Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855.

Onzième épisode : séjour à Bagnères de Luchon.

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Luchon, vue générale, 1865-1900, Photographe Eugène Delon, Collection Wiedemann, WIE891

Rappel des épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, traitement très recherché dans la bonne société parisienne.

À seulement 27 ans, délaissant un temps ses activités littéraires, voici notre écrivain voyageur engagé dans un long périple pour l’époque : Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez, Pau, et enfin Les Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il s’établit le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs.

 

Avant de rentrer à Paris, il reprend toutefois un circuit touristique vers l’est des Pyrénées : cela le conduit d’abord à Saint-Sauveur et Luz ; puis lui et son ami Paul font étape à Tarbes et à Bagnères-de-Bigorre, et enfin Bagnères-de-Luchon. Ce sera leur dernière étape dans les Pyrénées.

 

Presque 200 documents disponibles dans la Stéréothèque ont trait à Luchon et à ses environs. Autant dire que, cette fois-ci, le choix est immense et par conséquent délicat. Nos seuls critères de sélection auront été de privilégier les photos les mieux adaptées au texte de l’auteur ainsi que celles qui étaient les plus contrastées, pour une présentation la plus agréable.

Nous retrouvons ainsi nos photographes classiques des Voyages aux Pyrénées que sont Charles-Paul Furne & Henri Tournier, ainsi qu’Ernest Lamy, mais aussi des photographes locaux : E. Soulé et Eugène Delon ; et, en complément le photographe amateur Croly-Labourdette du fond Besson, le tout conservé chez nos « fournisseurs habituels » : les collections de la Médiathèque de Pau, de Jacques Magendie, de Michel Wiedemann et, pour la première fois, une vue issue de la collection propre du CLEM, en cours d’insertion dans la Stéréothèque.

 

En route pour Bagnères-de Luchon

Le départ de la diligence, dessin de G. Cruilshank vers 1830 (Traveling in France)

 

Au départ de leur étape, nos amis sont tout absorbés par « l’ambiance » et le spectacle qui règnent à l’intérieur de la diligence qu’ils empruntent. Et Taine ne résiste pas au plaisir de nous en narrer les détails : il faut bien une dose de pittoresque dans chacun de ses chapitres !

 

« Tout homme ayant l’usage de ses yeux et de ses oreilles doit, pour voyager, monter sur l’impériale. Les plus hautes places sont les plus belles… […] On se casse le cou quand on en tombe ; […] mais on prend du plaisir quand on y est… […] En premier lieu [sur l’impériale*], on voit le paysage, ce qui produit des descriptions qu’on donne au public. […] [Au contraire], dans le coupé*, on n’a pour spectacle que les harnais des chevaux ; dans l’intérieur*, on voit par une lucarne les arbres défiler comme des soldats au port d’armes ; dans la rotonde*, on est dans un nuage de poussière qui salit le paysage et qui étrangle le voyageur.

En second lieu, vous aurez là-haut la comédie. Dans les places du bas, les gens gardent le décorum et se taisent. Ici les paysans haut perchés qui sont vos compagnons, le postillon et le conducteur, se font des confidences à cœur ouvert ; ils parlent de leurs femmes, de leurs enfants, de leur bien, de leur commerce, de leurs voisins, et surtout d’eux-mêmes ; si bien qu’au bout d’une heure vous imaginez leur ménage et leur vie aussi nettement que si vous étiez chez eux. C’est un roman de mœurs que vous découvrez sur la route… […]

D’ailleurs leurs mœurs rudes, leurs gros éclats de rire, leur franche estime de la force corporelle, leur penchant avoué pour le plaisir de manger et de boire, font contraste avec les grimaces de notre politesse et notre affectation du raffinement. […]

En troisième lieu, on ne respire que là. Les autres places sont des étuves dont les parois et les coussins noirs conservent et concentrent la chaleur. »

[* Au sein d’une grande diligence de la fin du XIXe siècle, on distingue traditionnellement 4 emplacements, de l’avant vers l’arrière : le coupé (ou cabriolet) juste en arrière du postillon, la berline (l’intérieur), la rotonde en surplomb de l’arrière, et, bien entendu l’impériale.]

« La voiture part de grand matin et gravit une longue montée sous la clarté grise de l’aube. Les paysans arrivent par troupes ; les femmes ont cinq ou six bouteilles de lait sur la tête, dans un panier. Des bœufs, le front baissé, traînent des chariots aussi primitifs et aussi gaulois qu’à Pau. Les enfants, en bérets bruns, courent dans la poussière à côté de leurs mères. Le village vient nourrir la ville. »

Abbaye d’Escaladieu, gravure ancienne (Site Monumetum, Ministère de la Culture)

Durant leur étape, qui, manifestement, fait un assez large détour par le piémont, nos amis vont traverser ou passer au voisinage de quelques villages tels qu’Escaladieu, Mauvoisin et Encausse ; Taine nous en dit simplement quelques mots.

« Escaladieu montre au bord de la route les restes d’une ancienne abbaye. La chapelle subsiste et garde des fragments de sculpture gothique. Un pont est à côté, ombragé de grands arbres. La jolie rivière de l’Arros coule, avec des reflets moirés et des guipures d’argent, sur un fond de cailloux sombres. Personne ne savait choisir un emplacement mieux que les moines : c’étaient les artistes du temps. »

Le château de Mauvoisin (Hautes-Pyrénées), photo contemporaine (Châteaudemauvoisin.fr)

« Un peu plus loin, Mauvoisin, ancienne forteresse de chevaliers brigands, lève sa tour ruinée au-dessus de la vallée. Froissard conte comment on assiégea ces honnêtes gens ; certes, en ce temps, ils valaient les autres, et le duc d’Anjou, leur ennemi, avait fait pis qu’eux. »

Encausse (Haute Garonne), l’établissement thermal (Carte postale)

« Encausse est tout près d’ici, au tournant de la route. Chapelle et Bauchaumont y vinrent pour rétablir leur estomac qui le méritait bien ; car ils en usaient mieux que personne. […] Ils vont à petites journées, boivent, causent et font festin chez les amis qu’ils ont partout, courtisent les dames, se moquent fort joliment des provinciales. Ils boivent [à la santé] des absents, goûtent du muscat autant qu’ils peuvent, et badinent en prose et en vers. […] »

« La route est bordée de vignes, dont chaque pied monte à son arbre, orme ou frêne, le couronne d’une fraîche verdure, et laisse retomber ses feuilles et ses vrilles en panache. »

 

La Vallée de Luchon, Le Voyage aux Pyrénées, 3ème éd., gravure de Gustave Doré, p 514.

« La vallée est un jardin étroit et long, entre deux chaînes de montagne. Sur les basses pentes sont de belles prairies où les eaux vives courent aménagées dans des rigoles, arroseuses lestes et babillardes ; les villages sont posés sur la petite rivière ; des ceps montent le long des murs poudreux. Des mauves, droites comme des cierges, lèvent au-dessus des haies leurs fleurs rondes, brillantes comme des roses de rubis. Des vergers de pommiers passent à chaque instant des deux côtés de la voiture. Des cascades tombent dans chaque anfractuosité de la chaîne, entourées de maisons qui cherchent un abri. […] Au fond de la vallée, s’élève un amas de montagnes noires, âpres, dont les têtes sont blanches de neige, qui nourrissent la rivière et ferment l’horizon. »

 

 

Luchon :

« Enfin, nous passons sous une allée de beaux platanes entre deux rangées de villas, de jardins, d’hôtels et de boutiques. C’est Luchon, petite ville aussi parisienne que Bigorre ».

Bagnères-de-Luchon, les allées d’Étigny, 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection CLEM, CLEM103

« La rue est une large allée plantée de grands arbres et bordée d’assez beaux hôtels. Elle fut ouverte par l’intendant d’Étigny, qui, pour ce « méfait », manqua d’être lapidé. Il fallut faire venir une compagnie de dragons pour forcer les Luchonnais à souffrir la prospérité de leur pays ».

Bagnères-de-Luchon, La buvette du Pré, 1877-1890, PhotographeE. Soulé, Collection Magendie, MAG6277


« Au bout de l’allée, un joli chalet, semblable à ceux du Jardin des Plantes, abrite la source du Pré. Ses murs sont un treillis bizarre de branches tortueuses garnies de leur écorce ; son toit est en chaume ; son plafond est une tapisserie de mousses. Une jeune fille assise auprès des robinets distribue aux baigneurs des verres d’eau sulfureuse. Les toilettes élégantes arrivent vers quatre heures. En attendant, on s’assied à l’ombre sur des bancs de bois tressés, et l’on regarde les enfants qui jouent sur le gazon, les rangées d’arbres qui descendent vers la rivière, et la large plaine verte, semée de villages. »

Ce qu’à l’époque on appelle le Jardin des Plantes est aujourd’hui connu comme Parc des Thermes.

Vue générale du projet de thermes de Bagnères-de-Luchon, de l’architecte Edmond Chabert, Cliché Soula, Inventaire général de la Région Occitanie.

À la date du passage de Taine, en 1855, les thermes de Luchon, ceux que l’on connaît encore aujourd’hui, sont en cours de construction. Ils ne seront inaugurés que le 20 juillet 1857, deux années plus tard.

« Au-dessous de la source des Thermes, qu’on achève, et qui seront les plus beaux des Pyrénées. Aujourd’hui le champ voisin est encore chargé de matériaux ; la chaux fume tout le jour et fait flamboyer et frissonner l’air. »

Autel votif de Luchon, Fonds Trutat, Collection Maurice Gourdon, AD31 51  F 331, Ob 12 c2 640

Autel votif des Nymphes Augustes découvert à Luchon, Musée Saint-Raymond, Toulouse

« La cour des bains renferme un grand autel votif, portant une amphore sur l’une des faces et deux autres. L’un d’entre eux fait référence au dieu Lixon qui « dit-on, était du temps des Celtes le Dieu protecteur du pays. De là le nom de Luchon. Il est estropié et non détruit. Les dieux sont vivaces… »

 

Les soirées du curiste à Luchon :

Groupe de musiciens espagnols à Luchon, 1858, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0302

« Le soir, on entend beaucoup trop de pianos. Il y a plusieurs bals, et, dans certains cafés, des orchestres. Ces orchestres sont des familles ambulantes, louées à tant par semaine, pour rendre la maison inhabitable. L’un d’eux, composé d’une flûte mâle et quatre violons femelles, jouait intrépidement tous les soirs la même ouverture. Les privilégiés payants étaient dans la salle parmi les pupitres. Un peuple de paysans se pressait à la porte, bouche béante ; on faisait cercle et l’on montait sur les bancs pour regarder. »

Marchands espagnols à Luchon, 1858, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0303

« Les marchands de toute espèce mettent leur boutique en loterie : loterie de vaisselle, loterie de livres, loterie de petites objets d’ornement, etc. Le marchand et sa femme distribuent des cartons, moyennant un sou, aux servantes, aux soldats, aux enfants qui font foule. Quelqu’un tire ; la galerie et les intéressés avancent le cou avec anxiété. L’homme lit le numéro ; un cri part, signe irréfléchi d’une joie expansive… »

« Ces gens ont le génie de l’étalage. Un jour, on entend rouler deux tambours, suivis de quatre hommes qui marchent solennellement emmaillotés de châles et de pièces d’étoffe. Les enfants et les chiens font procession en criant ; c’est l’ouverture d’une nouvelle boutique. »

Les campagnes des environs de Luchon :

La campagne aux environs de Luchon, Le Voyage aux Pyrénées, 3ème éd., gravure de Gustave Doré, p 523.

« Au jour, la campagne est riche et riante ; la vallée n’est pas une gorge, mais une belle prairie plate coupée d’arbre et de champs de maïs, parmi lesquels la rivière court sans bondir. Luchon est entouré d’allées de platanes, de peupliers et de tilleuls. »


La chute de la Pique, 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection Wiedemann, WIE058

« On quitte ces allées pour un sentier qui suit les flots de la Pique et tournoie dans l’herbe haute. Les frênes et les chênes forment un rideau sur les deux bords ; de gros ruisseaux arrivent des montagnes ; on les passe sur des troncs posés en travers ou sur de larges plaques d’ardoise. Toutes ces eaux coulent à l’ombre, entre des racines tortueuses qu’elles baignent, et qui font treillis des deux côtés. La berge est couverte d’herbes penchées ; on ne voit que la verdure fraîche et les flots sombres.

C’est là qu’à midi se réfugient les promeneurs ; sur les flancs de la vallée serpentent des routes poudreuses où courent des voitures et des cavalcades. Plus haut les montagnes grises, ou brunies par les mousses, développent à perte de vue leurs lignes douces et leurs formes grandioses. »

Randonnée à Superbagnères et aux alentours :

Nous suivrons ensuite Taine et son ami dans leurs pérégrinations. Mais, si l’on consulte une carte, on se rend compte que les différents lieux qu’il évoque, comme s’il s’agissait de sites rencontrés successivement au cours d’une même excursion, ne sont en fait pas toujours sur le même chemin ou la même vallée ; nous respecterons cependant cette évocation, telle que l’a voulue son auteur ; cette description successive des lieux ne choquera que ceux qui connaissent bien les lieux !


La buvette de la Fontaine d’Amour, Carte postale, AD31 00026 Fi Pyrénées

« Au-dessus de Luchon est une montagne nommée Super-Bagnères. Je rencontre d’abord la Fontaine d’Amour : c’est une baraque de planches où l’on vend la bière.

Un escalier tortueux, traversé par des sources, puis des sentiers escarpés dans une noire forêt de sapins, conduisent en deux heures aux pâturages du sommet. La montagne est haute d’environ cinq mille pieds. Ces pâturages sont des grandes collines onduleuses, rangées en étages, tapissées d’un gazon court, de thym dru et odorant ; çà et là on foule les larges touffes d’une sorte d’iris sauvage, dont la fleur passe au mois d’août. On arrive fatigué, et sur l’herbe de la plus haute pointe on peut dormir au soleil le plus voluptueux du monde. »


Vue depuis Superbagnères, 1900-1948, Photo Alexis Croly-Labourdette, Collection Besson, BL175

« Ici, comme sur le Bergonz et sur le pic du Midi, on aperçoit un amphithéâtre de montagnes. Celles-ci n’ont pas l’âpreté héroïque des premiers granits, noirs rochers vêtus d’air lumineux et de neige blanche. D’un seul côté, vers les monts Crabioules, les rocs nus et déchiquetés s’argentaient d’une ceinture de glaciers. Partout ailleurs, les pentes étaient sans escarpements, les formes adoucies, les angles émoussés et arrondis. Mais, quoique moins sauvage, le cirque des montagnes était imposant. »

« Vers le soir, nous descendîmes dans le creux où passaient les chèvres. Une source y coulait, recueillie dans des troncs d’arbres creusés qui servaient d’abreuvoirs aux troupeaux. C’est un plaisir délicieux, après une journée de marche, de tremper ses mains et ses lèvres dans une fontaine froide. Ce bruit sur ce plateau solitaire était charmant. »


L’entrée du gouffre infernal [Gouffre d’Enfer], 1868, Photo Ernest Lamy, Collection Magendie, MAG6543

« Au midi, la rivière devient torrent. À une demi-lieue de Luchon elle s’engouffre dans un profond défilé de rochers rouges, dont plusieurs ont croulé ; le lit est obstrué de blocs ; les deux murailles de roches se serrent, et l’eau amoncelée rugit pour sortir de sa prison ; mais les arbres poussent dans les fissures, et le long des parois les fleurs blanches des ronces pendent en chevelures. »

Taine ne nomme pas ce goulet, mais il est très probable qu’il s’agit du Gouffre d’Enfer, bien plus éloigné de Luchon que Castel-Vieil, et au-delà de la bifurcation vers Superbagnères.

Les ruines du château de Castel-Vieil près de Luchon, 1868, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Magendie, MAG6276

« Tout près de là, sur une éminence ronde de roc perché, se lève une tour mauresque en ruinée, qu’on nomme Castel-Vieil. Son flanc est bordé d’une affreuse montagne noire et brune, toute nue, qui ressemble à un amphithéâtre écroulé. Les assises pendent les unes sur les autres, ébréchées, disloquées, saignantes ; les arêtes tranchantes et les cassures sont jaunies de misérables mousses, ulcères végétaux qui salissent de leurs plaques lépreuses la nudité de la pierre. Les pièces de ce monstrueux squelettes ne tiennent ensemble que par leur masse ; il est lézardé de fissures profondes, hérissé de blocs croulants, cassé jusqu’à la base ; ce n’est plus qu’une ruine morne et colossale, assise à l’entrée d’une vallée, comme un géant foudroyé. »

Randonnée jusqu’au Port de Venasque :

Taine nous entraîne ensuite dans une excursion en direction du Port de Venasque. La vue de nos collections qui correspond le mieux au paysage que l’on découvre en chemin, tel qu’il le décrit ci-après, est la photo ci-dessous (titrée « les Montagnes de Pesson »).

En suivant la vallée de la pique en direction du Port de Venasque (au fond, la montagne de Pesson), 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0610

« La vallée se rétrécit et monte ; le Gave [La Pique] coule entre deux versants de grandes forêts, et tombe à chaque pas en cascades. Les yeux sont rassasiés de fraîcheur et de verdure ; les arbres montent jusqu’au ciel, serrés, splendides ; la magnifique lumière s’abat comme une pluie sur la pente immense ; ses myriades de plantes la respirent, et la puissante sève qui les gorge déborde en luxe et en vigueur. De toutes parts la chaleur et l’eau les vivifient et les propagent ; elles s’entassent ; des hêtres énormes se penchent au-dessus du torrent ; les fougères peuplent ses bords ; la mousse pend en guirlandes vertes sur des arcades des racines ; des fleurs sauvages poussent par familles dans les crevasses des hêtres ; les longues branches vont d’un jet jusqu’à l’autre bord, l’eau glisse, bouillonne, saute d’une berge à l’autre avec une violence infatigable, et perce sa voie par une suite de tempêtes. »

L’Hospice de France, 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0607

« Au fond d’un creux plein d’herbes, paraît l’hospice de Bagnères, lourde maison de pierre, qui sert de refuge. »

Ce que Taine dénomme « l’hospice de Bagnères » s’appelle désormais l’Hospice de France, grand refuge en descendant du Port de Venasque. Admirons à cette occasion la « performance » de notre écrivain et de son ami : l’excursion au Port de Venasque est certes aujourd’hui une randonnée ne nécessitant pas de grand entraînement (5 heures aller-retour, depuis l’Hospice de France, avec un équipement adapté), mais, dans les conditions de l’époque, sans équipement spécifique, ce devait être bien différent. Il y a fort à parier que nos amis l’ont faite à dos d’âne !

« Les montagnes ouvrent en face leur cirque de roche, fondrière énorme et désolée ; pour comble les nuages sont amassés, et ternissent l’enceinte crevassée qui ferme l’horizon ; elle tourne d’un air morne, toute nue, avec l’armée grimaçante de ses aiguilles, de ses tranchées saignantes, de ses escarpements meurtriers ; sous le dôme de nuages, tournoie une bande de corbeaux qui crient. Ce puits semble leur aire ; il faut des ailes pour échapper à l’inimitié de toutes ces pointes hérissées, et de tant de gouffres béants qui attirent le passant pour le briser. »

Le massif de la Maladeta vu depuis le Port de Venasque, 1858, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Magendie, MAG6275

« Tout d’un coup, dans ce terrible bataillon, une fente s’ouvre ; la Maladetta [sic] lève d’un élan son grand spectre ; des forêts de pins brisés tournent autour de son pied ; une ceinture de rocs noirs bosselle sa poitrine aride, et les glaciers lui font une couronne. »

Et la contemplation de cette immensité minérale plonge notre auteur dans une extase quasi métaphysique…

« Ces blocs que l’œil juge massifs sont des réseaux d’atomes immensément éloignés, sollicités d’attractions innombrables et contraires, labyrinthes invisibles où s’élaborent des transformations incessantes où des fluides foudroyants circulent, où fermente la vie minérale, aussi attractive et plus grandiose que les autres. […] Que sommes-nous, sinon une excroissance passagère, formée d’un peu d’air épaissi, poussée au hasard dans une fente de la roche éternelle ? […] Un mouvement plus vaste emporte la planète avec ses compagnes autour du soleil, emporté lui-même vers un terme inconnu, dans l’espace infini où tourbillonne le peuple infini des mondes. Qui dira qu’ils ne sont là que pour le décorer et l’emplir ? Ces grands blocs roulants sont la première pensée et le plus large développement de la nature ; ils vivent au même titre que nous, ils sont les fils de la même mère, et nous reconnaissons en eux nos parents et nos aînés… »

* * *

De retour de leurs randonnées pyrénéennes et de leurs expériences contemplatives, nos amis prendront le chemin du retour par Toulouse : ce sera leur ultime étape, objet de notre dernier épisode.

Christian Bernadat

Bibliographie :

Voyage en Bretagne, d’après Gustave Flaubert et Maxime du Camp. Cinquième épisode 

Cinquième épisode : En route jusqu’à Brest en passant par Crozon et Daoulas.

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Brest : l’entrée du port, 1857, Photographes : Charles Paul Furne et Henri Tournier, Collection Calvelo, CAL0185

 

Résumé des épisodes précédents :

 

 

Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers l’Anjou, la Touraine et la Bretagne, avec sacs au dos et souliers ferrés. À l’occasion, ils ne dédaignent pas néanmoins le « confort » des transports publics…

 

Ils font d’abord halte dans les Pays de la Loire et s’y font ouvrir les châteaux de Chambord,
d’Amboise et de Chenonceau. Puis ils font étape, aux environs de Nantes, sur les terres de la Bretagne historique à Clisson, avec sa forteresse médiévale. Ils nous conduisent ensuite à Carnac, puis se rendent à Belle-Île-en Mer, Quimper et Pont-l’Abbé.

 

Selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge d’écrire les
chapitres pairs, et Flaubert les chapitres impairs. Pour cette cinquième étape, qui couvre leur trajet jusqu’à Brest, en passant par Crozon et Daoulas, c’est donc Gustave Flaubert qui prend la plume.

 

Nous illustrerons cette séquence d’un certain nombre de vues de nos collections issues de plusieurs « Voyages en Bretagne », en particulier celui de Charles Paul Furne et Henri Tournier, mais aussi de vues de Jean Andrieu, le tout tiré de nos collections les plus prolifiques, celles de José Calvelo et de Jacques Magendie.

 

En route vers Crozon

« En route ! Le ciel est bleu, le soleil brille, et nous nous sentons dans les pieds des envies de marcher sur l’herbe. »

Nos amis voyageurs repartent donc à pied pleins de courage et d’allant. Il n’est pas certain, pourtant, qu’ils franchiront la centaine de kilomètres qui sépare Pont-l’Abbé de Brest, par le « chemin des écoliers » qu’ils vont emprunter, sans le recours à quelque char-à-banc ou malle-poste ; mais ils n’en diront rien.

 

La chapelle Saint-Fiacre de Crozon, 1900-1920, Photographe inconnu, Collection Magendie, Mag4172

Leur route passe par Crozon. Mais ils ne s’y arrêtent pas. Il y a fort à parier, pourtant, qu’ils auront longé la chapelle Saint-Fiacre : elle n’aura pas l’heur de retenir leur attention !

« De Crozon à Lendevenec, la campagne est découverte, sans arbres ni maisons ; une mousse rousse comme du velours râpé s’étend à perte de vue sur un sol plat. Parfois des champs de blés mûrs s’élèvent au milieu de petits ajoncs rabougris. Les ajoncs ne sont plus en fleurs, les voilà redevenus comme avant le printemps. »

Moulin à vent, lieu indéterminé, 1875-1900, Photographe inconnu, Collection Société archéologique de Bordeaux, SAB431

« De temps à autre, pour nous dire la route, surgit un moulin tournant rapidement dans l’air ses grandes ailes blanches. Le bois de leur membrure craque en gémissant ; elles descendent, rasent le sol, et remontent. Debout sur sa lucarne tout ouverte, le meunier nous regarde passer. »

Daoulas :

« … Les chemins tournaient le long des haies fournies, plus compactes que des murs. Nous montions, nous descendions ; cependant les sentiers s’emplissaient d’ombre et la campagne s’assoupissait déjà dans ce beau silence des nuits d’été.

Ne rencontrant personne enfin qui pût nous dire notre route, et deux ou trois paysans à qui nous nous étions adressé ne nous ayant répondu que par des cris inintelligibles, nous tirâmes notre carte, atteignîmes notre compas, et, nous orientant d’après le coucher du soleil, nous résolûmes de piquer sur Daoulas à vol d’oiseau. »

Vue 01 – Auberge à Daoulas (Collection CPArama.com)

« Un pavé à pointes aigues sonna sous nos pas, une rue se dressa devant nous ; nous étions à Daoulas. Il faisait encore assez clair pour distinguer à l’une des maisons une enseigne carrée pendue à sa barre de fer scellée dans la muraille. Sans enseigne, d’ailleurs, nous aurions bien reconnu l’auberge, les maisons ayant ainsi que les hommes leur métier écrit sur la figure [ !]. Donc, nous y entrâmes fort affamés et demandant surtout qu’on ne nous fit pas languir. »

« Après notre repas, qui, outre l’inévitable omelette et le veau fatal, se composa en grande partie des fraises de la petite fille [entrevue à l’arrivée en train de les livrer], nous montâmes dans nos appartements.

La chambre :

Chambre d’hôtel (ici, au Tréport), 1890-1910, Photographe inconnu, Collection Magendie, Mag1176

Je ne résiste pas au plaisir de livrer au lecteur, presque in extenso, la description que notre auteur s’applique à nous faire, derrière laquelle on sent poindre une certaine délectation pour le pittoresque des lieux, apparemment sans nullement se soucier du fait qu’il va devoir y dormir… Cela nous donne aussi un aperçu de ce que pouvait être alors une auberge de campagne…

« L’escalier tournant, à marches de bois vermoulues, gémissait et craquait sous nos pas… En haut, se trouvait une chambre dont la porte, comme celle des granges, se fermait avec un crochet qu’on mettait du dehors. C’est là que nous gitâmes. Le plâtre des murs, jadis peint en jaune, tombait en écailles ; les poutres du plafond ployaient sous le poids des tuiles de la toiture, et, sur les carreaux de la fenêtre à guillotine, un enduit de crasse grisâtre adoucissait la lumière comme à travers des verres dépolis.

Les lits, faits de quatre planches de noyer mal jointes, avaient de gros pieds ronds piqués de mites et tout fendus de sécheresse. Sur chacun d’eux étaient une paillasse et un matelas recouverts d’une couverture verte trouée par des morsures de souris et dont la frange était faite par les fils qui s’effilaient. Un morceau de miroir cassé dans son cabinet déteint : à un clou, un carnier [une gibecière] suspendu, et, près de là, une vieille cravate de soie dont on reconnaissait les plis des nœuds, indiquaient que ce lit était habité par quelqu’un, et, sans doute, qu’on y couchait tous les soirs…

Sous l’un des oreillers de coton rouge, une chose hideuse se découvrait, à savoir un bonnet de même couleur que la couverture des lits, mais dont un glacis gras empêchait de reconnaître la trame, usé, élargi, avachi, huileux, froid au toucher. J’ai la conviction que son maître y tient beaucoup et qu’il le trouve plus chaud que tout autre. La vie d’un homme, la sueur d’une existence entière est concrétée là en cette couche de cérat ranci. Combien de nuits n’at-il pas fallu pour la former si épaisse ? »

Le calvaire de Plougastel-Daoulas, 1857, Photographie de Charles Paul Furne, Collection Calvelo, CAL0214

Cette étape, nos voyageurs nous l’ont laissé entendre, n’était pas prévue. Par ailleurs, ils nous ont déjà expliqué précédemment qu’ils avaient pour ligne de ne pas se plier aux injonctions des guides touristiques. Ce sera particulièrement flagrant ici, puisqu’ils ne s’arrêtent apparemment pas pour admirer ce qui est reconnu, déjà au XIXe siècle, comme un des chefs-d’œuvre de l’art médiéval breton : le calvaire trônant à l’extérieur de l’église.

Brest :

Sans transition aucune, nous retrouvons notre auteur sur le port de Brest.

Le port militaire de Brest, 1862, Photographe Jean Andrieu, Collection Magendie, Mag6191

« … Quand vous n’êtes pas ingénieur, constructeur ou forgeron, Brest ne vous amuse pas considérablement. Le port est beau, j’en conviens ; magnifique, c’est possible ; gigantesque, si vous y tenez. Ça impose, comme on dit, et ça donne l’idée d’une grande nation. Mais toutes ces piles de canons, de boulets, d’ancres, le prolongement indéfini de ces quais qui contiennent une mer sans mouvement et sans accident, une mer assujettie qui semble aux galères, et ces grands ateliers droits où grincent les machines, le bruit continuel des chaînes des forçats qui passent en rang et travaillent en silence, tout ce mécanisme sombre, impitoyable, forcé, cet entassement de défiances organisées, bien vite vous encombre l’âme d’ennui et lasse la vue. […]

Ici la nature est absente, proscrite, comme nulle part ailleurs sur la terre, c’en est la négation, la haine entêtée, et dans le sabre du garde-chiourme qui chasse les galériens. »

Vue 02 – Le bagne de Brest, 1858, Photographie d’Alfred Bernier, Collection Denis Pellerin (Source : La Bretagne en relief)

« En dehors de l’arsenal et du bagne, ce ne sont encore que casernes, corps de garde, fortifications, fossés, uniformes, baïonnettes, sabres et tambours. Du matin au soir, la musique militaire retentit sous vos fenêtres, les soldats passent dans les rues, repassent, vont, reviennent, manœuvrent : toujours le clairon sonne et la troupe marche au pas. Vous comprendrez tout de suite que la vraie ville est l’arsenal, que l’autre ne vit que par lui, qu’il déborde sur elle. »

Vue 03 – L’intérieur du bagne de Brest, la salle des « éprouvés » (les forçats de conduite irréprochable), 1858, Photographe Charles Alfred Bernier, Bibliothèque nationale de France, DL 1859/n°487 (Source : La Bretagne en relief)

Cette vue serait la seule existante de l’intérieur du bagne de Brest au XIXe siècle.

« À l’hôpital du bagne j’ai été ému comme un enfant en voyant sur le lit d’un forçat une portée de petits chats qui jouaient sur ses genoux. Il leur faisait des boulettes de papier et ils couraient après sur la couverture en se retenant aux bords avec leurs griffes pointues. Puis il les retournait sur le dos, les caressait, les embrassait, les mettait dans sa chemise. Renvoyé au travail, plus d’une fois, sans doute, sur son banc, quand il sera bien triste et bien las, il rêvera à ces heures tranquilles qu’il passait, seul avec eux, à sentir dans ses mains rudes la douceur de leur duvet et leurs petits corps chauds tapis sur son cœur. »

Le jardin botanique :

Vue 04 - Le jardin botanique de l’hôpital, Archives municipales de Brest (source lavieb-aile.com)

Au sein du bagne qui, semble-t-il, se visite ( !), nos amis ont repéré « Ambroise » :

« Ambroise est un magnifique nègre* (sic) de près de six pieds de haut… […] Roi du bagne de par le droit des muscles, on le redoute, on l’admire ; sa réputation d’hercule lui fait un devoir d’essayer les arrivants, et jusqu’à présent ces épreuves ont toutes tourné à sa gloire. […] »

Le jardin botanique (conservé aujourd’hui) est à l’époque adjoint à l’hôpital du bagne.

« Nous le vîmes au jardin botanique en train d’arroser les plantes. On le trouve toujours par là, dans la serre chaude, derrière les aloès et les palmiers nains, occupé à remuer le terreau des couches, ou à nettoyer les châssis. Le jeudi, jour d’entrées publiques, Ambroise y reçoit ses maîtresses derrière les caisses d’orangers, et il en a plusieurs, plus qu’il n’en veut. »

« Au milieu du jardin, dans un bassin d’eau claire, couvert de plantes sur les bords et qu’ombrage un saule pleureur, il y a un cygne. Il s’y promène, d’un coup de patte le traverse en entier, en fait cent fois le tour et ne songe pas à en sortir. Pour passer son temps, il s’amuse à gober les poissons rouges… »

* Désignation alors usuelle, nullement péjorative.

Les rues « infâmes » :

Nos auteurs ont pour principe, nous l’avons dit, de sortir des sentiers battus des voyageurs habituels. Leur curiosité s’applique à tous les domaines ; ici, comme des voyageurs qui mettent un point d’honneur à tester un restaurant de spécialités régionales, ils n’hésitent pas à visiter le « quartier chaud », très développé à Brest du fait de l’importance des casernes et même du bagne… auquel, on va le voir, il est aussi ouvert !

Vue 05 - La rue Keravel à Brest. (Source Myphotobook.com)

« Un soir que la lune brillait sur les pavés, nous nous mîmes en devoir d’aller nous promener dans les rues dites « infâmes ». Elles sont nombreuses. La troupe de ligne, la marine, l’artillerie ont chacune la leur, sans compter le bagne qui, à lui seul, a tout un quartier de la ville. Sept ruelles parallèles, aboutissant derrière ses murs, composent ce qu’on appelle Keravel qui n’est rempli que par les maîtresses des gardes-chiourme et des forçats. Ce sont de vieilles maisons de bois tassées l’une sur l’autre, ayant toutes leurs portes fermées, leurs fenêtres bien closes, leurs auvents bouchés. On n’y entend rien, on n’y voit personne ; pas une lumière aux lucarnes ; au fond de chaque ruelle, seulement un réverbère que le vent balance, fait osciller sur le pavé ses longs rayons jaunes. Le reste n’en est que plus noir. Au clair de lune, ces maisons muettes à toits inégaux projetaient des lueurs étranges. »

« Dans le quartier des matelots, au contraire, tout se montre, tout s’étale. Il flamboie, il grouille. Les joyeuses maisons vous y jettent quand vous passez, leurs bourdonnements et leurs lumières. On crie, on danse, on se dispute. Dans de grandes salles basses, au rez-de-chaussée, des femmes, en camisole de nuit, sont assises sur des bancs le long de la muraille blanchie où un quinquet est accroché ; d’autres, sur le seuil, vous appellent, et leurs têtes animées se détachent sur le fond du bouge éclairé où retentit le choc des verres avec les grosses caresses des hommes du peuple. Vous entendez sonner les baisers sur les épaules charnues, et rire de plaisir, au bras de quelque matelot bruni qui la tient sur les genoux, la bonne fille rousse dont la gorge débraillée s’en va de sa chemise, comme la chevelure de son bonnet. »

Nos voyageurs sautent alors le pas et poussent une porte…

« La rue est pleine, le bouge est plein, la porte est ouverte, on entre. Ceux qui sont dehors viennent regarder à travers les carreaux ou causent doucement avec quelque égrillarde à moitié nue qui se penche vers leur visage. »

« Dans un salon tendu de papier rouge trois ou quatre demoiselles étaient assises autour d’une table ronde, et un amateur en casquette qui fumait sa pipe sur le sofa, nous salua poliment quand nous entrâmes. Elles avaient des tenues modestes et des robes parisiennes. »

Nous laisserons nos amis à leurs émois : Flaubert esquive d’ailleurs la narration de leur visite en nous égarant dans récit onirique au sein duquel il nous est bien difficile de séparer le réel de la citation à des œuvres littéraires anciennes…

Nous ne nous attarderons pas non plus sur le récit suivant, celui du spectacle donné par un montreur d’ours qui, pour pimenter son exhibition, enchaîne la pauvre bête à un pieux et lâche sur lui de féroces molosses qui ne connaissent aucune limite. Heureusement, il doit tout de même ménager leurs attaques, car il faut bien préserver les représentations suivantes… !

Le phare « du bout du monde » :

Le phare et les ruines de l’abbaye de la point Sainte-Mathieu, 1857, Photographes Charles Paul Furne et Henri Tournier, Collection Magendie, c

Nos voyageurs terminent leur séjour par une excursion sur l’une des pointes ultimes de la Bretagne, qu’ils désignent comme « le phare de Brest ». Flaubert ne nous en donne pas le nom. Le connaît-il d’ailleurs ? Ce descriptif d’une pointe dominée par un phare nous renvoie à coup sûr au phare de Saint-Mathieu, le plus proche de la ville de Brest.

Pourtant, ce point n’est pas le plus occidental du Finistère : c’est la pointe de Corsen qui a ce privilège, mais elle est située sensiblement plus au nord.

« Ici se termine l’ancien monde ; voilà son point le plus avancé, sa limite extrême. Derrière vous est toute l’Europe, toute l’Asie ; devant nous, c’est la mer et toute la mer. Si grands qu’à nos yeux soient les espaces, ne sont-ils pas bornés toujours, dès que nous leur savons une limite ? Ne voyez-vous pas de nos plages, par-delà la Manche [face à laquelle nous ne sommes pas !], les trottoirs de Brighton et les bastides de Provence ; n’embrassez-vous pas la Méditerranée entière, comme un immense bassin d’azur dans une conque de rochers que cisèlent sur ses bords les promontoires couverts de marbres qui s’éboulent, les sables jaunes, les palmiers qui pendent, les sables, les golfes qui s’évasent ?

* * *

Nos amis rentrent ensuite à leur hôtel en faisant un crochet par le Conquet. Ce cinquième chapitre – très long – dont ce récit est tiré, ne s’interrompt pourtant pas ici. Nos amis vont encore poursuivre leur voyage vers les côtes du nord de la Bretagne, en passant par Landernau, Roscoff et Saint-Pol pour atteindre Saint-Malo. Nous en ferons notre sixième étape.

Christian Bernadat

Bibliographie

La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, Musée départemental Breton de Quimper, 2000

Image du mois #60 | Février

L’image du mois#60📸
Savez-vous que l’expression « Enfiler des perles » vient d’une véritable profession ?

Les femmes employées à cette opération, dites Impiraresse, enfilent un grand nombre de perles. L’objectif était de fabriquer des colliers, des bracelets ou des colifichets divers. Il s’agissait d’une occupation très en vogue au XVIe siècle. Mais il s’agissait d’une activité considérée comme peu valorisante et futile. Ce qui explique l’origine de l’expression !

Ici, nous avons une photographie stéréoscopique datée de 1865 et nous sommes dans la ville de Venise.
L’art de la verrerie, importé d’Orient, aurait pris à Venise une extension importante dès le XIIIe siècle.
Ce stéréogramme est attribué à Antonio Perini.

Collection Calvelo

Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855/1860

Dixième épisode : séjour à Bagnères de Bigorre en passant par Tarbes

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu).

Bagnères-de Bigorre, vue générale de la ville, 1856-58. Photographe Alexandre Bertrand. Collection Magendie, Mag6299

Rappel des épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, traitement très recherché dans la bonne société parisienne. À seulement 27 ans, délaissant un temps ses activités littéraires, voici notre écrivain voyageur engagé dans un long périple pour l’époque : Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez, Pau, et enfin Les Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il s’établit le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs. Avant de rentrer à Paris, il reprend toutefois un circuit touristique vers l’est des Pyrénées : cela le conduit d’abord à Saint-Sauveur et Luz, où il va séjourner plusieurs jours, le temps d’explorer les alentours avec son ami Paul.

Dans cette dernière étape, Taine nous annonçait aller ensuite à Bagnères-de-Luchon. Mais en fait, lui et son ami font d’abord étape à Tarbes, puis à Bagnères-de-Bigorre…

On illustrera cet épisode de vues disponibles dans la Stéréothèque, au sein des collections Magendie, Calvelo, Wiedemann, ainsi que de celle de la Médiathèque de Pau, la plupart issues de séries sur le thème du Voyage aux Pyrénées, photos dont les auteurs sont pour la plupart connus : Jean Andrieu, Alexandre Bertrand, Thomas Gillis, Charles-Paul Furne & Henri Tournier, Ernest Lamy.

L’itinéraire de nos voyageurs passe d’abord par Tarbes

Pour aller de Luz-Saint-Sauveur à Bagnères-de-Bigorre, c’est-à-dire pour passer de la vallée de Luz à celle de l’Adour, à la date du voyage de notre auteur, la « Route thermale n°1 » est normalement déjà ouverte aux « voitures » (hippomobiles), depuis 1850 au plus tard : elle représente une distance de 35 km environ. Pourtant, ce n’est pas le circuit que vont emprunter nos voyageurs, peut-être du fait de l’absence de liaison régulière en malle-poste. Cela va les contraindre à un circuit d’à peu près le double en distance (64 km), en passant par Tarbes (alors même qu’une petite route aurait pu également constituer un raccourci, en bifurquant à Lourdes vers Bagnères). On peut imaginer qu’un tel circuit en transport public, avec une correspondance à Tarbes, va leur prendre une journée entière ; la « descente » de la vallée de Luz vers Tarbes semble, en particulier, s’être avérée particulièrement fastidieuse dans la chaleur de l’été.

Pour aller de Luz-St-Sauveur à Bagnères-de-Bigorre, « il faut subir […] de longues montées étouffantes ; les chevaux vont au pas ou soufflent ; les voyageurs dorment ou suent ; le conducteur grommelle ou boit ; la poussière tourbillonne, et, si vous sortez, votre gosier sèche puis les yeux vous cuisent. Il n’y a qu’un moyen de passer cette mauvaise heure, c’est de se conter quelque vieille histoire du pays… »

Taine s’empresse alors de nous emporter dans l’histoire (peut-être romancée à sa façon) de Bos de Bénac, chevalier et grand ami du roi Saint-Louis…

Tarbes

Nous retrouvons nos voyageurs à Tarbes.

Les allées Napoléon à Tarbes, terminus des voitures hippomobiles. 1851-1899. Photographe inconnu. Collection Médiathèque intercommunale de Pau, MIDR_PHA_152_0571

« Tarbes est une assez grande ville, ayant l’aspect d’un bourg, pavée de petits cailloux, d’apparence médiocre. On débarque dans une place où de gros ormeaux poudreux font de l’ombre. »

Vue 01 – Tarbes, la place Marcadieu et l’église Sainte-Thérèse. Gravure ancienne. Collection Loucrup65

« On rencontre un carré de quatre bâtiments, au milieu desquels monte un clocher évasé du bas. C’est l’église ; elle n’a qu’une seule nef, très haute, très large, très fraîche, peinte de couleurs sombres, qui fait contraste avec la chaleur étouffante du dehors et l’éclat cru des murs blancs… ». Il y a plusieurs églises à Tarbes, sans parler de sa cathédrale ; il est difficile de dire si celle illustrée ci-dessus correspond à celle que nous dépeint Taine, mais la description semble correspondre…

Vue 02 – Tarbes, le palais de Justice. Carte postale ancienne. (CParama.com)

« Un peu plus loin, on vient de bâtir un palais de justice, propre et neuf comme une robe de juge, les moellons sont bien équarris, et les murs parfaitement ratissés ; la façade est embellie de deux statues, la Justice, qui a l’air d’une sotte, et la Force, qui a l’air d’une fille. »

Remarque : ces deux statues ont été démolies en 1962 pour percer deux nouvelles ouvertures sur la façade…

Le trajet pour Bagnères-de-Bigorre

« On repart pour Bagnères à cinq heures du soir, dans la poussière, à la suite de coucous chargés de monde »

 

 

Vue 03 – La malle-poste pour Bagnères surchargée de voyageurs. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 435

« Cette route est encombrée, comme les chemins de la banlieue autour de Paris le samedi soir. La diligence prend, en passant, autant de paysans qu’elle en rencontre ; on les met en tas sous la bâche, parmi les malles, à côté des chiens ; ils ont l’air fier et content de cette haute place. Les jambes, les bras, les têtes s’agencent comme ils peuvent ; ils chantent, et la voiture a l’air d’une boîte à musique. C’est dans cet équipage triomphal qu’on arrive à Bagnères, le soleil couché. »

Les allées des Coustous, premier contact avec Bagnères

Les allées des Coustous, 1862. Photographe Jean Andrieu. Collection Médiathèque intercommunale de Pau, MIDR_PHA_152_0367

« On dîne à la hâte, et l’on se fait conduire à la promenade des Coustous […] Quatre rangées d’arbres poudreux ; des bancs réguliers à intervalles égaux ; sur les deux côtés, des hôtels de figure moderne, dont l’un est occupé par M. de Rothschild ; des files de boutiques illuminées, des cafés chantants autour desquels on s’amasse ; des terrasses remplies de spectateurs assis ; sur la chaussée, une foule noire qui s’agite sous les lumières : voilà le spectacle qu’on a sous les yeux. Les groupes se font, se défont, se serrent ; on rapprend l’art d’avancer sans marcher sur les pieds qu’on rencontre, de frôler tout le monde sans coudoyer personne, de n’être pas écrasé et de ne pas écraser les autres ; bref, tous les talents enseignés par la civilisation et l’asphalte. »

Vue 04 – La foule sur les allées des Coustous. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 436

Taine et son ami renouent avec l’ambiance des villes thermales, déjà rencontrée aux Eaux-Bonnes, dont le pittoresque demeurera presque inchangé un siècle plus tard !

« On retrouve les bruissements des toilettes, le bourdonnement confus des conversations et des pas, l’éclat blessant des lumières artificielles, les figures obséquieuses et ennuyées des marchandes, l’étalage savant des boutiques, et toutes les sensations qu’on a voulu quitter. Bagnères-de-Bigorre et Luchon sont aux Pyrénées les capitales de la vie élégante, le rendez-vous des plaisirs du monde et de la mode, Paris à deux cents lieues de Paris. »

Jardins, Adour et ruisseaux

Bagnères-de Bigorre, Vue générale, allées et jardins, 1858. Photographe Ernest Lamy. Collection Wiedemann, WIE170

« Le lendemain matin, au soleil, l’aspect de la ville est charmant. De grandes allées de vieux arbres la traversent en tous sens. Des jardinets fleurissent sur les terrasses. »

Le gave (l’Adour), 1868. Photographe Ernest Lamy. Collection Médiathèque intercommunale de Pau, MIDR_PHA_152_0199

« L’Adour roule le long des maisons. Deux rues sont des îles qui rejoignent la chaussée par des ponts chargés de lauriers roses, et mirent leurs fenêtres dans le flot clair. Les ruisseaux d’eau limpide accourent de toutes les places et de toutes les rues ; ils se croisent, s’enfoncent sous terre, reparaissent, et la ville est remplie de leurs murmures, de leur fraîcheur et de leur gaîté. »

« Sous son luxe d’emprunt, la ville garde des habitudes rustiques »

Vues 05 a et 05 b. Le pacage des moutons et la traite des chèvres au cœur de Bagnères-de-Bigorre. Cartes postales anciennes. Collection Loucrup65

« Sur la place voisine, des hommes rangés sur deux lignes battaient le blé avec de longues perches et amoncelaient des tas de grains dorés. Sous son luxe d’emprunt, la ville garde des habitudes rustiques, mais la riche lumière fond les contrastes et le battage du blé a la splendeur d’un bal. »

Les scieries et les ateliers de transformation du marbre

L’Adour et la marbrerie Géruset, 1862-63. Photographe Jean Andrieu. Collection Médiathèque intercommunale de Pau, MIDR_PHA_152_0366

« Plus loin sont des bâtiments où le ruisseau travaille les marbres. Des plaques, des blocs, des éclats entassés remplissent la cour sur une longueur de trois cents pas, parmi des bouquets de rosiers, des plates-bandes fleuries, des statues et des kiosques. Dans les ateliers, de lourds engrenages, des baquets d’eau bourbeuse, des scies rouillées, des roues grossières : voilà les ouvriers. Dans les magasins, des colonnes, des chapiteaux d’un poli admirable, de blanches cheminées bordées de feuilles en relief, des vases ciselés, des coupes sculptées, des bijoux d’agate : voilà l’ouvrage.

Les carrières de Pyrénées ont donné toutes un échantillon pour lambrisser les murs ; c’est une bibliothèque de marbres.

Un courant d’eau rapide roule sous les ateliers ; un autre glisse devant la maison, dans une belle prairie, sous un rideau de peupliers. Dans le lointain blanchâtre, on aperçoit les montagnes. L’endroit est heureux pour être scieur de pierres. »

Les thermes

L’établissement thermal, 1856-58. Photographe Alexandre Bertrand. Collection Magendie, Mag6298

« Une moitié de rivière baigne les thermes et précipite sous le pont d’entrée sa nappe noire hérissée de flots étincelants. On entre dans un grand vestibule, on suit un vaste escalier à double rampe, puis des corridors que terminent de nobles portiques et qui donnent sur des terrasses. Des cabinets de bain lambrissés de marbre, un jardin verdoyant, de beaux points de vue, partout de hautes voûtes, de la fraîcheur, des formes simples, des couleurs douces qui reposent l’œil, et font contraste avec la lumière crue, éblouissante qui tombe au dehors sur la place poudreuse et sur les maisons blanches ; tout attire, et c’est plaisir d’être malade ici. »

Les restes des bains romains

Vue 06 – Description des anciens bains romains, gravure de Gaspard. Musée du marbre de Bagnères. (Loucrup65)

« Les Romains, gens aussi civilisés et aussi ennuyés que nous, faisaient comme nous et venaient à Bagnères. Les habitants du pays, bons courtisans, construisirent sur la place publique un temple en l’honneur d’Auguste. Le temple devint une église qu’on dédia à saint Martin, mais qui garda l’inscription païenne. […]

En 1823, on découvrit dans l’emplacement des thermes, des colonnes, des chapiteaux, quatre piscines revêtues de marbre et ornées de moulures, et un grand nombre de médailles à l’effigie des premiers empereurs romains. […]

Nos villes sont assises sur des ruines de civilisations éteintes, et nos champs sur des restes de créations détruites. »

Environs de Bagnères

Bagnères-de-Bigorre : l’allée du Salut, 1860. Photographe Thomas Gillis. Collection Calvelo, CAL366

« Derrière les thermes est une haute colline, couverte d’arbres admirables où serpentent des allées solitaires ; de là, on voit sous ses pieds la ville, dont les toits d’ardoise repoussent la puissante lumière du ciel enflammé et se détachent dans l’air limpide avec une teinte fauve et plombée. »

Vue sur la vallée du Campan et le pont de Gerdes, 1858. Photographes Charles-Paul Furne & Henri Tournier. Collection Magendie, Mag6281

« Une ligne de peupliers dessine sur la grande plaine verte le cours de la rivière ; du côté de Tarbes, elle s’enfonce à l’infini dans les lointains vaporeux, parmi des teintes adoucies. Des collines boisées et cultivées montent en s’arrondissant jusqu’à l’horizon. Des montagnes, semblables à des pyramides, descendent en longues arrêtes régulières, et l’on suit paresseusement la ligne sinueuse qu’elles découpent sur le bord du ciel. »

Vue 07 – Vue depuis Bagnères sur la route de Toulouse. Gravure ancienne. Collection Loucrup65

« Le soir, on va se promener dans la plaine. Il y a dans les champs de maïs des sentiers détournés où l’on est seul. […] On rencontre des prairies coupées de ruisseaux que les paysans barrent, et qui, pendant plusieurs heures, inondent l’herbe pour la rafraîchir. Le jour tombe, la grande ombre des montagnes assombrit la verdure ; des nuages d’insectes bourdonnent dans l’air alourdi. Le souffle d’une brise expirante fait un instant frissonner les feuilles. Cependant, les voitures et les cavalcades reviennent sur toutes les routes, et le cours s’illumine pour la promenade du soir. »

Le monde et les mondanités : « la vie aux eaux »

Vue 08 - Caricature, dans l’album Une saison d’Eaux à Aix-les-Bains. Dessin d’Arthur de Varennes de Chinon ; lith. Champod ; éd. Perrin, Chambéry, 1868. (Archives municipales d’Aix-les-Bains)

Taine nous livre ici sa vision critique mais réaliste de la vie mondaine dans les villes thermales : « Il est convenu que la vie aux eaux est fort poétique, et qu’on y trouve des aventures de toutes sortes, y compris des aventures de cœur. […] Si la vie aux eaux est un roman, c’est dans les livres. Pour trouver des grands hommes, il faut les apporter, reliés en veau, dans sa malle.

Il est également convenu qu’aux eaux la conversation est extrêmement spirituelle, qu’on y rencontre que des artistes, des hommes supérieurs, des gens du grand monde ; qu’on y prodigue des idées, la grâce et l’élégance, et que la fleur de tous les plaisirs et de toutes les pensées y vient s’épanouir. La vérité est qu’on y use beaucoup de chapeaux, qu’on y mange beaucoup de pêches, qu’on y dit beaucoup de paroles, et qu’en fait d’hommes et d’idées, on y trouve à peu près ce qu’on trouve ailleurs. »

« Seulement, ici les façons sont meilleures : par exemple, on sait qu’on doit se servir le dernier du potage, et le premier de la salade ; on se munit de certaines phrases convenues qu’on échange contre d’autres phrases convenues ; on répond à un geste prévu par un geste prévu, à la manière des Chinois ;  on vient bailler intérieurement et sourire extérieurement, en compagnie et en cérémonie. Cette comédie de grimaces et ce commerce d’ennui forment la conversation aux eaux et ailleurs.

Aussi, beaucoup de gens vont prendre l’air dans la rue… »

Les curistes

Vue 09. Les curistes s’occupent. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 445

« La rue est pleine de figures mornes : jurisconsultes, banquiers, gens fatigués par les travaux de cabinet, ou ennuyés parce qu’ils ont trop de fortune et trop peu de chagrins.

Le soir, ils vont à Frascati (*) ou regardent les badauds qui se coudoient entre les boutiques du cours.

Le jour, ils boivent [leur dose d’eau thermale] et se baignent un peu, montent à cheval et fument beaucoup. Les bouffis, étalés sur un fauteuil, digèrent ; les maigres étudient le journal ; les jeunes dissertent avec les dames sur le temps qu’il fait ; les dames s’occupent à bien arrondir leurs jupes ; les vieux, qui sont philosophes et critiques, prennent du tabac ou regardent les montagnes avec une lunette, pour vérifier si les gravures sont exactes. Ce n’est pas la peine d’avoir tant d’argent pour avoir si peu de plaisir. »

* Frascati était un café parisien. Il est possible qu’il ait ouvert un établissement à Bagnères-de-Bigorre. Toujours est-il, qu’aujourd’hui encore, un hôtel de Bagnères porte le nom de Frascati.

Les compagnons des curistes

Vue 10 – Les compagnons des curistes tuent le temps. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 463

« Un malade amène toujours avec lui un ou plusieurs compagnons. Quel est l’être assez déshérité du ciel pour ne pas avoir un ami ou un parent qui s’ennuie ? et quel est l’ami ou le parent assez ingrat pour refuser un service qui est une partie de plaisir ? Le malade boit et se baigne ; l’ami chausse des guêtres ou monte à cheval ; de là l’espèce des touristes.

Suit un très long descriptif des touristes, dans lequel son regard acéré se montre digne des Caractères de La Bruyère… Mais reproduire ici ce texte nous éloignerait trop de notre propos, celui d’illustrer un récit de vues stéréoscopiques correspondantes.

* * *

Épisode suivant : nous atteindrons enfin Bagnères-de-Luchon, dernière étape pyrénéenne de nos amis.

Christian Bernadat

Bibliographie

Hippolyte Taine, Voyage au Pyrénées, en ligne sur Gallica

Pierre Minvielle, Fernand Nathan, Les Pyrénées, 1981

Hippolyte Taine sur Wikipédia

Histoire de la route thermale n°1, Mérimée (en ligne)

Lithographies, Loupcru65.fr (en ligne)

Bagnères, Loucru65.fr (en ligne)

Thermes de Bagnères, Loucru65.fr (en ligne)

« Tarbes, Palais de Justice, tribunal », CPArama (en ligne)

Marie-Reine Jazé-Charvolin, « Les stations thermales : de l’abandon à la renaissance. Une brève histoire du thermalisme en France depuis l’Antiquité  »In Situ [En ligne], 24 | 2014 

Café Frascati sur Wikipédia

L’image du mois #59 | Janvier

Ce mois-ci, c’est moi Pierre, en stage en tant que communicant au Clem, qui ait pu choisir l’image du mois 😁

J’ai donc décidé de remettre un peu de fraîcheur dans votre timeline afin de correspondre un peu plus aux températures hivernales. ❄️

Nous sommes ici dans les régions montagneuses de l’État de New-York.

Ce stéréogramme, daté entre 1860 et 1862, est issu de la série Winter in the Catskills. Le verso de cette vue vante bien les qualités et l’importance de cette série.

Une vue qui donnerait presque envie de partir randonner en montagne pour immortaliser des endroits comme celui-ci. ⛰️

Collection Wiedemann

Voyage en Bretagne, d’après Gustave Flaubert et Maxime du Camp

Quatrième épisode : Excursion à Belle-Île-en-Mer ; étapes à Quimper et Pont-l’Abbé

 

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu)

Quimper : Vue générale sur la ville et la cathédrale. 1940-1965. Photographe inconnu. Collection Paladini, MP1073

Résumé des épisodes précédents :

Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers la Bretagne, l’Anjou et la Touraine, avec sacs au dos et souliers ferrés. Ils ne dédaignent pas, à l’occasion, le « confort » des transports publics…

Ils font d’abord halte dans les Pays de la Loire et s’y font ouvrir trois châteaux pour la visite : Chambord, Amboise et Chenonceau. Puis ils font étape sur les terres de la Bretagne historique à Clisson et sa forteresse médiévale, aux environs de Nantes. Ils nous conduisent ensuite à Carnac, site auquel ils se montent peu sensibles.

Selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge d’écrire les chapitres pairs, et Flaubert les chapitres impairs. Au cours de cette quatrième étape, nous évoquerons l’excursion de nos voyageurs jusqu’à Belle-Île en Mer, puis les étapes qu’ils font à Quimper et Pont-l’Abbé. Dans leur récit, Belle-Île occupe la fin de leur troisième chapitre, écrit par Gustave Flaubert, tandis que Quimper et Pont-l’Abbé constitue leur quatrième chapitre, écrit par Maxime du Camp.

En route pour Quiberon

Un jour, nos écrivains voyageurs décident de partir explorer (plutôt que visiter) Belle-Île. En 1847, partir pour une telle excursion n’est pas une petite aventure, nous allons pouvoir en juger. Les difficultés de ce voyage expliquent certainement qu’il n’ait pas été possible de trouver de photographies du XIXe siècle montrant ce site, non seulement au sein de la Stéréothèque, mais même dans les sources externes usuellement accessibles. Cette absence est d’autant plus incroyable que, à la même époque, nous l’avons vu régulièrement dans nos Unes, les photographes se sont déjà aventurés jusqu’au cirque de Gavarnie ou jusqu’aux pyramides d’Égypte ! On peut certainement interpréter cet état de fait comme révélateur du caractère « reculé » que revêtait un tel endroit.

C’est peut-être cette situation particulièrement sauvage, et sans doute son absence dans les récits de voyages, qui pousse nos auteurs à tenter « l’expédition ».

C’est ainsi que, depuis Carnac où ils logent, ils doivent rejoindre ce qu’aujourd’hui on nomme l’anse du Pô, où il faut d’abord embarquer pour Quiberon.

Vue 01 – L’anse du Pô à Carnac dans les années 1960. Carte postale. Collection jfm

« Un terrain vaseux où nous nous enfoncions jusqu’aux chevilles s’étend de Carnac jusqu’au village du Pô. Un canot nous attendait ; nous montâmes dedans ; on poussa du fond avec la rame et on hissa la voile. Notre marin, vieillard à figure gaie, s’assit à l’arrière, attacha au plat-bord une ligne pour prendre du poisson, et laissa partir sa barque tranquille. À peine s’il faisait du vent ; la mer toute bleue n’avait pas de rides, et gardait longtemps sur elle le sillage du gouvernail. Le bonhomme causait ; il nous parlait des prêtres qu’il n’aime pas, de la viande qui est une bonne chose à manger, même les jours maigres, du mal qu’il avait quand il était au service, des coups de fusil qu’il a reçus quand il était douanier… Nous allions doucement, la ligne tendue suivait toujours et le bout du tapecul trempait dans l’eau. »

Ils débarquent à la plage de Saint-Pierre de Quiberon et rejoignent à pied le centre du bourg. C’est de Quiberon, sans doute de Port-Haliguen, le port attitré de Quiberon, qu’ils devront attendre l’embarquement pour Belle-Île. Mais, le bac assure la correspondance avec la malle-poste en provenance d’Auray… Ils devront donc attendre à l’auberge toute la journée que la poste arrive enfin.

« Enfin, un trot de cheval fatigué qui bat le briquet, un bruit de grelots, un coup de fouet, un homme qui crie : «  ho ! ho ! voilà la poste ! voilà la poste ! «  »

Embarquement pour Belle-Île

Vue 02 – Port Haliguen au début du XXe siècle. Carte postale. Collection Villard à Quimper

« Au bout d’une heure encore, quand on eut pris dans le pays nombre de paquets et de commissions, et qu’on eut, de plus, attendu quelques passagers qui devaient venir, on quitta enfin l’auberge et l’on avisa à s’embarquer. Ce fut d’abord un pêle-mêle de bagages et de gens, d’avirons qui vous barraient les jambes, de voiles qui vous retombaient sur le nez, l’un s’embarrassant dans l’autre et ne trouvant pas où se mettre ; puis, tout se calma, chacun prit son coin, trouva sa place, les bagages au fond, les marins debout sur les bancs, les passagers où ils purent.

Nulle brise ne soufflait, et les voiles pendaient droites le long des mâts. La lourde chaloupe se soulevait à peine sur la mer presque immobile qui se gonflait et s’abaissait avec le doux mouvement d’une poitrine endormie. […]

Couchés dans la paille, sur le dos, assis sur les bancs, les jambes ballantes et le menton dans les mains ou postés contre les parois du bateau, entre les gros jambages de la membrure dont le goudron se fondait à la chaleur, les passagers baissaient la tête et fermaient les yeux à l’éclat du soleil frappant sur la mer plate comme un miroir.[…]

Le vent ne venait pas. On abattit les voiles qui descendirent tout doucement en faisant sonner le fer des rocambois(*) et affaissèrent sur les bancs leur draperie lourde ; puis, chaque matelot défit sa veste, la serra sous l’avant, et tous alors recommencèrent, en poussant de la poitrine et des bras, à mouvoir les immenses avirons qui se ployaient dans leur longueur. »

[* Rocambois : on dit aujourd’hui rocambeau : sur les voiliers anciens, c’est un cercle métallique qui entoure le mât pour y faire coulisser la voile lorsqu’on la hisse sur le mat.]

Vue 03 – Arrivée du bateau [de Quiberon] au Palais – 1932 – Photographe Maurice Walker – Archives départementales du Morbihan, 73 Fi 11

« … On avait tant tardé à partir, qu’à peine s’il y avait de l’eau dans le port, et nous eûmes grand mal à y entrer. Notre quille frôlait contre les petits cailloux du fond, et pour descendre à terre il nous fallut marcher sur une rame comme sur la corde raide. »

Belle-Île, le port du Palais au pied des remparts, 1940-1965, Photographe inconnu. Collection Paladini, MP1102

« Resserré entre la citadelle et ses remparts et coupé au milieu par un port presque vide, le Palay [sic] nous parut une petite ville assez sotte qui transsude un ennui de garnison et a je ne sais quoi d’un sous-officier qui baille. »

Quels jugements abrupts, quelle intransigeance glaçante de la part de nos amis !

« Ici, on ne voit plus les chapeaux de feutre noir du Morbihan, bas de forme, immenses d’envergure et abritant les épaules. Les femmes n’ont pas ces grands bonnets blancs qui s’avancent devant leur visage comme ceux des religieuses et, par derrière, retombent jusqu’au milieu du dos, vêtissant ainsi chez les petites filles la moitié du corps. Leurs robes sont privées du large galon de velours appliqué sur l’épaule qui, dessinant le contour de l’omoplate, va se perdre sous les aisselles. Leurs pieds non plus ne portent point ces souliers découverts, ronds du bout, hauts de talons et ornés de longs rubans noirs qui frôlent la terre. »

Vue 04 – Belle-Île, sur le port du Palais – 1932 – Photographe Maurice Walker – Archives départementales du Morbihan, 73 Fi 15 – Au premier plan à droite, trois belliloises en habit traditionnel assistent au spectacle du port

À la découverte de Belle-Île

« Etait-ce la peine de s’être exposés au mal de mer, que nous n’avions pas eu d’ailleurs, ce qui nous rendait indulgents, pour n’avoir à contempler que la citadelle, dont nous nous soucions fort peu, le phare, dont nous nous inquiétions encore moins ou le rempart de Vauban qui nous ennuyait déjà… On nous avait parlé des roches de Belle-Île. Incontinent, donc, nous dépassâmes les portes, et coupant net à travers champs, rabattîmes sur le bord de la mer. »

Belle-Île : la grotte de l’Apothicairerie (à l’époque dénommée des Apothicaires). 1925-1949. Photographe inconnu. Collection Lasserre, JPL379

« Nous ne vîmes qu’une grotte, une seule (le jour baissait), mais qui nous parut si belle (elle était tapissée de varechs et de coquilles et avait des gouttes d’eau qui tombaient d’en haut) que nous nous résolûmes de rester le lendemain à Belle-Île pour en chercher de pareilles, s’il y en avait, et nous repaître à loisir les yeux du régal de toutes ces couleurs. »

Cette grotte est très vraisemblablement celle de l’Apothicairerie, la plus célèbre de l’île.

Nos voyageurs décident alors le lendemain de partir à l’aventure à travers l’île : « … Sitôt qu’il se fit jour, ayant rempli une gourde, fourré dans un de nos sacs un morceau de pain avec une tranche de viande, nous prîmes la clef des champs, et, sans guide ni renseignement quelconque (c’est là la bonne façon), nous nous mîmes à marcher, décidés à aller n’importe où, pourvu que ce fût loin, et à rentrer n’importe quand, pourvu que ce fût tard… »

Suivent douze pages de récit au cours duquel nos auteurs s’enivrent du spectacle des falaises, des rochers et des embruns de la mer qui s’y brise, sans qu’aucun indice ne nous permette de situer où leurs pas les conduisent…

Ils s’embarquent ensuite le lendemain pour Quiberon. De là, ils s’élancent à pied vers Plouharmel, dans les environs de Carnac, où ils avaient établis leur séjour.

Quimper

Flaubert et Du Camp se dirigent ensuite vers Quimper : nulle information, dans le récit de ce nouveau chapitre, désormais rédigé par Maxime Du Camp, sur la manière dont ils vont franchir les plus de 110 km qui séparent les deux localités.

Vue 05 - Quimper : Vue du « bout des quais », sur l’Odet. 1857. Photographes Furne et Tournier. Collection Musée d’Orsay, inv. 1990-15-27

« Quimper, quoique centre de la vraie Bretagne, est distinct d’elle. Sa promenade d’ormeaux, le long de la rivière, qui coule entre les quais et porte navires, la rend fort coquette, et le grand hôtel de la préfecture, recouvrant à lui seul le petit delta de l’ouest, lui donne une tournure toute française et administrative.

Vous vous apercevez que vous êtes dans un chef-lieu de département, ce qui vous rappelle aussitôt les divisions par arrondissements, avec les grandes, moyennes et petites vicinalités, les comités d’instruction primaire, les caisses d’épargne, les conseils généraux et autres inventions modernes qui enlèvent toujours aux lieux qui en sont doués quelque peu de couleur locale pour le voyageur naïf qui la rêve… »

Le prieuré de Locmaria

En Bretagne, de nombreux lieux portent le nom de Locmaria… À un quart de lieue (environ 1 km) du centre de Quimper, nous sommes nécessairement dans un quartier qui, à l’époque, se situait à la périphérie de la ville.

Vue 06 – Le prieuré de Locmaria, par Max Jacob. 1927. Musée des Beaux-Arts de Quimper

« Étant à Quimper, nous sortîmes un jour par un côté de la ville et rentrâmes par l’autre, après avoir marché dans la campagne pendant huit heures environ…. […] Nous nous arrêtâmes d’abord à un quart de lieue de la ville, à Loc-Maria, ancien prieuré, jadis donné à l’abbaye de Fontevrault par Conan III. Le prieuré n’a pas, comme l’abbaye du pauvre Robert d’Arbriselle, été utilisé d’une ignoble manière. Il est abandonné, mais sans souillures. Son portail gothique ne retentit pas de la voix des garde-chiourmes, et s’il en reste peu de choses, l’esprit, du moins, n’éprouve ni révolte ni dégout. Il n’y a de curieux comme détail, dans cette petite chapelle d’un vieux roman sévère, qu’un grand bénitier posé sans pilier sur le sol et dont le granit taillé à pans est devenu presque noir. Large, profond, il représente bien le vrai bénitier catholique, fait pour y plonger tout entier le corps d’un enfant, et non pas ces cuvettes étroites de nos églises dans lesquelles on trempe le bout du doigt. »

La chapelle de Kerfeunteun

Kerfeunteun est un village des environs de Quimper, aujourd’hui rattaché à cette ville.

Vue 07 – La chapelle de Kerfeunteun, aux environs de Quimper. Carte postale (InfoBretagne.com)

« Vers trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes près les portes de Quimper, à la chapelle de Kerfeunteun. Il y a, au fond, une belle verrière du XVIe siècle, représentant l’arbre généalogique de la Trinité. Jacob en forme la souche et la croix du Christ le sommet, surmonté du Père éternel qui a la tiare au front. Le clocher carré figure sur chaque face un quadrilatère percé à jour, comme une lanterne, par une longue baie droite. Il ne pose pas immédiatement sur la toiture, mais, à l’aide d’une base amincie dont les quatre côtés se rétrécissent et se touchent presque, forme un angle obtus vers la crête du toit. En Bretagne, presque toutes les églises de villages ont de ces clochers-là. »

Pont-l’Abbé

Depuis Quimper, Pont-l’Abbé est à une vingtaine de kilomètres plus au sud-ouest. Nos voyageurs y portent ensuite leurs pas.

« … À cinq heures du soir, enfin, nous arrivâmes à Pont-l’Abbé, enduits d’une respectable couche de poussière et de boue qui se répandit de nos vêtements sur le parquet de la chambre de notre auberge… » Cette couche de poussière peut laisser supposer qu’ils ont emprunté une charrette ou une voiture à cheval sans capote ni protection…

Vue 08 – Pont-l’Abbé, l’église des Carmes. Dessin (InfoBretagne)

« Pont-l’Abbé est une petite ville fort paisible, coupée dans sa longueur par une large rue pavée. Les maigres rentiers qui l’habitent ne doivent pas avoir l’air plus nul, plus modeste et plus bête [sic].

Il n’y a à voir, pour ceux qui partout veulent voir quelque chose, [que] les restes insignifiants du château et de l’église ; une église qui serait passable d’ailleurs, si elle n’était encroûtée par le plus épais des badigeons qu’aient jamais rêvés les conseils de fabrique. La chapelle de la Vierge était remplie de fleurs : bouquets de jonquilles, juliennes, pensées, roses, chèvrefeuilles et jasmins mis dans des vases de porcelaine blanche ou dans des verres bleus, étalaient leurs couleurs sur l’autel et montaient entre les grands flambeaux vers le visage de la Vierge, jusque par-dessus sa couronne d’argent, d’où retombait un voile de mousseline à longs plis qui s’accrochait à l’étoile d’or du bambino de plâtre suspendu dans ses bras… […]

Là semble se concentrer toute la tendresse religieuse de la Bretagne ; voilà le repli le plus mol de son cœur… Il n’y a pas de fleurs dans la campagne, mais il y en a dans l’église ; on est pauvre, mais la Vierge est riche… On s’étonne de l’acharnement de ce peuple à ses croyances ; mais sait-on tout ce qu’elles lui donnent de délectation et de voluptés, tout ce qu’il en retire de plaisir ? »

Fête des battages

Vue 09 – Scène de battage en Bretagne – Coll. particulière

« Il faut assister à ce qu’on appelle ses fêtes, pour se convaincre du caractère sombre de ce peuple. Il ne danse pas, il tourne ; il ne chante pas, il siffle. Ce soir même, nous allâmes dans un village des environs, voir l’inauguration d’une aire à battre. Deux joueurs de biniou, montés sur le mur de la cour, poussaient sans discontinuer le souffle criard de leur instrument, au son duquel couraient au petit trot, en se suivant à la queue du loup, deux longues files d’hommes et de femmes  qui serpentaient et s’entrecroisaient. Les files revenaient sur elles-mêmes, tournaient, se coupaient et se renouaient à des intervalles inégaux. Les pas lourds battaient le sol, sans souci de la mesure, tandis que les notes aiguës de la musique se précipitaient l’une sur l’autre dans une monotonie glapissante…

Pendant près d’une heure que nous considérâmes cet étrange exercice, la foule ne s’arrêta qu’une fois, les musiciens s’étant interrompus pour boire un verre de cidre ; puis, les longues lignes s’ébranlèrent de nouveau et se remirent à tourner. À l’entrée de la cour, sur une table, on vendait des noix ; à côté était un broc d’eau-de-vie, par terre une barrique de cidre… »

Curieux jugements à l’emporte-pièce. Maxime Du Camp ne fait aucun effort pour comprendre ces Bretons, et l’on peut soupçonner que Gustave Flaubert partage les mêmes jugements…

Puis, avec la même froideur d’observateur extérieur, l’auteur termine le chapitre par la narration d’une scène de crime… Nous nous l’épargnerons…

*     *     *

Au cours de la prochaine étape, nous accompagnerons Flaubert et du Camp dans la poursuite de leur voyage vers Crozon et Landevennec.

Christian Bernadat

Bibliographie

Gustave Flaubert, Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne), en ligne

La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, Musée départemental Breton de Quimper, 2000

« Le périple de Flaubert en Morbihan en 1847 », Patrimoines et Archives, en ligne

Jean-Marie Williamson et Jean-Louis Tournade, Ports de mer, ports de rivière, Éd du Squall, juin 1983

Archives départementales du Morbihan, fonds de photographies stéréoscopiques Maurice Walker.

L’église de Locmaria sur Wikipédia

« Kerfeunteun », InfoBretagne.com, en ligne

L’image du mois #58 | Décembre

En ce frais mois de décembre, toute l’équipe du CLEM vous souhaite de belles fêtes de fin d’année !

Et ce mois-ci, l’image du mois est présentée par Chloé, nouvelle recrue de l’équipe, qui rejoint avec grand plaisir cette belle aventure et la famille du CLEM !

Félix Chevalier, Repas de famille, 1859, Série Sujets de fantaisie, F. Chevalier & A. Champeaux, collection Dupin

Comme dans ce Repas de Famille , qui appartient à la série des « Sujets de fantaisie », photographié en 1859 par Félix Chevalier, vous êtes sûrement en train de préparer de bons moments pour la fin du mois, entourés de vos proches, famille et amis.
Cette stéréo sur carton est une mise en scène élaborée, qui reprend les grands codes festifs : chandeliers, seaux à champagne au premier plan, nombreux mets sur la table et belles tenues sont ici au rendez-vous.
Cette année, pour des fêtes réussies …. fourbissez donc vos chandeliers !!

Collection Dupin

Cliquer sur l’image pour en voir la notice sur La Stéréothèque

Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855/1860

Neuvième épisode : excursion jusqu’au Cirque de Gavarnie, ascension du Pic de Bergons et du Pic du Midi

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu).

Vue générale sur le cirque de Gavarnie. 1868. Photographe Ernest Lamy. Collection Magendie, Mag6549

Plusieurs mois ont passé depuis notre huitième épisode : il est bien temps de poursuivre notre circuit dans les pas d’Hippolyte Taine.

Rappel des épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, traitement très recherché dans la bonne société parisienne. À seulement 27 ans, délaissant un temps ses activités littéraires, voici notre écrivain voyageur engagé dans un long périple pour l’époque : Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez, Pau, et enfin Les Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il s’établit le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs.

À l’issue de son séjour, il ne s’empresse pas de rentrer à Paris, mais reprend la route vers Saint-Sauveur et Luz, où il va séjourner encore plusieurs jours, le temps d’explorer les alentours avec son ami Paul (dont on ne sait rien).

On illustrera cet épisode de vues disponibles dans la Stéréothèque, cette fois essentiellement au sein de la collection Magendie, la plupart issues de séries sur le thème du Voyage aux Pyrénées, photos dont les auteurs sont souvent connus : Jean Andrieu, Alexandre Bertrand, Ernest Lamy.

Au cours de cette étape, on appréciera tout particulièrement la richesse des collections hébergées par la Stéréothèque, de surcroît à l’aide de vues prises à quelques années seulement du voyage de notre auteur. Elles permettent d’illustrer par le détail l’excursion d’Hippolyte Taine à Gavarnie, que l’auteur s’applique à décrire par le menu, comme un contrepoint aux « guides-manuels », jugés sans doute trop lapidaires, mais déjà largement disponibles.

Aller à Gavarnie…

L’excursion à Gavarnie est une des plus renommées et des plus recherchées du tourisme pyrénéen, déjà dans les années 1840. Depuis la Révolution, une route a été tracée pour surveiller et tenir la frontière contre les incursions espagnoles. Cette voie a conduit un grand nombre de personnes à découvrir la beauté et les richesses de cette région, suscitant très tôt de nombreuses recherches botaniques, géologiques et topographiques.

Ensuite, Victor Hugo, avec son Voyage aux Pyrénées de Bordeaux à Gavarnie publié en 1843, ou le géographe et cartographe Franz Schrader, ont amplement contribué à ériger l’excursion au cirque de Gavarnie en étape obligée du tourisme pyrénéen.

La route du cirque de Gavarnie au départ de Luz-Saint-Sauveur. 1868. Photographe Ernest Lamy. Collection Magendie, Mag6552

Au moment du voyage de Taine, l’excursion au cirque de Gavarnie est donc déjà un incontournable de tout voyage aux Pyrénées. Notre auteur n’est pas dupe, et c’est avec quelque humour qu’il évoque cette injonction mondaine, à bien des égards similaire à l’attitude d’un « touriste de masse » contemporain :

« De Luz à Gavarnie il y a six lieues [environ 19 km]. Il est enjoint à tout être vivant et pouvant monter un cheval, un mulet, un quadrupède, de visiter Gavarnie ; à défaut d’autres bêtes, il devrait, toute honte cessant, enfourcher un âne. Les dames et les convalescents s’y font conduire en chaise à porteur.

Vue 01 – Excursion à Gavarnie à la Belle époque. Coll. part.

Sinon, pensez quelle figure vous ferez au retour. « Vous venez des Pyrénées, vous avez vu Gavarnie ? – Non. – Pourquoi donc êtes-vous allé aux Pyrénées ? »… Vous baissez la tête, et votre ami triomphe, surtout s’il s’est ennuyé à Gavarnie… Vous subissez [alors] une description de Gavarnie, d’après la dernière édition du guide-manuel ! […] Il n’y a que deux ressources : apprendre par cœur une description ou faire le voyage… J’ai fait le voyage, et je vais donner la description. »

Et, de fait, Taine va nous faire partager son excursion étape par étape, et, pour ainsi dire, quart d’heure par quart d’heure.

La route de Sia

Les trois ponts superposés sur la route de Sia. 1862-1863. Photographe Alexandre Bertrand. Collection Magendie, Mag6296

« On part à six heures du matin, par la route de Scia [sic], dans le brouillard, sans rien voir d’abord que de grandes formes confuses d’arbres et de rochers… […]

À Scia, la route passe par un petit pont fort élevé, qui domine un autre pont grisâtre, abandonné. [Depuis le pont supérieur, notre voyageur n’a pas la possibilité d’apercevoir le troisième pont, le plus ancien et le plus bas – datant de 1712]. Le double étage d’arcades se courbe gracieusement au-dessus du torrent bleu ; cependant une clarté pâle flotte déjà dans la vapeur diaphane ; une gaze dorée ondule sur le Gave ; le voile aérien s’amincit et va s’évanouir. »

Le pont de Gèdres

Le pont de Gèdre. 1862-1863. Photographe Ernest Lamy. Collection Magendie, Mag6234

« Nous tournons un second pont, et nous entrons dans la campagne de Gèdres [sic], verdoyante et cultivée ; les foins sont en tas ; on coupe les moissons ; nos chevaux marchent entre deux haies de noisetiers ; nous longeons des vergers : mais la montagne est toujours voisine ; le guide nous montre un rocher haut comme trois hommes, qui roula il y a deux ans et broya une maison. »

Le village de Gèdre. 1896-1930. Photographe inconnu. Collection Magendie, Mag2139

« La nation française […] est mal représentée à Gèdres. D’abord paraît un long douanier moisi, qui vise le laisser-passer des chevaux ; avec son habit jadis vert, le pauvre homme a l’air d’avoir séjourné une semaine dans la rivière. Sitôt qu’il nous lâche, une bande de polissons, garçons et filles, fond sur nous : les uns tendent la main, les autres veulent nous vendre des pierres ; ils font signe au guide d’arrêter ; ils réclament les voyageurs ; deux ou trois tiennent la bride de chaque bête, et tous ensemble crient : « La grotte ! la grotte ! » Force est de se résigner et de voir la grotte. »

Le chaos de Gavarnie

Le Chaos de Gavarnie. 1862-1863. Photographe Jean Andrieu. Collection Magendie, Mag6237

« Après Gèdres est une vallée sauvage qu’on nomme le Chaos, et qui est bien nommée. Là, au bout d’un quart d’heure, les arbres disparaissent, puis les genévriers et les buis, enfin les mousses : on ne voit plus le Gave, tous les bruits cessent. C’est la solitude morte et peuplée de débris. Trois avalanches de roches et de cailloux écrasés sont descendues de la cime jusqu’au fond. L’effroyable marée, haute et longue d’un quart de lieue, étale comme des flots ses myriades de pierres stériles, et la nappe inclinée semble encore glisser pour inonder la gorge. »

« Cent pas plus loin, l’aspect de la vallée devient formidable. Des troupeaux de mammouths et de mastodontes de pierre gisent accroupis sur le versant oriental, échelonnés et amoncelés dans toute la pente. »

Le village de Gavarnie

Le village de Gavarnie. 1862. Photographe Jean Andrieu. Collection Magendie, Mag6242

« Gavarnie est un village fort ordinaire, ayant vue sur l’amphithéâtre qu’on vient visiter.

Vue sur le Gave de Gavarnie. 1865-1905. Photographe Philippe Viron. Collection Magendie, Mag0755

« Lorsqu’on l’a quitté, il faut encore faire une lieue dans une triste plaine, à demi engravée par les débordements d’hiver ; les eaux du Gave sont fangeuses et ternes ; un vent froid souffle du cirque ; les glaciers, parsemés de boue et de pierres, sont collés au versant comme des plaques de plâtre sali. […]

Les chevaux passent le Gave à gué, en trébuchant, glacés par l’eau des neiges. Dans cette solitude dévastée, on rencontre tout d’un coup le plus riant parterre. Un peuple de beaux iris se presse dans le lit d’un torrent desséché ; le soleil traverse de ses rayons d’or leurs pétales veloutés d’un bleu tendre… […] Nous gravissons un dernier tertre, semé d’iris et de roches. »

Le refuge de Gavarnie et les glaciers

Le refuge (en bas de la vue) et les glaciers de Gavarnie. 1862-1868. Photographe Jean Andrieu. Collection Magendie, Mag6431

« Là est une cabane où l’on déjeune [déjà un refuge, en 1855 !] et où on laisse les chevaux. On s’arme d’un grand bâton, et l’on descend sur les glaciers du cirque. Ces glaciers sont fort laids, très sales, très inégaux, très glissants ; on court à chaque pas un risque de tomber, et, si l’on tombe, c’est sur des pierres aigües ou dans des trous profonds. Ils ressemblent beaucoup à des plâtras entassés, et ceux qui les ont admirés ont de l’admiration à revendre… »

Vue 02 - Le cirque de Gavarnie en été, années 2020. Photo iStock

Nous pouvons constater qu’au milieu du XIXe siècle, en plein été, le glacier de Gavarnie descendait jusqu’au refuge ! Nous en sommes bien loin aujourd’hui : désormais (et cela au moins depuis 2018), pratiquement plus de glace à Gavarnie en été !

« Après les glaciers, nous trouvons une esplanade en pente ; nous grimpons pendant dix minutes en nous meurtrissant les pieds sur des quartiers de roches tranchantes. Depuis la cabane nous n’avions pas levé les yeux, afin de nous réserver la sensation entière. Ici enfin nous regardons.

Le cirque de Gavarnie. 1868. Photographe Ernest Lamy. Collection Calvelo, CAL0462

Une muraille de granit couronnée de neige se creuse devant nous en cirque gigantesque. Ce cirque a douze cents pieds de haut, près d’une lieue de tour, trois étages de murs perpendiculaires, et, sur chaque étage, des milliers de gradins. La vallée finit là ; le mur est d’un seul bloc, inexpugnable. Les autres sommets crouleraient, que ses assises massives ne remueraient pas.

Là est la borne de deux contrées et de deux races ; c’est elle que Roland voulut rompre, lorsque d’un coup d’épée il ouvrit une brèche à la cime. Mais l’immense blessure disparaît dans l’énormité du mur invaincu. Trois nappes de neige s’étalent sur les trois étages d’assises. Le soleil tombe de toute sa force sur cette robe virginale sans pouvoir la faire resplendir. Elle garde sa blancheur mate. Tout ce grandiose est austère ; l’air est glacé sous les rayons du Midi ; de grandes ombres humides rampent au pied des murailles. »

Les cascades de Gavarnie

Les cascades de Gavarnie. 1863. Photographe Jean Andrieu. Collection Magendie, Mag6241

« Les seuls habitants sont les cascades assemblées pour former le Gave. Les filets d’eau arrivent par milliers de la plus haute assise, bondissent de gradin en gradin, croisent leurs raies d’écume, serpentent, s’unissent et tombent par douze ruisseaux qui glissent […] en traînées floconneuses pour se perdre dans les glaciers du sol. La treizième cascade sur la gauche a douze cent soixante-six pieds de haut. Elle tombe lentement, comme un nuage qui descend, ou comme un voile de mousseline qu’on déploie ; l’air adoucit la chute ; l’œil suit avec complaisance la gracieuse ondulation du beau voile aérien. Elle glisse le long du rocher, et semble plutôt flotter que couler. Le soleil luit, à travers son panache, de l’éclat le plus doux et le plus aimable. Elle arrive en bas comme un bouquet de plumes fines et ondoyantes, et rejaillit en poussière d’argent ; la fraîche et transparente vapeur se balance autour de la pierre trempée, et sa traînée qui rebondit monte légèrement le long des assises. L’air est immobile ; nul bruit, nul être vivant dans cette solitude. On n’entend que le murmure monotone des cascades, semblable au bruissement des feuilles que le vent froisse dans une forêt. »

Retour à Gavarnie

Vue 03 - Les touristes à Gavarnie en admiration devant le spectacle du Cirque. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 363

« Nous rencontrâmes au village nos compagnons de route qui s’étaient assis. Les bons touristes, fatigués, s’arrêtent ordinairement à l’auberge, dînent substantiellement, se font apporter une chaise sur la porte, et digèrent en regardant le cirque, qui de là paraît haut comme une maison. Sur quoi ils s’en retournent, louant ce spectacle grandiose, et très contents d’être venus aux Pyrénées… »

L’ascension du Pic de Bergons

Le Pic de Bergons (à l’époque dénommé sommet du Bergonz) culmine à 2068 m. Mais il est accessible à tout marcheur. Cela explique que, malgré l’altitude, Taine se soit lancé à son ascension, beaucoup moins recherchée que la montée au cirque de Gavarnie. Il en fait la description « pour être utile à ses semblables » écrit-il, c’est-à-dire pour alimenter les récits de voyage, aussi populaires, à l’époque, que les « guides-manuels » aux voyageurs.

Vue 04 – Le Pic de Bergons (en haut à droite) dans la vallée de Luz-Saint-Sauveur. Carte Postale. Coll. Part

« Il faut être utile à ses semblables ; je suis monté sur le Bergonz, pour avoir au moins une ascension à raconter.

Un sentier pierreux, en zigzag, écorche la montagne verte de sa traînée blanchâtre. La vue change à chaque détour. Au-dessus et au-dessous de nous des prairies, des faneuses, de petites maisons collées au versant comme des nids d’hirondelles. Plus bas, une fondrière immense de roc noir, où de tous côtés accourent des ruisseaux d’argent. À mesure que nous nous élevons, les vallées se rétrécissent et s’effacent, les montagnes grises s’élargissent et s’étalent dans leur énormité. Bientôt l’herbe utile disparaît ; des mousses roussies, des milliers de rhododendrons, revêtent les escarpements stériles ; la route se dégrade sous l’effort des sources perdues ; elle s’encombre de pierres roulées.

Vue 05 – Le Gave et le Pic de Bergons. Carte postale. Coll. part.

On atteint enfin une crête nue, où l’on descend de cheval ; là commence l’arrête de la montagne. On marche pendant dix minutes sur un tapis de bruyères serrées, et l’on est sur la plus haute cime. Quelle vue ! Tout ce qui est humain disparaît : villages, enclos, cultures, on dirait des ouvrages de fourmis. J’ai deux vallées sous les yeux, qui semblent de petites bandes de terres perdues dans un entonnoir bleu.

Au nord, les vallées de Luz et d’Argelès s’ouvrent dans la plaine par une percée bleuâtre, brillantes un éclat terne, et semblables à deux aiguières d’étain bruni. À l’ouest, la chaîne de Barèges s’allonge en scie jusqu’au Pic du Midi, énorme hache ébréchée, tachée de plaques de neige. »

L’ascension du Pic du Midi de Bigorre

Le pic du Midi de Bigorre (au fond à droite) depuis la vallée de Tramézaïgues. 1862. Photographe Jean Andrieu. Collection Magendie, Mag6214

Le pic de Midi de Bigorre culmine à 2876 m. Pourtant, depuis 1858, il est accessible en 3 ou 4 heures de cheval ; une auberge y est même présente au sommet. Par contre, l’observatoire qui en caractérise aujourd’hui le sommet n’a été construit qu’entre 1873 et 1882. C’est donc un pic vierge de toute installation autre que l’auberge que l’ami de notre voyageur devrait découvrir.

Mais le dénouement est particulièrement décevant : à cette altitude, le beau temps est rare, même en été. Par ailleurs, si, en ce XIXe siècle, l’ascension est physiquement réalisable, par contre l’altitude représente encore un défi, notamment vestimentaire, car on ne dispose pas de tenues véritablement adaptées. On appréciera l’humour glacial du narrateur à travers le laconisme de son récit…

« Paul est monté sur le pic du Midi de Bigorre ; voici son journal de voyage :

Départ à quatre heures du matin dans la vapeur. Les pâturages de Tau à travers la vapeur ; on voit la vapeur. Le lac d’Oncet à travers la vapeur : même vue.

Hourque des cinq Ours. Plusieurs taches blanches ou grisâtres, dans un fond blanchâtre ou grisâtre. […] Commencement de l’escarpement ; montée au pas, à la queue l’un de l’autre ; cela me rappelle le manège Leblanc, et les cinquante chevaux qui avancent gracieusement dans la sciure de bois… […].

Première heure : vue du dos de mon guide et de la croupe de son cheval… […]

Deuxième heure : la vue s’élargit ; j’aperçois l’œil gauche du cheval et du guide. Cet œil est borgne ; il ne perd rien.

Troisième heure : la vue s’élargit encore. Vue de deux croupes de cheval et deux vestes de touristes, qui sont à quinze pieds au-dessus de nous […].

Quatrième heure : joie et transports ; le guide me promet, pour la cime, la vue d’une mer de nuages.

Vue 06 – La mer de nuages au pic du Midi. Vue contemporaine. Photo site Picdumidi.com

Arrivée : vue de la mer de nuages. Par malheur nous sommes dans un des nuages. Aspect d’un bain de vapeur quand on est dans le bain.

Bénéfices : rhume de cerveau, rhumatisme aux pieds, lombago, congélation, bonheur d’un homme qui aurait fait huit heures antichambre, dans une antichambre sans feu.

– Et cela arrive souvent ? – Deux fois sur trois… Les guides jurent que non. »

* * *

Épisode suivant : nous progresserons dans le périple de Taine et de son ami, en parvenant à Bagnères-de-Luchon.

Christian Bernadat

Bibliographie

L’image du mois #57 | Novembre

Ce mois-ci, l’image de novembre nous est présentée par Philippe Marty, dont la collection familiale (collection Heude) est en train de rejoindre nos fonds :

Voilà une image qui fait le pont entre les premiers outils de la photo et les dernières technos digitales !
On traverse les générations avec cette prise de vue réalisée grâce à l’appareil photo de mon grand-père : un Heidoscop (voir cette page pour une présentation détaillée de l’engin) des années trente, qu’il avait acheté avec un dos à plaques de verre et fait modifier pour recevoir des rouleaux de film 120 (6×6).
Philippe Marty, Les envahisseurs, 2022

 

 

Pour conserver l’esprit vintage, j’ai choisi une pellicule au look d’époque, la Fomapan 400 en édition limitée… Développement maison du négatif, à l’ancienne.

Puis, c’est là qu’on bascule dans le 21ème siècle : scan réalisé via un ordinateur connecté à un appareil photo positionné au dessus du négatif. Le négatif est maintenu par un support dont une partie a été adaptée grâce à une imprimante 3D, le tout posé sur une plaque d’éclairage LED…Vous me suivez ? Un jour, je tâcherai de faire une photo de l’installation, promis.
 
Bref, une fois l’image captée sur l’ordinateur, je fais un certain nombre de réglages dans Lightroom pour optimiser mes paires de vues stéréo et je les traite enfin dans StereoPhoto Maker  (merci à l’équipe du CLEM pour m’avoir orienté vers ce logiciel) pour créer facilement les cartes stéréo et/ou les anaglyphes tels qu’on les voit ici.

Pour le plaisir de cette image du mois, nous avons retenu un sujet en forme de clin d’œil qui prolonge le pont entre les générations.
Un appareil photo du début du 20ème siècle a réussi à prendre une image en relief d’une soucoupe volante au-dessus des bassins à flots de Bordeaux. Mon grand-père aurait eu du mal à avaler cette histoire, et pourtant !

Merci une nouvelle fois au Clem pour cette mise en lumière et pour tout leur travail autour de la stéréoscopie, quelle belle énergie !

Philippe Marty

Réflexions et menus propos autour d’une curieuse vue stéréoscopique illuminée

Photographe inconnu, Troyes, la rue de l'Hôtel-de-Ville, entre 1857 et 1860, collection Toussaint - cliquer sur l'image pour voir sa notice sur la Stéréothèque

La présentation de cette vue illuminée – un cadre blanc percé de deux fenêtres carrées aux coins arrondis bordées d’une frise de perles gaufrées – est assez inhabituel pour une photographie sur ce thème.

Le tirage sur papier salé est anonyme et une légende est manuscrite à la plume au dos : « Fête Dieu à Caen ».

Verso de la carte

Pour le bon Champenois du sud que nous sommes, cette mention fait bondir. Une cathédrale avec une tour unique ornée d’une grosse horloge et surmontée de deux clochetons : nous sommes sans conteste à Troyes. La rue de l’Hôtel-de-Ville ainsi nommée en 1851, ancien Vicus Magnus des comtes de Champagne et aujourd’hui rue Georges-Clémenceau, se déploie devant nos yeux. On aperçoit à droite les arcs-boutants de la basilique Saint-Urbain et les façades des maisons démolies entre les deux guerres pour créer la place Vernier devant l’église. Voilà pour la localisation.

La datation est aisée. Monsieur Michel-Gotorbe, sabotier, dont le nom apparaît partiellement à droite derrière l’enseigne très parlante de sa boutique, s’est installé là en 1856. Les annuaires commerciaux mentionnent sa présence dans ces locaux entre 1857 et 1860. Il avait remplacé M. Philippe, cabaretier dont le nom est encore bien lisible sous les fenêtres du second étage. C’est donc au cours de ces années-là que la prise de vue a eu lieu.

Ces précisions ne sont toutefois pas plus curieuses que celles que l’on peut trouver en examinant soigneusement des milliers de vues stéréoscopiques.

Plus remarquable est le travail réalisé au dos du papier sensible.

L’observation de cette vue à contre-jour nous place dans une ambiance nocturne. Les immeubles sont ombrés par des à-plats de gris et le ciel est coloré d’un bleu de Prusse très sombre. Les parties visibles du sol sont rehaussées de blanc.

Vue en couleurs (placée à la lumière)

Une scène très animée, véritable enluminure, emplit la rue d’une foule colorée. La perspective est parfaitement respectée de même que le décalage nécessaire à l’effet stéréoscopique. Les personnages du premier plan entrent partiellement dans le champ à la manière d’une prise de vue photographique.

La procession s’avance avec, en tête, la bannière rouge et or du Saint-Sacrement dont deux jeunes-filles en robe blanche et deux personnages en chasuble rouge tiennent les cordons. Plus loin, émergeant du moutonnement des têtes, un dais, rouge et or lui aussi, signale sans doute la présence des autorités ecclésiastiques. Les deux files de porteurs de cierges qui encadrent ce défilé, les lanternes de la bannière et du dais et même les cabochons ornant les vêtements sacerdotaux sont « illuminés  » par des trous d’épingles dans la photographie.

En grattant légèrement la couche sensible de l’épreuve, on a fait apparaître le cadran et les aiguilles de la grosse horloge de la tour Saint-Pierre : il est 19 h. (La Fête-Dieu se déroulant au mois de juin, cet horaire est peu vraisemblable !)

Malgré l’exiguïté de l’espace qui lui est consacré, l’ensemble est une véritable miniature très soigneusement dessinée et peinte.

La dernière feuille de papier translucide destinée à protéger la feuille peinte a été arrachée, laissant de malencontreuses traces de collage. Sans doute était-elle trop opaque pour que la transparence soit satisfaisante.

Inévitables, les questions fusent :  » qui l’a photographié ? Et qui l’a peint ? « 

Nous proposons une hypothèse argumentée qui, comme beaucoup d’hypothèses n’attend que d’autres arguments pour être confirmée ou démentie.

La légende manuscrite  » La Fête-Dieu à Caen  » a sans doute été ajoutée postérieurement. Un marchand opportuniste, peut-être, où un collectionneur lointain… On ne le saura sans doute jamais, mais, Troyen ou Caennais, il suffit de lever le nez pour constater l’incongruité. Toutefois, on peut aussi imaginer qu’elle ne concerne que la scène de procession et que la photographie n’a été utilisée que comme fond passe-partout.

Depuis 1857, un dessinateur reconverti en photographe règne pratiquement sans concurrence sur le petit monde des très rares chevaliers troyens du collodion et de l’albumine. Installé au sommet d’un immeuble proche de l’Hôtel-de-Ville dans un atelier entièrement vitré, il s’est forgé très vite une réputation de qualité et de sérieux. De son nid d’aigle, il a une vue plongeante sur l’enfilade des maisons de la rue qui nous préoccupe actuellement. Le lieu de la prise de vue se trouve d’ailleurs à quelques dizaines de mètres de ses locaux, ce qui est bien pratique pour traiter, par exemple, des plaques de verre au collodion humide qui ne doivent pas sécher pendant les manipulations.

Entre 1857 et 1860, Gustave Lancelot, puisque c’est de lui dont il s’agit, complétait son activité de photographe portraitiste par la création d’une longue série de 72 vues stéréoscopiques des rues, monuments et vestiges anciens de la ville de Troyes. Il présentera ces vues à l’exposition de Troyes de 1860, qui, pionnière en la matière, acceptait les photographes dans sa section des beaux-arts. Il y remporta récompenses, notoriété et félicitations de la presse.

Comment ne pas envisager qu’il soit l’auteur de notre photographie ?

Il était dessinateur et peintre émérite qui représentait monuments et paysages avec une précision … photographique. Pourquoi ne serait-il pas l’auteur de l’animation nocturne qui enrichit notre photo ?

Son frère, Dieudonné Lancelot était un dessinateur professionnel de grand talent qui fournissait des dessins à nombre de revues illustrées telles que le Monde Illustré, le Magasin Pittoresque, ou le Tour du Monde. Lui aussi n’aurait eu aucune difficulté à créer cette miniature.

Nous serions alors en présence d’un exercice de style, d’un essai destiné à évaluer la rentabilité financière de telles créations. En existe-t-il d’autres ?

Voilà bien des questions sans réponses et des pistes qui tournent court, qui nous valent au moins d’avoir eu le plaisir d’y réfléchir.