité de bâches (des « tauds »).

La vue suivante montre le même endroit, avec davantage de recul, prise 10 ou 15 années plus tard. Le gros chaland à voile du premier plan de la vue précédente est remplacé par un petit vapeur. Sur la gauche, au centre du bassin, une grosse drague à vapeur est amarrée en pleine eau, peut-être en train de draguer le fond du bassin. En arrière, les tartanes ont, pour la plupart, cédé leur place aux navires de charge à deux ou trois-mâts, preuve d’un glissement du trafic vers le commerce intra-méditerranéen à plus long cours.

Le fond du Vieux-Port, 1866-1900, Collection Magendie, MAG1232

Sur la vue ci-après, nous avons, au premier plan, un remorqueur à vapeur, équipé de roues à aubes : en effet, dès le début de la vapeur, on a pris conscience de l’intérêt de la motorisation à vapeur pour remorquer les navires à voile, en leur évitant la difficulté d’une entrée à la voile dans les passes et les entrées de port.

Vue générale du Vieux-Port avec en fond, Notre Dame de la Garde, 1870-1890, Collection Magendie, MAG4759
Vue 5 – Forêt de mâts à l’apogée de la marine de transport à voile dans le Vieux-Port de Marseille en 1894 (Photo Guende, Histoire de la Marine, par l’Illustration, 1934)

Mais, dès la fin du XIXe siècle, avec le développement de la marine de plaisance pour une frange de privilégiés, le Vieux-Port commence à abriter aussi quelques yachts de plaisance, comme ce petit yacht à vapeur ; ici, les passagers sont en tenue de ville, ce qui était alors inhabituel, les propriétaires plaisanciers mettant en général un point d’honneur à revêtir plutôt une tenue de « sport » entièrement blanche avec une caquette pour « faire marin ».

Yacht de plaisance dans le Vieux-Port, 1890-1914, Collection Magendie, MAG1248

Aujourd’hui, le Vieux-Port sert essentiellement de port de plaisance, mais abrite aussi les petits chalutiers de pêche côtière du port (en bas sur l’image).

Vue 6 – Le Vieux-Port de Marseille aujourd’hui (Sunwhere)

Pendant une quarantaine d’années, l’entrée du Vieux-Port fut aussi marquée par la présence d’un pont transbordeur. Inauguré le 15 décembre 1905, il avait pour but de permettre la traversée du chenal d’entrée du port sans avoir à en faire le tour, essentiellement pour les piétons. Cette réalisation, une des deux seules en France avec Rochefort, a été construite par Ferdinand Arnaudin, l’inventeur du procédé. Sa nacelle de 120 m² et de 20 tonnes effectuait la navette entre les deux rives en 1 minute 30, une performance assez remarquable. Sur le côté nord du tablier se trouvait un buffet-restaurant de poissons où bouillabaisse et langoustes étaient au menu. Mais, dans les années 1930, il ne servait plus que de décor, faute de moyens pour assurer son entretien qui aurait nécessité de grosses dépenses. Le 22 août 1944, l’armée allemande le fait sauter pour obstruer le port lors de la bataille de Marseille, mais seul le pylône nord s’abat dans les eaux. Le reste fut démoli le 1er septembre 1945 à l’explosif.

Le pont transbordeur de Marseille, 1905-1914, Collection Wiedemann, WIE834. Il est possible que cette photo ait été prise à l’occasion de l’inauguration de l’ouvrage. Au fond du port, on aperçoit un mélange de trois-mâts et de vapeurs, assortiment de navires bien caractéristique de la marine de commerce du premier quart du XXe siècle

Même si cela constitua certainement un énorme gâchis financier (puisqu’il suffit d’une ligne de « ferry-boats » pour effectuer la traversée à bien moindre coût), cet ouvrage marqua la mémoire collective des marseillais qui le considéraient un peu comme la « Tour Effel » de Marseille.

Devant l’essor du commerce maritime, entre 1847 et 1853, on creuse et aménage le Bassin de la Joliette, juste à l’ouest du Vieux-Port, pour faire face à l’incroyable expansion du transport maritime desservant les colonies françaises d’Afrique du Nord, mais aussi du commerce avec tout le bassin méditerranéen, amplifié par le développement du transit maritime via le canal de Suez inauguré en août 1869.

Le bassin de la Joliette, 1860-1870, Collection Magendie, MAG2398

Sur la photo ci-dessus, le bassin est encombré de gros trois-mâts de commerce et de quelques vapeurs à roues : nous sommes bien dans le troisième quart du XIXe siècle.

Sur la photo suivante, les navires sont majoritairement à vapeur, sans roues à aubes. Le quai au premier plan, encombré de marchandises, est équipé d’une grue à vapeur ou électrique ; l’évolution des navires est incontestable : nous sommes dans le premier quart du XXe siècle.

Port de la Joliette, 1900-1915, Collection Wiedemann, WIE837

Le détail ci-dessous illustre l’activité du port : au premier plan, une barque fait traverser des passagers d’un côté à l’autre du port. En arrière-plan, les deux navires visibles illustrent bien la période d’avant la Première Guerre mondiale : on y voit côte à côte un trois-mâts et un gros cargo à vapeur, navire qui va progressivement évincer les cargos de charge à voile.

Détail du port de la Joliette, 1890-1915, Collection Magendie, MAG1237

Aujourd’hui, le Grand port maritime de Marseille s’étend, au-delà du bassin de la Joliette, jusqu’au golfe de Fos. Le bassin de la Joliette accueille une partie des cargos de marchandises, ainsi que les ferries pour l’Afrique du Nord et les nombreux navires de croisière qui sillonnent la Méditerranée, conférant à Marseille le premier rang comme port de croisière en France.

Christian Bernadat

 

Bibliographie :

Vieux Port de Marseille sur Wikipédia

Jean Bellis, Ports de France, 1860-1920, Marines Editions, 2010

Dominique Buisson, Encyclopédie des Voiliers, Edita 1995

Le Pont transbordeur de Marseille sur Wikipédia

 

L’image du mois #41 | Juillet

L’été et son air de vacances est là !

Et si vous veniez profiter d’une randonnée avec nous ? Nous partons à Zermatt, en Suisse, en 1901 ! Sur cette vue stéréoscopique, il s’agit plus précisément d’un groupe de porteurs, selon une méthode de transport alors commune.

De nombreux villageois et villageoises, même âgés, étaient alors employés pour porter les bagages des visiteurs jusqu’aux hôtels des altitudes.

Alpinisme près de Zermatt, 1901, Collection Magendie

On vous avait déjà parlé de randonnée en février. Maintenant que vous êtes prêts à aller arpenter les routes de montagne, pensez à voyager léger ! On vous souhaite un beau mois de juillet à vous !

 

The picture of the month #41 | July

Summer and its holiday air is here!

What if you came to enjoy a hike with us? We went to Zermatt, Switzerland, in 1901! On this stereoscopic view, it is more precisely a group of carriers, according to a method of transport then common.

Many villagers, even elderly ones, were then employed to carry the luggage of visitors to the hotels of the altitudes.

Mountaineering near Zermatt, 1901, Magendie
Collection

We had already told you about hiking in February. Now that you're ready to go for a walk along the mountain roads, consider traveling light! We wish you a beautiful month of July!

 

Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855/1860

Quatrième épisode : la vie de curiste aux Eaux-Bonnes

Les Eaux-Bonnes, vue générale (1856-1858), Collection Magendie, MAG6311

Rappel des trois premiers épisodes 

Hippolyte Taine est un des plus tardifs à réaliser son Voyage aux Pyrénées, en 1855, dans le but de suivre une cure médicale, soin alors très prisé dans la bonne société parisienne. Pour cela, à seulement 27 ans, il prend une sorte de « congé sabbatique ». Après Bordeaux et Royan, Bayonne, Biarritz et Saint-Jean-de Luz, Orthez et Pau, notre écrivain voyageur arrive enfin aux Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, objectif de son voyage thermal. Là, il va nous faire une description minutieuse de la vie de curiste au sein de la station thermale.

On s’appuiera, pour illustrer cet épisode, sur les nombreuses vues des Eaux-Bonnes disponibles dans la Stéréothèque au sein de la collection Magendie et de celle de la Médiathèque de Pau, la plupart du temps issues des séries des vues sur le thème du Voyage aux Pyrénées.

Sur cette vue des Eaux-Bonnes entre 1866 et 1900 (soit postérieurement à la venue de Taine), on distingue bien à gauche, sous ce qui semble être un jardin des thermes, des arcades qui abritent des boutiques d’objets destinés aux touristes, dont une ouverte. Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0618

Même si beaucoup de choses ont changé avec les années, constatons que, dès ces débuts, « l’économie thermale » est déjà bien en place, avec ses hôtels et pensions, sa kyrielle de boutiques de souvenirs pour curistes, l’organisation de distractions pour les ceux-ci et la mise en valeur du « folklore » local.

Premiers contacts avec les Eaux-Bonnes 

Les Eaux-Bonnes, l’avenue de Castellane et le jardin Darralde (1856-1858), Collection Magendie, MAG6310
Vue 1 – Arrivée de la malle-poste (ou courrier). Carte postale, coll. J. Saintz in « La vie d’autrefois en Béarn »

Taine commence directement son chapitre sur les Eaux-Bonnes au moment de son arrivée, sans rien nous dire de son voyage depuis Pau. En général, on y arrivait par la malle-poste depuis Pau et Laruns.

 

 

« Je comptais trouver ici la campagne : un village comme il y en a tant, de longs toits de chaume ou de tuiles, des murs fendillés, des portes branlantes, et dans les cours un pêle-mêle de charrettes, de fagots, d’outils, d’animaux domestiques, bref, tout le laisser-aller pittoresque et charmant de la vie rustique. Je rencontre une rue de Paris et les promenades du bois de Boulogne. Jamais campagne ne fut moins champêtre ; on longe une file de maisons alignées comme des soldats au port d’armes, toutes percées régulièrement de fenêtres régulières, parées d’enseignes et d’affiches, bordées d’un trottoir, ayant l’aspect désagréable et décent des hôtels garnis… »

La naïveté de notre auteur est-elle bien sincère ? Il n’est pas venu ici par hasard, ni parmi les premiers. Nous l’avons indiqué dès le début de cette aventure à épisode : avant lui, de nombreux auteurs sont venus ici, et n’ont pas manqué d’en faire des comptes-rendus. Cette destination fait déjà partie des destinations en vogue dans les milieux parisiens en particulier… Les guides et les conseils de voyages existent déjà. Il y a donc tout lieu de penser qu’il savait bien à quoi s’attendre en se rendant dans cette ville thermale très à la mode.

Par contre, sa narration permet d’interpeler le lecteur sur le contraste avec les villages traditionnels des Pyrénées et permet d’être explicite sur la transplantation « de Paris à la montagne ». Il s’agit d’une expression exagérée, même si elle a son fond de réalité, comme on peut en juger sur la vue MAG6310 ci-dessus et sur la vue n°2 ci-après : une rue bien alignée, composée d’hôtels et de pensions de famille, et un square propret de style urbain.

Vue 2 – La grande rue des Eaux-Bonnes, vue depuis la Promenade Horizontale, par Victor Petit, Lithographie aquarellée, in « Souvenir des Eaux-Bonnes », 1850, Coll. Pierre Lamicq (in « Le Voyage aux Pyrénées »)

Alors que le chemin de fer n’arrivera ici qu’en 1883, le développement de la station et de son urbanisation débute véritablement sous la Restauration, avec la création d’un premier établissement thermal en 1828. Dans les années 1840, le thermalisme se développe partout en Europe. Les Eaux-Bonnes sont situées sur ce que l’on désigne déjà comme la Route Thermale n°3 qui relie les villes d’eaux du Béarn à Cauterets par le col de l’Aubisque. L’âge d’or de cette ville thermale commence sous le Second Empire. Le séjour de Taine se situe au cœur de cette période : l’impératrice Eugénie y vient plusieurs fois, justement à partir de cette année 1855. Mais Taine semble ne pas l’avoir rencontrée.

« On trouve grotesque qu’un peu d’eau chaude ait transporté dans ces fondrières la cuisine et la civilisation. Ce singulier village essaye tous les ans de s’étendre, et à grand-peine, tant il est resserré et étouffé dans son ravin ; on casse le roc, on ouvre des tranchées sur le versant, on suspend des maisons au-dessus du torrent, on en colle d’autres à la montagne, on fait monter leurs cheminées jusque dans les racines des hêtres ; on fabrique ainsi derrière la rue principale une triste ruelle qui se creuse et se relève comme elle peut, boueuse, à pente précipitée, demi-peuplée d’échoppes provisoires et de cabarets en bois, où couchent des artisans et des guides ; enfin, elle descend jusqu’au Gave, dans un recoin tout pavoisé du linge qui sèche, et qu’on lave au même endroit que les cochons ( !). »

Vue 3 – Ci-dessus, les Eaux-Bonnes, lithographie en camaïeu, par Eugène de Malbos, in « Une visite au bon Henri », Toulouse 1843 (Bibliothèque municipale de Pau)

Premiers jours du curiste : pas de chance, il pleut à verse !

Taine découvre le quotidien du curiste… et les caractéristiques d’une vallée encaissée des Pyrénées : la pluie et le brouillard n’y sont pas rares ; ces jours-là, plus que d’autres, il faut tromper l’ennui entre les heures de « prise des eaux »…

« De tous les endroits du monde, les Eaux-Bonnes sont le plus déplaisant un jour de pluie, et les jours de pluie y sont fréquents ; les nuages s’engouffrent entre les deux murs de la vallée d’Ossau, et se traînent lentement à mi-côte ; les sommets disparaissent, les masses flottantes se rejoignent, s’accumulent dans la gorge sans issue, tombent en pluie fine et froide. Le village devient une prison ; le brouillard rampe jusqu’à terre, enveloppe les maisons, éteint le jour déjà offusqué par les montagnes ; les Anglais se croiraient à Londres.

Hôtels le long de l’avenue de Castellane (1868), Collection Magendie, MAG6496

On regarde à travers les carreaux les formes demi-brouillées des arbres, l’eau qui dégoutte des feuilles, le deuil des bois frissonnants et humides, on écoute le galop des promeneuses attardées qui rentrent les jupes collées et pendantes, semblables à de beaux oiseaux dont la pluie a déformé le plumage ; on essaye le whist avec découragement ; quelques-uns descendent au cabinet de lecture […]. »

Les thermes vus latéralement (1862-1868), collection Magendie, MAG6335
« On regarde l’heure, et l’on se souvient que trois fois par jour le médecin ordonne de boire ; alors, avec résignation, on boutonne son paletot et l’on monte la longue pente roide de la chaussée ruisselante ; les files de parapluies et de manteaux trempés sont un spectacle piteux ; on arrive, les pieds clapotant dans l’eau, et l’on s’installe dans la salle de la buvette. Chacun va prendre son flacon de sirop, à l’endroit numéroté, sur une sorte d’étagère, et la masse compacte des buveurs fait queue autour du robinet […]. »




Vue 4 – En remontant les thermes un jour de pluie. Gustave Doré, 3e édition, page 130



Vue 5 – Carte postale vers 1900 : une cinquantaine d’années après la visite de Taine, l’intérieur des thermes est encore tel qu’il nous le décrit ci-dessous : le double banc de bois et le présentoir à souvenirs sont toujours là. (in « Ossau 1900 »)

« Le premier verre bu, on attend une heure avant d’en prendre un autre ; cependant on marche en long et en large, coudoyé par les groupes pressés qui se traînent péniblement entre les colonnes. Il n’y a point de siège, sauf deux bancs de bois où les dames s’asseyent, les pieds posés sur la terre humide : l’économie de l’administration suppose qu’il fait toujours beau temps. »

Étonnant aussi de découvrir à travers le récit de Taine l’affluence qui pouvait se retrouver en ce lieu dès ce milieu du XIXe siècle.

« On regarde pour la vingtième fois les colifichets de marbre, la boutique des rasoirs et de ciseaux, une carte de géographie pendue au mur. De quoi n’est-on pas capable un jour de pluie, obligé de tourner entre quatre murs, parmi les bourdonnements de deux cents personnes ? On étudie les affiches, on contemple avec assiduité des images qui prétendent représenter les mœurs du pays : ce sont d’élégants bergers roses, qui conduisent à la danse des bergères souriantes encore plus roses. On allonge le cou à la porte pour voir un couloir sombre où des malades trempent leurs pieds dans un baquet d’eau chaude, rangés en file comme des écoliers un jour de propreté et de sortie. Après ces distractions, on rentre chez soi, et l’on se retrouve en tête à tête et en conversation intime avec sa commode et sa table de nuit… »

Le repas du curiste 

En cure, le repas est un moment important pour rythmer la journée du curiste. Là encore, constatons que la « coutume » des musiciens ou des orchestres de rues allant de pension en pension, ou de restaurant en restaurant, toujours pratiquée sur les lieux touristiques encore de nos jours, est déjà alors largement répandue : il est incroyable de voir à quel point ce XIXe siècle a « inventé » des pratiques que l’on croirait « modernes ».

« Les gens qui ont appétit se réfugient à table ; ils ont compté sans les musiciens. Nous vîmes d’abord venir un aveugle, à grosse tête lourde d’Espagnol, puis les violons du pays, puis un second aveugle. Ils jouent des pots-pourris de valses, de contredanses, de morceaux d’opéras, enfilés les uns au bout des autres, chevauchant au-dessus et au-dessous du ton avec une intrépidité admirable, ravageant de leurs courses musicales tous les répertoires […]. »





Vue 6 – Le flûtiste Sanson et l’aveugle Haure au violon, Carte Postale (in « Ossau 1900 »).

« Un bon appétit console de tous les maux ; c’est tant pis, si vous voulez, ou tant mieux pour l’humanité. Il faut supporter l’ennui, la pluie et la musique des Eaux-Bonnes. Le sang renouvelé porte alors de la gaieté au cerveau, et le corps persuade à l’âme que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.[…] Quand, son dîner fini, [l’homme] replie sa serviette et commence la promenade indispensable […], il lui semble que l’univers est consolidé ; il sourit, il est affable, il vous tend la main le premier. Que sommes-nous machines ! Et pourquoi s’en plaindre ? Mon brave voisin vous dirait que vous avez la clef de vos rouages ; tournez le ressort du côté du bonheur. Philosophie de cuisine, soit. Celui-ci, qui la pratiquait, ne s’inquiétait pas du nom. »

Les sorties des belles journées

Vue 7 – Enfants en costume traditionnel, Carte postale, in « La vie d’autrefois en Béarn ». La casaque (gilet) est rouge et la culotte brune ou bleu foncé, s’arrêtant en-dessous des genoux sur des jambières de laine blanche se terminant en guêtres sur les chaussures.

« Les jours de soleil, on vit en plein air. Une sorte de préau, qu’on nomme le Jardin anglais, s’étend entre la montagne et la rue, tapissé d’un maigre gazon roué et fleuri : les dames y font salon et y travaillent ; les élégants, couchés sur plusieurs chaises, lisent leur journal et fument superbement leur cigare ; les petites filles, en pantalons brodés, babillent avec des gestes coquets et des minauderies gracieuses ; elles s’essayent d’avance au rôle de poupées aimables. Sauf les casaques rouges des petits paysans qui sautent, c’est l’aspect des Champs-Elysées. »

 

Le Jardin Anglais est la première dénomination du Jardin Darralde (ou d’Aralde), situé entre la rue Louis Barthou et l’avenue de Castellane.

Les Eaux-Bonnes, le jardin Darralde et la rue Barthou (1862-1868), Collection Magendie, MAG6343

« On sort de là par de belles promenades ombragées qui montent en zig-zag sur les flancs des deux montagnes, l’une au-dessus du torrent, l’autre au-dessus de la ville ; vers midi, on y rencontre force baigneurs couchés sur les bruyères, presque tous un roman à la main. […] Pardonnez à ces malheureux ; ils sont punis de savoir lire et de ne pas savoir regarder… »

Vue 8 – la Cascade du Valentin, en contrebas du village, Carte postale (in « Ossau 1900 »)

La description de notre auteur n’est pas très explicite : depuis le centre des Eaux-Bonnes (le jardin Darralde par exemple), le premier « zig-zag à flanc de montagne » qu’il évoque descend en contrebas et mène au torrent, au fond d’un vallon au nord de la commune, le Valentin, qui se déverse en cascade, désignée pour cela comme Cascade du Valentin.

La Cascade du Valentin (1862-1868), Collection Magendie, MAG6337

À l’époque, le chemin pour descendre à cette cascade était relativement escarpé. L’eau y chute d’environ 54 m (« 180 pieds ») dans un large bassin qui provoque une fraîcheur remarquable.

Quant à l’autre promenade « au-dessus de la ville », il s’agit de deux sentiers qui serpentent en effet en montant sur l’autre flanc de montagne, du côté est de la commune, l’un appelé Promenade Eynard et l’autre baptisée Promenade de l’Impératrice quelques années après le séjour de Taine. Celles-ci permettent de monter au-dessus de la ville, dégageant à cette occasion une très belle vue sur la ville ; elles permettent d’atteindre, quelques centaines de mètres plus haut, la Cascade du Gros-Hêtre.

Les Eaux-Bonnes vues depuis la Promenade de l’Impératrice (1866-1900), Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0635
La cascade du Gros-Hêtre (1862-1863), collection Magendie, MAG6334

« Des hêtres monstrueux soutiennent ici les pentes ; aucune description ne peut donner l’idée de ces colosses rabougris, hauts de huit pieds, et que trois hommes n’embrasseraient pas. Refoulée par le vent qui rase la côte, la sève s’est accumulée pendant des siècles en rameaux courts, énormes, entrelacés et tordus ; tout bosselés de nœuds, déformés et noircis, ils s’allongent et se replient bizarrement, comme des membres boursouflés par une maladie et distendus par un effort suprême. »

Erreur dans les notes de notre auteur, défaut de mémoire, ou simplement souci de rééquilibrage de ses paragraphes, ces hêtres, d’ordinaire baptisés tortueux, sont plutôt situés par les observateurs le long de la Promenade Horizontale, située exactement à l’opposé, à l’autre bout du village (que Taine évoque un peu plus loin). C’est bien la légende donnée par le photographe Jean Andrieu pour la vue ci-contre, de même que celle du dessin ci-après de Camille Roqueplane.

Les hêtres tortueux de la Promenade Horizontale (1862), Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0427

Les arbres « tortueux » (parfois aussi désignés comme « faux ») sont une dégénérescence végétale connue par mutation génétique, constatée en plusieurs lieux en France sur différentes espèces (saules, noisetiers, hêtres, etc) ; comme les arbres se reproduisent par multiplication successive au voisinage les uns des autres (par leurs graines ou par marcottage), ils forment de véritables concentrations qui intriguent. La « maladie » avancée par Taine comme explication de ce phénomène est donc un premier pas dans en direction de la compréhension du mécanisme réel, seulement découvert au cours du XXe siècle.

« Quelques troncs, pourris par l’eau, s’ouvrent hideusement éventrés : chaque année, les lèvres de la plaie s’écartent ; ils n’ont plus forme d’arbres ; ils vivent pourtant, invincibles à l’hiver, à la pente et au temps, et poussent hardiment dans l’air natal de leurs jeunes rameaux blanchâtres. Le soir, lorsqu’on passe dans l’ombre près des têtes tourmentées et des troncs béants de ces vieux habitants des montagnes, si le vent froisse leurs branches, on croit entendre une plainte sourde, arrachée par un labeur séculaire ; on songe aux géants de la légende scandinave, emprisonnés par le destin entre les murs qui tous les jours se resserrent, les ploient, les rapetissent, et, après mille ans de tortures, les rendent à la lumière, furieux, difformes et nains. »

Vue 9 – Les hêtres tortueux, interprétation fantasmagorique que donne Gustave Doré du descriptif de Taine. 3e édition, p 139
Vue 10 – « Promenade aux Eaux-Bonnes », dessin à la mine de plomb sur papier chamois, de Camille Roqueplane, Coll. Pierre Lamicq (in « Le Voyage aux Pyrénées »)

Distractions de fin de journée

« Vers quatre heures reviennent les cavalcades ; les petits chevaux du pays sont doux et galopent sans trop d’effort ; de loin, au soleil, brillent les voiles blancs et lumineux des dames ; rien de plus gracieux qu’une jolie femme à cheval, quand elle n’est pas emprisonnée dans l’amazone noire, ni surmontée du chapeau en tuyau de poêle. Personne ne porte ici ce costume anglais, funèbre, étriqué ; en pays gai, on prend des couleurs gaies : le soleil est un bon conseiller. »

Vue 11 – La cavalcade, illustration de Bertall, « La Vie hors de chez soi », 1876 (in « Le Voyage aux Pyrénées »

« Il est défendu de rentrer au galop…, c’est pourquoi tout le monde rentre au galop ! […] On se cambre sur la selle, la chaussée résonne, les vitres tremblent, on passe superbement devant les badauds qui s’arrêtent : c’est un triomphe ! »

À cette époque, des cavalcades se produisaient ainsi dans toutes les villes thermales des Pyrénées.

L’entrée de la Promenade Horizontale (1862-1868), Collection Magendie, MAG6350

« Le soir, tout le monde vient à la promenade horizontale ; c’est un chemin plat d’une demi-lieue, taillé dans la montagne de Gourzy. »

 

Cette Promenade Horizontale a été réalisée en 1844, à l’ouest de la commune, par souscription d’un certain nombre de bienfaiteurs parisiens qui souhaitaient offrir aux curistes l’accès à une promenade aisée et de plein pied, aménagée avec balustrades, treillages et bancs. C’était leur lieu de déambulation favori à l’issue de chaque journée de soins. Pour cette raison, très vite, des buvettes et des cabanes de marchands de souvenirs s’y implantèrent.

Vue 12 – La Promenade Horizontale, A.D. 64

« Le reste du pays n’est qu’escarpements et descentes ; quand, pendant huit jours, on a connu la fatigue de grimper courbé, de descendre en trébuchant, de réfléchir par terre aux lois de l’équilibre, on trouve agréable de marcher sur un terrain uni et de laisser ses pieds sans songer à sa tête ; c’est une situation toute nouvelle de sécurité et de bien-être. […] Nous allions tous les jours nous asseoir sur une pierre au bout de ce chemin […] De chaque côté, trois montagnes avancent leur pied vers la rivière et font onduler le contour de la plaine ; les dernières descendent comme des pans de pyramides, et leurs pentes d’un bleu pâle se détachent sur les bandes rougeâtres du ciel terni. »

« Le fond des gorges est déjà sombre ; mais en se retournant, on voit la cime du Ger resplendir d’un rose tendre et garder le dernier sourire du soleil. »

Ce sommet domine la vallée des Eaux-Bonnes du haut de ses 2 613 mètres.

Le Pic du Ger vu des Eaux-Bonnes (1868), Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0156

D’autres promenades existent, comme la promenade Grammont, sur le même flanc de montagne que la Promenade Horizontale ; cette promenade comportait un kiosque permettant d’admirer un vaste panorama sur la vallée d’Ossau. Taine ne nous en parle pas, comme s’il n’avait pas poussé son chemin jusque-là : étonnant pour qui se passionnait tant pour les vastes panoramas.

Le kiosque de la Promenade Grammont (1862-1868), Collection Magendie, MAG6339

Autre point de vue dont Taine ne nous parle pas : sur le versant est, un autre kiosque avait été construit sur une butte qui domine la commune, juste en surplomb, la « butte au Trésor » accessible sur la promenade Eynard. On y voit, au fond de la rue principale, la place de la mairie. Ce bâtiment, qui fut à l’origine la maison des communes, appelée « Maison du Gouvernement » sous le second Empire. L’Impératrice Eugénie y fut hébergée lors de son premier séjour en 1855. Il est donc possible qu’elle y résidait lors du séjour de notre auteur.

Panorama depuis le kiosque de la Butte au Trésor (1858), Collection Magendie, MAG2295

Les dimanches 

« Le dimanche, une procession de riches toilettes monte vers l’église. Cette église est une boîte ronde, en pierres et en plâtre, faite pour cinquante personnes, où l’on en met deux cents. Chaque demi-heure entre et sort un flot de fidèles. Les prêtres malades abondent et disent des messes autant qu’il en faut : tout souffre aux Eaux-Bonnes du défaut d’espace ; on fait la queue pour prier comme pour boire, et l’on s’entasse à la chapelle comme au robinet… »

Cette chapelle de style classique, couronnée d’un front triangulaire, avec un petit clocheton surmontant la nef, sera démolie à partir de 1866. Jugée trop exiguë, elle sera remplacée, sous l’impulsion de l’Impératrice Eugénie, par un nouvel édifice qui ne sera finalement consacré qu’en 1884.

Au fond de la rue, l’ancienne chapelle des Eaux-Bonnes, telle que Taine l’a connue (1863), Collection Magendie, MAG6246

Certes, les prêtres sont contraints de « satisfaire » tout le monde ; certes, le curiste « sacrifie » au rite de la messe du dimanche ; mais, point trop n’en faut : une petite demi-heure suffira… et l’on retournera ensuite aux « distractions du dimanche » ! Et quelles distractions ! On en jugera par ce que Taine nous rapporte ensuite ci-après.

« Quelquefois un entrepreneur de plaisirs publics se met en devoir d’égayer l’après-midi : une éloquente affiche annonce le jour du canard.

On attache une perche dans un arbre, une ficelle à la perche, un canard à la ficelle ; les personnages les plus graves suivent avec un intérêt marqué ces préparatifs. J’ai vu des gens qui baillent à l’Opéra faire cercle une grande heure au soleil, pour assister à la décollation du pauvre pendu. Si vous avez l’âme généreuse et si vous êtes avide d’émotions, vous donnez deux sous à un petit garçon ; moyennant quoi on lui bande les yeux, on le fait tourner sur lui-même, on lui met un mauvais sabre en main, et on le pousse en avant, au milieu des cris de l’assistance. […] Si par grand hasard il atteint la bête, si par un hasard plus grand il touche le cou, si enfin par miracle il détache la tête, il l’emporte, la fait cuire, la mange. En fait de divertissement, le public n’est pas difficile. Si on lui annonçait qu’une souris se noie dans une mare, il y courrait comme au feu. »

Vue 13 – « Le jour du canard » illustré par Gustave Doré, 3e édition, page 144

S’en suivent deux pages d’analyse sur cette coutume, que Taine compare – sous couvert d’un dialogue avec son voisin de chambre – à une tragédie classique : les instruments du supplice, des péripéties, une chute en forme de catastrophe.

Nous n’aurons pas de difficulté à admettre que notre degré d’acceptation d’un tel spectacle a fortement évolué ! Laissons donc notre auteur à sa dissertation en trois actes…

Le spectacle, est, semble-t-il, suivi par un bal en extérieur. «Et le bal, qu’en dites-vous ? […] Notre danse n’est qu’une promenade, un prétexte de conversation. Voyez celle des servantes et guides : quels entrechats ! Quelles pirouettes ! Ils vont de franc jeu et de tout cœur ; ils ont le plaisir du mouvement, ils sentent le ressort de leurs muscles ; c’est la vraie danse inventée par la joie et le besoin d’activité physique. Ces gaillards s’empoignent et se manient comme des poutres. La grande fille que voilà est servante à mon hôtel ; dites-moi si cette haute taille, cet air sérieux, cette fière attitude, ne rappellent pas les statues antiques. »

Vue 14 – Danses de la vallée d’Ossau (1876-Danse_aux_Eaux-Bonnes_(Vallée_d'Ossau)_-_Fonds_Ancely_-_B315556101_A_GORSE_16_002 Wikipedia)

Notre écrivain voyageur termine son chapitre par une curieuse résolution, semble-t-il adressée à son voisin de chambre, devenu, au fil des jours, le compagnon de ses sorties :

« Demain, […] j’achète une grosse canne, je mets mes guêtres et je vais courir la campagne. Faites comme moi ; marchons chacun d’un côté et tâchons de ne pas nous rencontrer. »

 

Ce sera donc l’objet de notre prochain épisode : Excursions en Vallée d’Ossau.

Christian Bernadat

 

Bibliographie :

Le Voyage au Pyrénées (texte sur Gallica)

Hippolyte Taine sur Wikipédia

Voyage aux Pyrénées, ed. Arteaz

Institut français d’Architecture (DRAE Midi-Pyrénées), Le Voyage aux Pyrénées ou la route thermale, Ed. Randonnées Pyrénéennes, 1987

René Arripé, Ossau 1900, Le canton de Larruns, Ed.Loubatières, Toulouse, 1987

Jacques Gimard et Eleder Bidard, Mémoire de Pyrénées, Ed. Le Pré aux Clercs, 2001

Pierre Minvielle, Les Pyrénées, Nathan, 1986,

Jean-François Ratonnat, La vie d’autrefois en Béarn, Editions Sud-Ouest, 1996,

Les Eaux Bonnes, Inventaire Nouvelle-Aquitaine

Les Eaux Bonnes sur Wikipédia

Thermalisme, tourisme et folklore dans les Pyrénées vers 1860. La famille de La Villemarqué aux Eaux-Bonnes

Bernard Cauhape, « La vallée d’Ossau : Cascades »

Jardin Darralde, Inventaire Nouvelle-Aquitaine

Promenade Eynard

L’image du mois #40 | Juin

 

Le mois de juin est arrivé !

Dans les champs, c’est le moment de la fenaison : à vos faux, à vos râteaux, il faut récolter le foin pour le faire sécher !

Nous sommes ici à la fin du 19e siècle dans une campagne non identifiée, en compagnie de deux hommes et d’une femme prêts à la tâche.

Scène de vie paysanne, collection Magendie, Mag4474

Petite plongée dans le Moyen Âge : dans les livres d’heures puis dans les traités d’agriculture, les travaux des champs sont enluminés au gré des mois.

Par exemple, dans le Rustican ou Livre des proffiz champestres et ruraulx, traduit en 1373 à la demande de Charles V, les différentes activités paysannes et nobles sont représentées à côté du texte de Pierre de Crescens.

Calendrier du Rustican, 15e siècle, Chantilly, Musée Condé, Ms 340 (0603)

En juin, un homme en chemise et couvert d’un chapeau s’apprête à la fenaison.

Pour en savoir plus sur les calendriers des travaux agricoles médiévaux, c’est par ici, un article du Clem pour les ateliers pédagogiques autour du Moyen Âge !

The picture of the month #40 | June

June has arrived!

In the fields, it's time for haying: at your scythes, at your rakes, you have to harvest the hay to dry it!

We are here at the end of the 19th century in an unidentified countryside, in the company of two men and a woman ready for the task.

Scene of peasant life, Magendie collection, Mag4474

A little dive into the Middle Ages: in the books of hours and then in the agricultural treatises, the work of the fields is illuminated according to the months.

For example, in the Rustican or Book of proffiz champestres and ruraleulx, translated in 1373 at the request of Charles V, the various peasant and noble activities are represented next to the text of Pierre de Crescens.

Calendar of rustican, 15th century, Chantilly, Musée Condé, Ms 340 (0603)

In June, a man in a shirt and covered with a hat is about to make hay.

To learn more about the calendars of medieval agricultural work, it is here,an article of the Clem for educational workshops around the Middle Ages!

Pérégrination dans la Barcelone des années 1930

La Casa Mila (ou Pedrera), d’Antoni Gaudi (1930-1940), Collection Carriet, JC125

Quoi de mieux, pour se changer les idées, qu’une petite escapade, ne serait-ce que par la pensée… ? Ainsi, nous vous proposons ce mois-ci de s’échapper à Barcelone, mais dans la ville des années 1930, cette fois.

En effet, il y a quelques mois, la Stéréothèque a intégré dans la collection Caillol un reportage touristique sur la cité catalane réalisé en août 1933, en deux lots de photos (CLL333 à CLL340 et CLL431 à CLL440) qui présentent une orientation très spécifique : alors qu’en général un touriste s’intéressera en priorité aux édifices les plus anciens, dont Barcelone ne manque pas, ces 18 photos sont presque exclusivement consacrées à des bâtiments construits entre 1831 et 1929. Le photographe, manifestement intéressé par les dernières tendances de l‘architecture, nous livre un reportage sur ce qu’il faut désigner, en 1933, comme de l’architecture contemporaine.

Pour bien comprendre le contexte qui a permis d’ériger les différents monuments fixés en stéréoscopie sur la pellicule, il est indispensable de faire un détour par l’histoire de la capitale catalane des XIXe et XXe siècles.

Contexte : un bouillonnement urbanistique et architectural exceptionnel :

Vue 01 : La ville de Barcelone, enserrée dans ses fortifications vers 1700, dans une situation qui perdurera jusqu’à l’aube des années 1860 (Vanupied.com)

La Barcelone des années 1930, en effet, s’est construite en à peine une cinquantaine d’années. Tentons de comprendre l’élan qui a porté cette incroyable métamorphose.

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la ville, enserrée dans ses fortifications médiévales, étouffe littéralement.

Année après année, la situation ne cesse de se dégrader d’une manière critique, tant sur le plan social que sanitaire. La nécessité de faire « sortir » la ville de ses remparts fait désormais consensus. En 1841, la mairie de Barcelone organise un premier concours pour développer la ville de manière rationnelle, comme cela se faisait ailleurs en Europe (à Paris ou à Vienne par exemple). Ce projet obtient un large soutien, autant populaire qu’auprès de la bourgeoisie.

Mais les projets nécessitaient tous l’urbanisation des glacis entourant les forteresses qui « surveillaient » la ville (La Ciutadela et le château de Montjuïc), ce qui suscitait aussitôt l’opposition de l’armée (évidemment aux mains du pouvoir de Madrid). Son hostilité systématique provoqua rapidement des affrontements entre la population et les militaires : au point que, en décembre 1842, le général commandant les places fait bombarder la ville ! Précisons que la Citadelle ne datait que de 1714, construite par le pouvoir royal pour surveiller cette capitale catalane jugée trop prompte à la rébellion ; de là s’en suivait une défiance permanente des Barcelonais. À ce moment, un journaliste publie les thèses d’un autre général qui nie la valeur stratégique des glacis séparant les forteresses de la vieille ville.

Panorama sur Barcelone depuis le Montjuic en 1865, Collection Magendie, Mag3635

Sur la vue ci-dessus (témoignage très intéressant), une vaste zone entre l’ancien fort de Monjuïc et la ville est encore non construite, alors que les remparts ont déjà été abattus ; l’extension de la ville a commencé.

Vue 02 - Le panorama en 2019, approximativement pris depuis le même endroit, permet de visualiser l’incroyable extension de la ville (Photo Ch. B)

Profitant de ce contexte, la mairie de Barcelone approuve un projet de développement de la ville extrêmement ambitieux et reçoit pour cela l’appui des députés catalans. Grâce à la nomination d’un gouvernement progressiste à Madrid, l’un de ces députés, Pascual Madoz, est même nommé gouverneur civil de Barcelone, puis, quelques mois plus tard, ministre de l’aménagement du territoire à partir de 1854. À cette fonction, il obtient la signature d’un ordre royal de destruction des murailles (mais pas encore celle des forteresses). Cela permet de calmer les affrontements entre la mairie et l’armée et ouvre à la municipalité la possibilité d’envisager un plan d’extension urbaine.

Contrairement à la Citadelle située près du port, la forteresse de Montjuïc ne sera finalement jamais détruite, mais elle sera progressivement libérée par l’armée (elle est désormais en cours de transformation en centre international pour la paix).

En 1855, ce nouveau ministre catalan charge un ingénieur pétri du courant hygiéniste, Ildefons Cerdà, de concevoir un nouveau plan topographique de Barcelone, afin d’aménager toute la plaine autour de la ville jusqu’aux localités voisines. Ce dernier a pris position dans un manifeste : la ville, explique-t-il, est inadaptée à la « nouvelle civilisation, caractérisée par l’application de l’énergie de la vapeur à l’industrie, l’amélioration de la mobilité et de la communicativité ». En 1859, le gouvernement central demande à Cerdà de finaliser ses études d’extension. Pourtant, dans le même temps, la mairie, trouvant que le projet commence à lui échapper, réagit en lançant un nouveau concours public.

Trop tard : en juin 1859, le gouvernement publie un ordre royal approuvant le plan Cerdà ! Il s’en suit une querelle entre la municipalité et le gouvernement. Au concours municipal des projets, le plan Cerdà n’est même pas retenu ! Or, en juillet 1860, le ministère ordonne l’exécution du plan Cerdà aux dépens des lauréats…

En quoi consistait le plan Cerdà ?

Parmi ses principes, le plan définit des îlots de structure carrée de 113,33 m de côté, soit 9 îlots par kilomètre, avec des « chanfreins », c’est-à-dire des intersections à 45 degrés pour améliorer la visibilité aux carrefours et l’aération des îlots. Trente ans avant l’apparition des premières automobiles, il anticipe que des « locomoteurs individuels » circuleront en masse dans les rues ! En même temps, selon la localisation des quartiers, les rues doivent avoir une largeur de 20, 30 ou 60 m. La hauteur des immeubles doit alors être limitée en fonction de cette largeur, de manière à permettre aux rayons du soleil de pénétrer jusqu’aux rez-de-chaussée, des surélévations restant possibles à condition que les étages supplémentaires soient successivement en recul pour ne pas porter ombre au sol. Enfin, les angles des îlots doivent coïncider avec les points cardinaux de façon à ce que tous les côtés puissent recevoir la lumière.

Vue 04 - Section de rue du projet Cerdà
Vue 05 - Schéma des différents réseaux de circulation et d’intersections

La construction des immeubles

Très vite, dans les années 1860, le lotissement des terres est entamé. La construction, respectant les principes d’urbanisme définis par Cerdà (avec néanmoins de plus en plus d’assouplissements), sera confiée à un grand nombre d’architectes, tous animés par un bouillonnement de tendances et d’influences concomitantes. On va ainsi retrouver cet éclectisme dans les immeubles publics ou privés qui vont occuper les îlots, que l’on peut répartir en trois grandes tendances : le néoclassicisme, l’historicisme et le modernisme. Ces trois courants vont de surcroît trouver l’opportunité de s’illustrer dans deux grands évènements qui vont marquer l’histoire de Barcelone au cours de cette période : l’Exposition universelle de 1888 et l’Exposition internationale de 1929.

Forts de cette compréhension, nous allons maintenant pouvoir nous laisser guider par le photographe Jean Carrières dans sa visite de la ville, orientée sur l’innovation architecturale des quatre-vingt-dix années qui ont précédé son séjour catalan. Accompagnons-le tout au long de sa visite architecturale de la ville. Les dates de ces 18 vues témoignent que son séjour s’est étalé sur 4 jours, des 21 au 24 août 1933. Quant à nous, pour mettre en scène l’ensemble des vues de la série (que nous complèterons éventuellement de quelques vues supplémentaires des collections Magendie et Carriet), nous allons imaginer un circuit unique.

L’immeuble de la poste centrale 

Au débouché de la via Laietana, en face de la rade, en lisière du quartier de La Barceloneta, ce bâtiment, très aimé des Barcelonais, a été construit en 1926 par les architectes Josep Goday et Jaume Torres i Grau sur des plans conçus dès 1914. Il est inscrit à l’inventaire du patrimoine culturel catalan. C’est un exemple du style néoclassique développé sous l’influence de l’École des Beaux-Arts de Barcelone, d’ailleurs très en vogue dans toute l’Europe : nous avons ici une évocation des façades gréco-romaines, avec péristyle et colonnes ioniques. En 1933, cet édifice n’a que 6 ou 7 ans : le « dernier cri » de l’architecture pour notre photographe !

La poste centrale en 1933, Collection Caillol, CLL336
Vue 06 – La poste centrale de Barcelone aujourd’hui (Visiterlacatalogne.fr)

L’ancienne Banque d’Espagne 

Contournons la Poste par la droite et remontons la via Laietana. Sur la gauche, nous longeons le Barri Gothic, le quartier de l’ancienne Barcelone médiévale, dans laquelle notre photographe dédaignera de nombreux monuments anciens, comme la cathédrale Sainte-Eulalie. Presque au milieu de la via, au numéro 34, voici le bâtiment qui a été construit en 1926 pour abriter la Banque d’Espagne. Cet édifice est donc du même âge que le précédent, mais, comme on peut en juger, il mêle néoclassicisme ionien et simplifications du style Art déco…

L’immeuble de la Banque d’Espagne en 1933, Collection Caillol, CLL335

Il deviendra ensuite la Banque de Catalogne (ou Caixa Catalunya) quelques années après le rétablissement de la Généralité de Catalogne sous la Seconde République espagnole (1931-1939). Il abrite aujourd’hui la banque BVA.

Vue 07 – Le bâtiment de l’ancienne Banque d’Espagne, aujourd’hui banque BVA (Photo Alamy Stock)

L’Hôtel de Ville de Barcelone (Casa de la Ciutat ou Ajuntament)

Notre photographe s’aventure alors légèrement dans le Barri Gothic jusqu’à la Plaça Sant Jaume (la place Saint-Georges). Signalons que nous sommes là au cœur même de la Barcelone antique, puisque cette place occupe l’emplacement exact de l’intersection entre le cardo et le décumanus romains.

Là, il fait une halte devant l’Hôtel de Ville : l’édifice remonte au XIVe siècle, mais ce qui intéresse notre visiteur est sa façade, elle, construite dans les années 1831 dans un style néoclassique très sobre, seulement agrémenté d’un péristyle à quatre colonnes, toujours ioniennes.

L’Hôtel de ville de Barcelone, Collection Caillol, CLL339
Vue 08 – L’Hôtel de Ville de Barcelone en 2019 (Photo Ch. B)

Le Palais de la Généralité de Catalogne

Intérêt de notre photographe ou simple curiosité, dans la mesure où ce palais fait face au précédent sur la même place ? Il fixe cet édifice sur sa pellicule, alors que nous avons là un bâtiment du XVIe siècle, un des rares exemples barcelonais de style Renaissance authentique. C’est la seule exception historique à sa sélection photographique… Cet édifice deviendra le siège de la Généralité de Catalogne à partir de sa création en juillet 1931.

Le Palais de la Généralité de Catalogne, Collection Caillol, CLL334
Vue 09 – La Palais de la Généralité (Photo Jan Harenburg)

L’ancien siège de la Caisse d’Épargne de Catalogne

Notre visiteur fait alors demi-tour et rejoint la via Laietana, là où il l’avait laissée. Il continue à remonter la voie. Il atteint un bâtiment qui occupe une intersection en patte d’oie : l’ancien siège de la Caisse d’Épargne de Catalogne, construit en 1930, dans un style néogothique extrêmement éclectique. Remarquons sur cette photo, qu’à cette date, Barcelone a déjà mis en service des feux de circulation aux carrefours, … mais commandés par un policier installé juste devant le poteau.

L’immeuble du siège de la Caisse d’Épargne de Catalogne en 1933, Collection Caillol, CLL333

Aujourd’hui, cet immeuble est affecté à l’Institut de Statistiques de la Généralité.

 

 

 

 

 

Vue 10 – L’ancienne Caisse d’Épargne de Catalogne, devenue Institut d’Études Statistiques, photographiée en 2019 (Photo Ch. B)

Retour par les Ramblas

La suite du circuit nous oblige à envisager un retour vers le port. Pour cela, le plus logique est d’imaginer que notre photographe poursuit la via Laietana jusqu’à son terme, puis tourne dans une rue à gauche pour rattraper la place de Catalogne, dont il ne conserve pas de trace photographique, pourtant bordée de bâtiments de la période qu’il affectionne.

Il prend alors nécessairement sur sa gauche l’enfilade des Ramblas afin de rejoindre le port. Construite progressivement au fil des siècles sur un ancien chemin de transport desservant la Barcelone médiévale, cette voie, définitivement urbanisée au cours du XIXe siècle, constitue une grande voie-promenade qui porte successivement cinq noms différents, mais le tout dans le même alignement. Elle relie la place de Catalogne à la Plaça del Portal de la Pau sur laquelle est érigé le Mirador de Colom.

Sur les Ramblas (1904-1925), Collection Magendie, MAG4284

Cette promenade est, depuis plus d’un siècle, le lieu de déambulation préféré des Barcelonais comme des touristes.

Sur les Ramblas en 2019 (Photo L. B)

Le monument à Colomb

Au bout des Ramblas, nous parvenons au pied de la colonne qui porte la statue monumentale à la mémoire de Christophe Colomb : il s’agit en fait d’un mirador, en haut duquel on peut accéder par un ascenseur, à plus de 51 m de hauteur. Cette colonne a été construite en 1886 par Gaëta Buïguas, sans doute dans le cadre des préparations de l’Exposition universelle de 1888. Il s’agit de rendre hommage au célèbre navigateur qui pointe son doigt vers les Amériques, continent qu’il est censé avoir « découvert » en 1492, pour le compte des monarques catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon qui l’avaient missionné dans ce but. À ce titre, ce navigateur est en Espagne un héros national qui traverse les époques.

Le monument à Christophe Colomb, Collection Caillol, CLL435
Vue 12 – La colonne à Colomb aujourd’hui

La tour métallique que l’on aperçoit sur la droite de la colonne est la tour Sant Sebastià, point d’arrivée d’un téléphérique urbain, le Transbordador aeri del port, qui relie le port au sommet de la colline de Montjuïc. Construit en vue de l’Exposition universelle de 1929, il n’a finalement été achevé qu’en 1931. Il a donc moins de 2 ans en 1933 : il est alors considéré comme un moyen d’avant-garde pour le transport urbain. Plus à droite encore, nous avons l’immeuble devant lequel notre visiteur va faire la halte suivante.

L’immeuble de « l’Ancienne Douane »

Situé à l’extrémité ouest de la place où s’élève le monument à Colomb, exactement en vis-à-vis de ce qui étaient, à l’époque, les anciens arsenaux de Barcelone (aujourd’hui le Musée maritime), ce bâtiment, paradoxalement dénommé « Ancienne Douane » (parce qu’il remplace un édifice beaucoup plus ancien qui remplissait effectivement cette fonction), mais parfois aussi désigné aujourd’hui comme «Nouvelle Douane », a été bâti entre 1896 et 1902 par les architectes Enric Sagnier et Père Garcia dans un style néoclassique assez exubérant ; ainsi, des sphinx ailés surmontent les grosses tours. À l’intérieur, des fresques allégoriques représentent une visite imaginaire de don Quichotte… à Barcelone !

L’immeuble de l’Ancienne Douane, Collection Caillol, CLL340

Cet immeuble est aujourd’hui occupé par la délégation du Gouvernement espagnol à Barcelone.

 

Vue 13 – Immeuble de l’Ancienne Douane, désormais Délégation du Gouvernement à Barcelone (Dreamstime.com)

Immeuble du Gouvernement civil espagnol

Notre visiteur fait maintenant demi-tour et retourne à l’opposé, le long de la rade, au-delà de la Poste centrale par laquelle nous avons entamé ce circuit. Nous sommes au début de l’avenue del Marques de l’Argentera. Il existe une certaine confusion quant à l’affectation exacte de cet immeuble, certains sites et certains guides le confondant avec l’immeuble précédent, parce qu’il hébergea un temps le Gouvernement civil (l’équivalent d’une préfecture en France). Il a été construit par Juan Miguel Roncali en style « néo-rococo », une autre variante du néoclassique.

Immeuble du Gouvernement civil espagnol en 1933, Collection Caillol, CLL338

Ce bâtiment semble être occupé aujourd’hui par une délégation du Ministère des Affaires sociales.

Vue 14 – Immeuble de l’avenue Marques de l’Argentera aujourd’hui (Wikipedia)

La Fontaine monumentale du parc de la Citadelle 

De l’immeuble ci-dessus, il suffit de continuer l’avenue de quelques centaines de mètres pour arriver au Parc de la Citadelle. Ce parc public a été créé à la suite de la démolition de la Citadelle après 1868, forteresse construite un siècle et demi plus tôt par le pouvoir royal pour surveiller les habitants de la ville ; elle concentrait donc toute l’hostilité des Barcelonais. On profita de l’existence de ce parc pour y installer en 1888 l’Exposition universelle. En 1933, il reste quelques témoins de cette manifestation, toujours présents aujourd’hui : notamment l’ancien restaurant de l’Exposition, dit Château des Trois Dragons, dont nous ne possédons pas de photo de notre photographe, et la fontaine monumentale, construite juste avant l’Exposition universelle par l’architecte Josep Fontseré, avec la participation du jeune Gaudi, encore étudiant en architecture.

Gaudí conçut la partie hydraulique du monument et dessina une grotte artificielle sous la cascade, qui est surmontée d’un quadrige doré et ornée de nombreuses sculptures réalisées par les meilleurs sculpteurs de l’époque : en particulier, le fronton réalisé par Francesco Pagès i Serratosa, et les quatre Griffons qui crachent de l’eau par la bouche que l’on aperçoit ici clairement dans la partie inférieure du monument, sculptés par Rafael Atché. Ces ornements débordant de fantaisie sont une caractéristique de l’élan qui envahit le style moderniste dans l’architecture catalane.

La fontaine monumentale du parc de la Citadelle, Collection Caillol, CLL433
Vue 15 - La fontaine monumentale du parc de la Citadelle aujourd’hui (Bernard Gagnon/Wikipedia)

« L’Arc de Triomphe » 

Depuis le parc, nous pouvons emprunter ce qui fut, lors de l’Exposition universelle, l’entrée officielle. En faisant vers le nord le trajet pour sortir du parc, on parcourt une vaste allée arborée, le Passeig de Lluis Companys qui mène à ce fameux « arc de triomphe », en fait le portique qui marquait l’accès officiel de l’Exposition, érigé par l’architecte Josep Vilaseca et rehaussé de frises sculptées.

L’ « Arc de Triomphe », portique d’entrée de l’Exposition universelle de 1888, Collection Caillol, CLL337
L’ « Arc de Triomphe » aujourd’hui (Barcelonachecking.com)

La Casa Mila de Gaudi 

La suite du reportage impose désormais de parcourir de plus grandes distances. Notre visiteur est très certainement venu en automobile. Pour poursuivre son circuit, la circulation automobile étant bien moins dense qu’aujourd’hui, on peut imaginer qu’il a repris sa voiture avec sa famille. Pour rejoindre la célèbre Casa Mila, il lui fallut rattraper la place de Catalogne, puis prendre vers le nord-ouest le Passeg de Gracià, une des grandes avenues du fameux quartier de l’Eixample conçu par Ildefons Cerdà.

Cet immeuble, un des plus célèbres de Gaudi, surnommé par dérision la Pedrera (la carrière de pierre) au moment de sa construction, a été construit sur commande de la riche famille Mila. C’est le dernier des bâtiments civils conçu par l’architecte entre 1905 et 1910, avant qu’il ne se consacre entièrement à l’œuvre de sa vie, la basilique de la Sacrada Familia. Gaudi se montra visionnaire par de nombreux aspects de son œuvre ; il fut le représentant majeur du modernisme, un des porte-drapeaux de l’art nouveau en Europe.

Cet immeuble concrétise l’évolution ultime de ses conceptions. Malgré un conflit intervenu avec ses clients en cours de construction, il eut carte blanche de la part de ses commanditaires pour sa création. Les façades et les toitures, en particulier, concentrent l’expression de son génie absolu.

La Casa Mila d’Antoni Gaudi, surnommée « La Pedrera », Collection Caillol, CLL431

Cette œuvre, dont la façade est elle-même un manifeste, avec ses courbes et ses vagues, dut être un choc en 1933 pour notre visiteur, passionné d’architecture.

Parmi les principes de base de l’édifice, on trouve l’arc parabolique, qui sert d’appui systématique aux structures : un arc qui a la qualité de répartir de manière uniforme les poussées et qui permet toutes les fantaisies en matière de formes, s’accommodant d’un simple appareillage de briques.

Vues 17 et 18 – L’arc et la voûte paraboliques, pièces maîtresses des édifices de Gaudi (Photos Ch. B)

À l’intérieur, l’architecte a déployé une vision globale : la distribution des pièces selon leur fonction et le plan des appartements ont fait l’objet de toute son attention, les baies vitrées, le mobilier, le carrelage, les ferronneries, l’ondulation des façades, cheminées en forme de personnages mis en scène sur les terrasses, tout a été pensé et dessiné par le visionnaire catalan.

Vue 19 - La Casa Mila en 2019 (Photo Ch. B)

Palais royal de Pedralbes 

En s’éloignant nettement du centre en direction de l’ouest, si l’on prend l’Avenida Diagonal (un axe volontairement pensé par Cerdà, coupant en diagonale son plan orthogonal, pour relier l’est et l’ouest de la ville), on parvient dans le quartier de Pedralbes, qui était, avant l’extension de Barcelone, un village distinct. Ce palais, inspiré des palais italiens, fut construit entre 1919 et 1926 par les architectes Francesc de Paula Nebot et Eusebi Bona, pour servir de résidence au roi Alphonse XIII. Nous avons là le seul exemple d’un néoclassique Renaissance de notre circuit. Devenu propriété de la ville lors de l’avènement de la République, il était, au moment de la visite de notre photographe, le musée des Arts décoratifs de la ville (situation qui ne fut qu’éphémère, de 1932 à 1937).

Le Palais royal de Pedralbes, Collection Caillol, CLL332

Une partie du bâtiment abrite aujourd’hui le siège du Secrétariat général de l’Union pour la Méditerranée. Il comporte également de très beaux jardins.

Vue 20 – Le Palais royal de Pedralbes aujourd’hui (Photo Pex Cornel / Wikipedia)

La Place d’Espagne et l’ancien site de l’Exposition internationale de 1929

Notre visiteur met ensuite le cap au sud pour rejoindre la Place d’Espagne, aux abords de la colline de Montjuïc. Cette place animée est la deuxième plus grande d’Espagne. Ce quartier fut le cœur de l’Exposition internationale de 1929 qui s’étendait de cet endroit (devant les anciennes arènes) jusqu’à la colline de Montjuïc. La majorité des bâtiments qui demeurent dans ce quartier ont été bâtis à l’occasion de cette Exposition dans des styles variés mélangeant des inspirations directes (comme les deux tours marquant l’entrée de cette ancienne manifestation, copies du campanile de la place St Marc à Venise), des allusions néoclassiques (colonnes ioniennes) et les premières apparitions de tendances simplificatrices dans l’architecture à la base du style Art-déco, popularisé par l’Exposition des Arts décoratifs de 1925 à Paris. On peut comprendre que notre visiteur photographe se passionne pour cet ensemble de nouveautés qui ont ici moins de quatre années d’existence.

Vue 21 – Panorama du site de l’Exposition internationale de 1929 avec, au premier plan à droite, la fontaine de la place d’Espagne, et au second plan, de part et d’autre de l’avenue Reina Maria Cristina qui mène au Palais national, les pavillons de l’ancienne Exposition internationale et les deux copies du campanile de Venise marquant l’entrée du site (Photo Ulysse Tours)

La place d’Espagne est dominée par une fontaine monumentale conçue Josep Maria Jujol, ornée de sculptures de Miquel Blay, construite en vue de l’Exposition internationale dans le style néoclassique exubérant qui semble avoir été fortement apprécié ici.

La Fontaine de la Place d’Espagne, Collection Caillol, CLL439

L’ancien pavillon du Vêtement et des Arts textiles de l’Exposition de 1929

Comme on l’aperçoit sur la photo CLL439 ci-dessus, et clairement sur la vue panoramique 21 plus haut, ce pavillon, celui de gauche sur la vue 21, et son jumeau de droite, furent deux des grands bâtiments affectés en 1929 aux différentes industries, édifiés dans un style hybride mélangeant néoclassicisme hellénisant et simplification des lignes architecturales dans l’esprit Art déco. Ce pavillon, ainsi que son jumeau de l’autre côté de la voie qui mène à la colline de Montjuïc, bordent, par une de leur façade, la place d’Espagne à l’opposé des arènes de Barcelone. Nous avons ici l’autre façade, celle donnant sur l’avenue del Paral-lel. Ils sont toujours utilisés aujourd’hui pour la foire exposition de Barcelone.

Palais du Vêtement et des Arts textiles de l’Exposition internationale de 1929, Collection Caillol, CLL436

Le Palais national sur la colline de Montjuïc

Le Palais national a également été construit pour héberger une partie de l’Exposition internationale de 1929, dans un style néoclassique pompeux aux influences hellénistiques. Devant son parvis s’étend une esplanade qui descend jusqu’au quartier de l’Exposition. Immédiatement au pied de ce parvis, se trouve la Font Màgica, fontaine d’avant-garde conçue par l’architecte pyrotechnicien Carles Buïgas pour l’Exposition internationale de 1929, avec d’emblée un programme d’illuminations animées accompagnées de musique.

La Fontaine magique et le Palais national au sommet de la colline de Montjuïc, Collection Caillol, CLL440

Le Palais national a été transformé en Musée national d’art de Catalogne en 1934, où sont exposés de nombreux éléments décoratifs et architecturaux des églises de Catalogne de tous les styles, roman, gothique, Renaissance et baroque, mis à l’abri par une association de bénévoles Catalans depuis les années 1919-1923 pour faire obstacle aux pillages sous forme d’acquisitions à bas prix, très fréquents dans la première partie du XXe siècle de la part des collectionneurs ou de certains musées étrangers (notamment américains). Cette action a permis à la Catalogne de sauvegarder une grande partie de son patrimoine religieux rural, désormais remarquablement mis en valeur dans ce musée.

Vue 22 –La Fontaine magique et le Palais national, vus depuis le bas de la colline aujourd’hui (Photo Sub Location)
Vue 23 – La Fontaine magique illuminée de nuit aujourd’hui (Photo Shutterstock)

Ainsi se termine cette pérégrination sur le thème de l’architecture catalane de la fin du XIXe et du début de XXe siècles, grâce à l’intérêt que le photographe amateur Jean Carrières y a porté en 1933.

Christian Bernadat

L’image du mois #39 | Mai

Les cafés en terrasse

C’est imminent, les terrasses de café vont enfin pouvoir ouvrir ! Pour marquer ce moment tant attendu, voici une vue colorée du café de la station de train qui reliait Paris et Le Havre. On appelait alors ces convois des « trains de plaisir » à destination des stations balnéaires à tarif réduit. En France, ces trains ont circulé de 1847 (Paris-Le Havre en 6h) aux années 1930.

Très populaires, ces trains ont inspiré de nombreux récits, pièces de théâtre, illustrations et chansons.

Cette vue a pu être prise entre 1855 et 1864 par Pierre Henri Lefort. Il est possible que cette vue transparente sur papier corresponde à une édition de  Charles Gaudin puisque ce dernier rachète le fonds de Lefort en 1864. Gaudin redépose par ailleurs la même série et cette même photographie en 1868.

Café de la station, voyageurs attablés, entre 1855 et 1864, collection Dupin
Il s’agit ici de ce que l’on nomme généralement une vue illuminée. Dans ce type de production très particulière, une photographie est imprimée sur un papier très fin à l’arrière duquel on a placé une fine feuille de papier coloré à la main. Lorsqu’on place l’image à la lumière celle-ci apparaît alors en couleur.

Bibliographie :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Train_de_plaisir_(service_ferroviaire)

The picture of the month #39 | May

The cafés on the terrace

It's imminent, the café terraces will finally be able to open! To mark this long-awaited moment, here is a colorful view of the café of the train station that connected Paris and Le Havre. These convoys were then called "pleasure trains" to reduced-cost seaside resorts. In France, these trains ran from 1847 (Paris-Le Havre in 6 hours) to the 1930s.

Very popular, these trains have inspired many stories, plays, illustrations and songs.

This view could be taken between 1855 and 1864 by Pierre Henri Lefort. It is possible that this transparent view on paper corresponds to an edition of Charles Gaudin since the latter bought the lefort collection in 1864. Gaudin also re-deposited the same series and this same photograph in 1868.

Café de la station, voyageurs attablés, between 1855 and 1864, Collection Dupin
This is what is usually called an illuminated view. In this very particular type of production, a photograph is printed on a very thin paper at the back of which a thin sheet of colored paper has been placed by hand. When the image is placed in the light it then appears in color.

Bibliography:

https://fr.wikipedia.org/wiki/Train_de_plaisir_(service_ferroviaire)

Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855/1860

Troisième épisode : de Saint-Jean-de-Luz à Pau

Pau, vue sur le gave depuis la place Royale (1856-1868), Collection Magendie, MAG6319

Rappel des deux premiers épisodes :

Hippolyte Taine est un des plus tardifs à réaliser son Voyage aux Pyrénées, en 1855, dans le but de suivre une cure médicale, soin alors très prisé dans la bonne société parisienne. Pour cela, à seulement 27 ans, il prend une sorte de « congé sabbatique ». Après Bordeaux et Royan, notre écrivain voyageur a fait étape à Bayonne, Biarritz et Saint-Jean-de Luz. Il se met maintenant en route vers les Pyrénées, à destination des Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, objectif de son voyage thermal. Sur sa route, il traverse Orthez et fait étape à Pau.

Orthez

Notre auteur ne nous donne pas de précisions sur son trajet. Nécessairement, il emprunte la route qui longe le piémont des Pyrénées jusqu’à Pau. Cet itinéraire le fait passer par Orthez. La route suit la rive gauche du gave de Pau. Pour s’arrêter dans la ville, il faut franchir le vieux pont fortifié qui enjambe le gave. Doté d’une tour-porte, il aurait été construit au XIIIe siècle à la demande de Gaston VII de Béarn.

Le vieux pont d’Orthez (1862-1865), Collection Magendie, MAG6376

Taine évoque succinctement son passage, sa pensée l’entraînant aussitôt vers les siècles anciens :

« Orthez, au XIVe siècle, était une capitale : de cette grandeur, il reste quelques débris, des murs ruinés et la haute tour d’un château où pendent des lierres. »

Cette tour est le donjon de l’ancienne forteresse du comte Gaston VII de Moncade, vicomte de Béarn, qui avait fait d’Orthez sa capitale ; elle avait été bâtie vers 1242 sur le modèle de son château de Moncade en Catalogne. La seule vue de cette ruine présente sur la Stéréothèque date de 1939, à l’occasion d’un congrès d’archéologie : elle était alors dégagée de la végétation qui l’envahissait quatre-vingts ans plus tôt.

La tour Moncade (1939), Collection Vergnieux, RVX636

Gustave Doré nous en donne dans l’ouvrage une vision romantique reconstituée, bien dans l’esprit de l’auteur :

Vue 01 - Le château des comtes de Foix, illustration de Gustave Doré, 3e édition, page 66

« Les comtes de Foix y avaient là un petit État presque indépendant, fièrement planté entre les royaumes de France, d’Angleterre et d’Espagne. »

Nous connaissons bien, désormais, notre narrateur : la nostalgie du passé et la critique des temps présents prennent très vite le dessus :

« Les gens y ont gagné, je le sais ; ils ne haïssent plus leurs voisins et vivent tranquilles ; ils reçoivent de Paris les inventions et les nouvelles ; la paix, l’échange et le bien-être sont plus grands. On y a perdu pourtant. […] Les femmes souhaitent un chapeau, les hommes vont fumer au café ; voilà leur vie ; ils ramassent de vieilles idées creuses dans des journaux imbéciles. Autrefois, ils avaient des pensées politiques et des cours d’amour… »

Froissart vint ici en 1388 et fut reçu par Gaston Phœbus, qui lui fit assister à une fête somptueuse dont il était coutumier. Du coup, notre auteur s’abandonne à une des digressions qu’il affectionne tant, imaginant les fastes de la réception et les rêveries que cela déclenche chez le chroniqueur médiéval.

Vue 02 – Froissart par Gustave Doré, illustration, 3e édition, page 67

En route vers Pau

 

Taine reprend la route ; l’allure de la malle-poste lui laisse le loisir d’observer, malgré la poussière que lève son passage, le paysage vallonné du piémont, tantôt sauvage, tantôt mis en valeur par l’homme.

Vue 03 – Le relais de Poste, L’Excursion dans les Pyrénées par F. Dandiran et F. Mialhe, 1837.

« Rien de plus doux que de voyager seul, en pays inconnu, sans but précis, sans soucis récents ; toutes les pensées petites s’effacent. […] Je suis heureux de passer ici pour la première fois, de trouver des sensations fraîches, de ne point être troublé par des comparaisons et des souvenirs. […] Ce chemin même me semble beau. Quel air résigné dans ces vieux ormes ! Ils bourgeonnent et s’éparpillent en branches, depuis le pied jusqu’à la tête, tant ils ont envie de vivre, même sous cette poussière. Puis viennent des platanes lustrés, agitant leurs belles feuilles régulières. Des liserons blancs, des campanules bleues, pendent au rebord des fossés. »

Vue 04 – La route vers Pau, illustration de Gustave Doré, 3e édition, page 86

« La route courbe et relève à perte de vue sa ceinture blanche autour des collines ; ce mouvement sinueux est d’une douceur infinie ; le long ruban serre sur leur taille leur voile de moissons blondes ou leur robe de prairies vertes. Ces pentes et ces rondeurs sont aussi expressives que les formes humaines. »

« Des landes fauves pleines de troupeaux montent sur [le] flanc [des collines] jusqu’à leurs têtes ; des prairies splendides étincellent sur leur dos. Plusieurs plongent violemment jusqu’en des profondeurs où elles dégorgent les ruisseaux qu’elles accumulent, et où s’amasse toute la chaleur de la voûte ardente qui reluit là-haut sous le plus généreux soleil… »

Pau

« Pau est une jolie ville, propre, d’apparence gaie ; la chaussée est pavée en petits galets roulés, les trottoirs en petits cailloux aigus : ainsi les chevaux marchent sur des têtes de clous et les piétons sur des pointes de clous… »

L’arrivée de Taine à Pau commence par une vision inattendue qui lui paraît d’un autre âge :

Vue 05 –La charrette béarnaise décrite par Taine

« On rencontre des chariots chargés de bois, d’une simplicité rustique, dont l’invention remonte certainement au temps de Vercingétorix, mais seuls capables de gravir et de descendre les escarpements pierreux des montagnes. Ils sont composés d’un tronc d’arbre posé en travers sur des essieux et soutenant deux claies obliques ; »

« …ils sont traînés par deux grands bœufs blanchâtres, habillés d’une pièce de toile pendante, coiffés d’un réseau de fil et couronnés de fougère, le tout pour les garantir des mouches grises. Devant les bœufs marche ordinairement un paysan armé d’une gaule, l’air défiant et rusé, en veste de laine blanche et en culotte brune ; derrière la voiture vient un petit garçon, pieds nus, très éveillé et très déguenillé, dont le vieux béret de velours retombe comme une calotte de champignon plissé… »

Signalons que l’on pouvait encore rencontrer de tels attelages dans les vallées pyrénéennes durant les années 1960.

Vue 06 – L’attelage béarnais, avec voilette sur les yeux des bœufs et drap sur leur corps – Carte postale, extrait
Vue 07 – Un attelage béarnais traverse le champ de foire de Pau, estampe naïve du XIXe siècle (Les Pyrénées de Pierre Minvielle)

Sans doute après une nuit d’hôtel, notre auteur se précipite au château de la ville :

« Il était huit heures du matin ; point de visiteur au château, personne dans les cours ni sur la terrasse ; je n’aurais pas été trop étonné de rencontrer le Béarnais, « ce vert galant, ce diable à quatre », si malin qu’il se fit appeler « le bon roi ».

Taine se montre toujours exigeant et très critique : il paraît sensible au courant de pensée qui rêve de témoins du passé idéalisés, à l’architecture parfaitement ordonnancée, comme à l’époque classique !

« Son château est fort irrégulier ; il faut descendre dans la vallée pour lui trouver un peu d’agrément et d’harmonie. Au-dessus de deux étages de toits pointus et de vieilles maisons, il se détache seul dans le ciel et regarde loin la vallée ; deux tourelles à clochetons s’avancent de front vers l’ouest ; le corps oblong suit, et deux grosses tours en briques ferment la marche avec leurs esplanades et leurs créneaux. »

Le château de Pau vu du gave (1858), Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0347 (Photo issue de la série « Voyages dans les Pyrénées » de Furne et Tournier)

L’hétérogénéité que déplore Taine tient naturellement à l’histoire du bâtiment : le château a été édifié au XIIe siècle pour ses parties les plus anciennes. Puis, le donjon de brique qu’il nous décrit (ici à droite du bâtiment) a été élevé par Gaston Phœbus au XIVe siècle.

Vue 08 -Le château de Pau vu du Gave, illustration de Gustave Doré, 3e édition, page 93

Enfin, il a été transformé successivement par Gaston IV de Béarn, puis par Henri d’Albret (le grand-père du futur Henri IV) et Marguerite d’Angoulême qui modifièrent la décoration des façades et y adjoignirent l’aile ouest avec un grand escalier et deux tours qui constituent aujourd’hui sa façade occidentale (que l’on voit ici à gauche de l’édifice).

Le château « touche à la ville par un vieux pont étroit, au parc par un large pont moderne, et les pieds de sa terrasse sont mouillés par un joli ruisseau sombre. » C’est par cet accès ouest, au bout d’une longue allée arborée, que Taine semble pénétrer sur l’esplanade entourant l’édifice.

Avenue du Château de Pau, façade occidentale (1868), Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0561
Vue 09 – L’avenue du château de Pau, illustration de Gustave Doré, 3e édition, page 90

Pour entrer dans la cour intérieure du château, notre auteur doit ensuite contourner le château pour emprunter l’entrée principale, à l’est, sous le portique bâti à droite de la tour-donjon en briques. Taine passe ici avant la restauration de cette entrée, intervenue entre 1862 et 1863.

Entré principale du Château de Pau, façade orientale (entre 1860 et 1880), Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0557

« La grande cour, en forme d’œuf, est une mosaïque de maçonneries disparates : au-dessus du porche, un mur en galets du gave et en briques rouges croisées comme les dessins d’une tapisserie ; en face, collés au mur, une rangée de médaillons en pierre ; sur les côtés, des portes de toute forme et de tout âge ; des fenêtres en mansarde, carrées, pointues, crénelées, dont les châssis de pierre sont festonnés de bosselures ouvragées. Cette mascarade d’architectures trouble l’esprit sans lui déplaire ; elle est sans prétention et naïve ; chaque siècle a bâti à sa guise, sans s’occuper de son voisin. »

Vue 10 – La cour intérieure du château de Pau, illustration de Gustave Doré, 3e édition, page 96

« Au premier étage, on montre une grande écaille de tortue qui fut le berceau d’Henri IV. Des bahuts sculptés, des dressoirs, des tapisseries, des horloges du temps, le lit et le fauteuil de Jeanne d’Albret, tout un ameublement dans le goût de la Renaissance, éclatant et sombre, d’un style tourmenté et magnifique… »

La chambre d’Henri IV (entre 1900 et 1925), Collection Paladini, MP1027

« Jeanne d’Albret, mère d’Henri IV, traversa la France pour venir, selon sa promesse, accoucher dans ce château… »

Vue 11 – La chambre d’Henri IV : le berceau fait d’une carapace de tortue (Carte postale, Coll. Ch. B)

L’ambiance de cet appartement joue alors immédiatement sur notre auteur l’effet d’une machine à remonter le temps : c‘était inévitable. Nous ne sommes d’ailleurs pas surpris ; non seulement, nous connaissons notre homme, mais, dès son arrivée dans la ville, il nous a « annoncé la couleur » : « Je ne suis ici que pour faire visite au XVIe siècle ; on voyage pour changer, non de lieu, mais d’idées… ».

Vue 12 – Jeanne d’Albret, illustration de Gustave Doré, 3e édition, page 97

Taine est dans son rêve : il assiste à l’accouchement. Il vit les premières années du petit Henri… Puis il nous entraîne dans une de ses digressions favorites. Il vit les actions et les coups de main du jeune Henri de Navarre. Non qu’il approuve les guerres de religion, mais la vie aventureuse qu’elles impliquent le fascine…

« Ces vieilles guerres sont les plus poétiques de France ; on les faisait par plaisir plus que par intérêt : c’était une chasse où l’on trouvait des aventures, des dangers, des émotions, où l’on vivait au soleil, à cheval, parmi les coups de feu, où le corps, aussi bien que l’âme, avait sa jouissance et son exercice. Henri la mène aussi vivement qu’une danse, avec un entrain de Gascon et une verve de soldat, par brusques saillies, et poussant sa pointe contre les ennemis comme auprès des dames… »

Nous laisserons là notre poète à ses illuminations enflammées… et à ses opinions sur les guerres de Religion…

À quelques enjambées du château se trouve la place Royale. Taine l’a très certainement traversée en allant au château ou en en revenant, ne serait-ce que pour admirer le panorama sur les Pyrénées, dégagé depuis 1808 sur ordre de Napoléon 1er, qu’on y découvre à son extrémité. C’est certainement la vue ci-dessous en pente douce, plantée de prairies et d’arbres divers, que notre voyageur a pu apercevoir ; l’endroit sera ensuite rapidement loti et construit dans les années 1860 à 1880.

Pau, vue sur le gave depuis la place Royale (1856-1868), Collection Magendie, MAG6319

À l’extrémité de la place, on trouvait déjà la statue en pied d’Henri IV, érigée à la demande de Louis-Philippe et inaugurée en août 1843, soit avant le passage de Taine.

La statue d’Henri IV à Pau (1856-1868), Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0049

      Prochain épisode : les Eaux-Bonnes, objectif du curiste (ou prétexte ?)…

Christian Bernadat

Bibliographie :

Hippolyte Taine, Le Voyage aux Pyrénées (Gallica)

Hippolyte Taine sur Wikipédia

Voyage aux Pyrénées : récits de voyages d’écrivains au XIXe siècle, Pimientos, 2006

Pierre Minvielle, Les Pyrénées, Nathan, 1986

Jean-François Ratonnat, La vie d’autrefois en Béarn, Editions Sud-Ouest, 1996

Pau, Place Royale sur Wikipédia