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Le voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine – Épisode 2

Deuxième épisode : de Bordeaux à Saint-Jean-de-Luz

Route à travers les Landes (1900-1925). Collection Paladini, MP1016

Rappel du premier épisode :

Hippolyte Taine est un des plus tardifs à réaliser son Voyage aux Pyrénées, en 1855, dans le but de suivre une cure médicale, soins alors très à la mode dans la bonne société parisienne. Pour ce voyage, à seulement 27 ans, il a pris une sorte de « congé sabbatique ». Il commence sa narration à Bordeaux, après un crochet par Royan.

La traversée des Landes

Pour la suite de son périple, Taine va traverser les Landes, cette fois en malle-poste, et faire étape à Bayonne, Biarritz et Saint-Jean-de-Luz. Il nous fait partager un regard souvent inattendu sur les sites et les villes qu’il traverse, toujours à la recherche du pittoresque, selon une vision très « parisienne » : les Landais, les Pyrénéens qu’il rencontre sont décrits comme des personnages assez « exotiques » ; visiter ce sud-ouest, c’est explorer un monde lointain d’autochtones aux attitudes pour le moins pittoresques… !

Il est temps de nous embarquer pour cette seconde étape, que nous tenterons d’illustrer de vues prises au plus proche de l’époque de son voyage, en fonction des ressources de la Stéréothèque.

« Autour de Bordeaux, des collines riantes, des horizons variés, de fraîches vallées, une rivière peuplée par la navigation incessante, une suite de villes et de villages harmonieusement posés sur les coteaux ou dans les plaines…

Au-dessous de Bordeaux, un sol plat, des marécages, des sables, une terre qui va s’appauvrissant, des villages de plus en plus rares, bientôt le désert… »

Le désert landais (1900-1912), Collection SAB, SAB212

« Des bois de pins passent à droite et à gauche, silencieux et ternes. Chaque arbre porte au flanc la cicatrice des blessures par où les bûcherons ont fait couler le sang résineux qui le gorge ; la puissante liqueur monte encore dans ses membres avec la sève, transpire par ses flèches visqueuses et par sa peau fendue ; une âpre odeur aromatique emplit l’air. »

La forêt des Landes, exploitation résinière (1915-1940), Collection Vergnieux, RVX751
Vue 1. Les Landes, illustration de Gustave Doré, 3e édition, page 14

Dax

La malle-poste traverse Dax. Taine y porte un regard bref et surprenant : « J’ai vu Dax en passant, et je ne me rappelle que deux files de murs blancs, d’un éclat cru, où ça et là des portes basses enfonçaient leur cintre avec un relief étrange. Une vieille cathédrale, toute sauvage, hérissait ses clochetons et ses dentelures au milieu du luxe de la nature et de la joie de la lumière, comme si le sol crevé eût jadis poussé hors de sa lave un amas de souffre cristallisé. »

La cathédrale de Dax (1891-1915), Collection Magendie, MAG3194
Vue 2. La Cathédrale Notre-Dame de Dax (1890), (Dossiers-inventaire-aquitaine.fr)

La photo ci-dessus nous permet de comprendre le jugement abrupt de Taine de « vieille cathédrale sauvage… » : quelque peu massive à l’époque, en effet !

A l’occasion d’une halte, l’auteur assiste à une scène dont il savoure l’exotisme méridional : « Le postillon, bon homme, prend une pauvresse en route, et la met à côté de lui sur son siège. Quels gens gais ! Elle chante en patois, le voilà qui chante, le conducteur s’en mêle, puis un des gens de l’impériale. Ils rient de tout cœur ; leurs yeux brillent. Que nous sommes loin du Nord ! Dans tous ces méridionaux il y a de la verve… ; à la moindre ouverture, elle jaillit comme une eau vive en plein soleil… Cette pauvresse m’amuse. Elle a cinquante ans, point de souliers, des vêtements en lambeaux, pas un sou dans sa poche… »

Bayonne

« Bayonne est une ville gaie, originale, demi-espagnole. Partout gens en veste de velours et en culotte courte ; on entend la musique âpre et sonore de la langue qu’on parle au-delà des monts… » Mais, « un joli palais épiscopal, élégant et moderne, enlaidit encore la cathédrale. Le pauvre monument avorté lève piteusement, comme un moignon, son clocher arrêté depuis trois siècles… »

La cathédrale de Bayonne (1851-1870), Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0032

Voici encore un étrange jugement. Mais celui-ci s’explique : la construction du clocher a été interrompue au XVe siècle. Ce n’est qu’en 1884, à l’occasion de sa restauration entreprise dès 1877, qu’on lui adjoint ses deux clochers que l’on voit aujourd’hui. Lors du passage de Taine, l’édifice, d’un style gothique champenois, privé de flèches, a en effet une allure assez massive.

Vue 3. La Cathédrale Ste-Marie de Bayonne, telle que Taine l’a vue, (gravure de 1812). Collection Sœurs Feuillet
Vue 4. La Cathédrale Ste-Marie de Bayonne telle que Taine a pu la voir. Photo d’avant 1883, avant la construction des flèches, par Médéric Mieusement (MH 0000275)
Vue 5. Le vieux Bayonne aux environs de la cathérale, illustration de Gustave Doré, 3e édition, page 17

Taine entre dans l’édifice ; il porte à son sujet un jugement triste et sévère qui nous fait penser à celui qu’il a formulé en visitant le cloître de la cathédrale Saint-André de Bordeaux :

« J’étais tout chagrin de cette décrépitude, et une fois entré, je me suis trouvé plus triste encore. L’obscurité tombait de la voûte comme un suaire ; je ne distinguais rien que des piliers vermoulus, des tableaux enfumés, des pans de murs verdâtres… Je voyais le spectre du Moyen Âge… Ces sombres voûtes, ces colonnettes, ces rosaces sanglantes, appelaient des rêves et des émotions que nous ne pouvons plus avoir… »

Notons que lors de sa visite du même site quelques années plus tôt, Victor Hugo, au contraire, se montra enthousiaste : l’a priori du visiteur est donc prépondérant, ce qui n’est pas pour nous surprendre !

Vue 6. La Porte de la sacristie avant 1883 par Médéric Mieusement (MH 00013534)

En fait, notre auteur est totalement imprégné de la vision médiévale, « troubadouresque », en vogue au XIXe siècle : dans son fantasme, le Bayonne médiéval était une sorte de cour des miracles !

« Il faudrait sentir ici ce que sentaient les hommes, il y a six cents ans, quand ils sortaient en fourmilières de leurs taudis, de leurs rues sans pavés, larges de six pieds, cloaques d’immondices, qui exhalaient la lèpre et la fièvre ; quand leur corps sans linge, miné par les famines, envoyait un sang pauvre à leur cerveau brut ; quand les guerres, les lois atroces et les légendes de sorcellerie emplissaient leurs rêveries d’images éclatantes et lugubres… »

[Pour me délivrer de ces visions] «… je suis allé sur le port ; c’est une longue allée de vieux arbres au bord de l’Adour…»

Les Allées marines à Bayonne (1862), Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0458

« Il est tout gai et pittoresque. Des bœufs graves, le front baissé, tirent les poutres qu’on décharge… Les navires en file s’amarrent au quai ; les cordages grêles dessinent leur labyrinthe sur le ciel, et les matelots y pendent accrochés comme des araignées dans leur toile… »

Bayonne, le quai de Lesseps (1856-1858), Collection Magendie, MAG6332

« … Les tonneaux, les ballots, les pièces de bois, sont pêle-mêle sur les dalles. On sent avec plaisir que l’homme travaille et prospère. »

Vue 7. Le Port de Bayonne par Gustave Doré, 3e édition, page 19

Digression sur Pé de Puyane

Vue 8. Pé de Puyane par Gustave Doré, 3e édition, page 22

Taine séjourne quelques jours à Bayonne. « Il pleut ; l’auberge est insupportable ; on s’étouffe sous les arcades ; je m’ennuie au café, et je ne connais personne. La seule ressource est d’aller à la bibliothèque… »

Il est reçu par le conservateur et se fait proposer toutes sortes de vieux livres : le voici plongé dans une histoire médiévale pleine de rebondissements comme il les aime sur un personnage haut en couleur : une digression de 17 pages, tout de même…, que nous nous épargnerons !

Biarritz

Notre auteur-voyageur reprend son périple jusqu’à Biarritz. « A une demie-lieue, au tournant d’un chemin, on aperçoit un coteau d’un bleu singulier : c’est la mer. Puis, on descend, par une route qui serpente, jusqu’au village »

La côte des Basques à Biarritz (1855-1899), Collection SAB, SAB234

Mais, Taine nous sert toujours des jugements inattendus : « Triste village, sali d’hôtels blancs réguliers, de cafés et d’enseignes, échelonnés par étage sur la côte aride… ». Nous sommes déjà à l’ère de la villégiature mondaine. Décidément, Taine n’apprécie pas la modernité de son époque !

Biarritz (1856-1858), Collection Magendie, MAG6326

« … pour port, une plage et deux criques vides. La plus petite cache dans son recoin de sable deux barques sans mâts ni voiles, qu’on dirait abandonnées. »

Biarritz, le port des pêcheurs (1856-1858), Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0004

« L’eau ronge la côte ; de grands morceaux de terre et de pierre, durcis par son choc, lèvent à cinquante pieds du rivage leur échine brune et jaune, usés, fouillés, mordus, déchiquetés, creusés par la vague, semblables à un troupeau de cachalots échoués… »

Biarritz, le port de l’Impératrice (1856-1858), Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0010

« …si loin que le regard porte, c’est une agitation maladive de vagues ternes, entrecroisées et disloquées, sorte de peau mouvante qui tressaille, et se tord sous une fièvre intérieure ; de temps en temps, une raie d’écume qui les traverse marque un soubresaut plus violent. »

Vue 9. Le ressac sur le rocher par Gustave Doré, 3e édition, page 41

« … Vers le soir l’air s’éclaircit et le vent tombe. On aperçoit la côte d’Espagne et sa traînée de montagnes adoucie par la distance. »

Vue 10. Vue de la côte vers l’Espagne par Gustave Doré, 3e édition, page 40

« Il y a un phare au nord du village, sur une esplanade de grève et d’herbes piquantes. Les plantes sont ici aussi âpres que l’Océan. »

Le phare de Biarritz (1903-1905), Collection Lasserre, JPL160

Nous l’avons compris, Taine n’apprécie pas le monde de la villégiature et des bains de mer ! « Ne regardez pas la plage à gauche ; les piquets de soldats, les baraques de baigneurs, les ennuyés, les enfants, les malades, le linge qui sèche, tout cela est triste comme une caserne et un hôpital. »

La plage à Biarritz (1855-1899), Collection SAB, SAB232

Saint-Jean-de-Luz

« Il a plu toute la nuit ; mais, le matin, un vent sec à séché la terre, et je suis allé à Saint-Jean-de-Luz en longeant la côte. Partout, des falaises rongées plongeant à pic ; des tertres mornes, des sables qui s’écroulent… L’Océan déchire et dépeuple sa plage. Tout souffre par le voisinage du vieux tyran. En contemplant ici son aspect et son œuvre, on trouve vraies les superstitions antiques. C’est un dieu lugubre et hostile, toujours grondant, sinistre, aux caprices subits, que rien n’apaise, que nul ne dompte… »

Saint-Jean-de-Luz, vue générale (1862-1868), Collection Magendie, MAG6388

Nouveau jugement inattendu de notre auteur : « Saint-Jean-de-Luz est une vieille petite ville aux rues étroites, aujourd’hui silencieuse et déchue… »

Vue 11 - Place Louis XIV aux alentours de 1882 (à gauche de l'image la maison où demeura Louis XIV en 1660) (Wikipedia)

Cette vision est étonnante pour une petite ville chargée d’histoire et normalement animée comme toujours en Pays Basque.

Taine nous met sur la voie : « A présent le port est vide ; cette terrible mer de Biscaye a trois fois brisé sa digue. Contre la houle grondante amoncelée depuis l’Amérique, nul ouvrage d’homme ne tient. L’eau s’engouffrait dans le chemin et arrivait comme un chenal de course aussi haut que les quais, fouettant les ponts, secouant ses crêtes, creusant sa vague… »

La rade de Sainte-Barbe à Saint-Jean-de-Luz (1856-1858), Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0575

Une ville sans activité et un port silencieux : il y a une explication à ce constat. Depuis la fin du XVIIe siècle, Saint-Jean-de-Luz a connu des années noires : les tempêtes de plus en plus violentes, effritant peu à peu ses protections, sapent la dune, et inondant régulièrement la ville tout entière. Malgré l’édification d’un perré à la fin du règne de Louis XVI, celui-ci fut à nouveau emporté plusieurs fois entre 1782 et 1823 ; le quartier de la Barre, notamment, subit régulièrement les assauts de la mer, emportant petit à petit une partie des édifices et détruisant à chaque fois les embarcations de pêche.

Il faut attendre l’arrivée de Napoléon III sur la côte basque, au milieu du XIXe siècle, pour que ce dernier, sensible au désarroi des habitants, fasse entreprendre de grands travaux : la construction des digues de Socoa, de Sainte-Barbe et de l’Artha qui, depuis le début du XXe siècle, ferment la rade et façonnent désormais le paysage luzien.

En route vers les Pyrénées

« La route monte et descend en tournoyant sur de hautes collines qui marquent le voisinage des Pyrénées. A chaque tournant la mer reparaît, et c’est un spectacle singulier que cet horizon subitement abaissé, et ce triangle verdâtre qui va s’élargissant du côté du ciel. Deux ou trois villages s’allongent échelonnés de haut en bas sur la route. Les femmes sortent de leurs maisons blanches, en robe noire, avec un voile noir pour aller à la messe. Cette sombre couleur annonce l’Espagne. »

Vue 12. En route pour les Pyrénées, Gustave Doré, 3ème édition, page 47

Prochain épisode : on aborde les Pyrénées, enfin…

Christian Bernadat

Bibliographie

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The picture of the month #36 | February

The school holidays are approaching, we can walk during the day… what if we went hiking?

The verb "hike" has its roots in the 13th century when hiking or hiking meant "running fast". He keeps this meaning and slides towards the venerie from the 16th to the 18th century, having then the sense of the hunters' race after a beast and then the race that this hunted beast makes. It was not until the late 18th century that, by extension, the Dictionary of the Académie française stated that "to make a long hike" meant "to walk for a long time".

This activity takes off with that of travel, such as the Grand Tour. In the 19th century, this recreational walk gained increasing interest with the development of tourism and in particular mountaineering as on this view.

Here we are in Davos, Switzerland in 1896 and far from the practical equipment used today! Above a torrent, the crossing seems rather acrobatic!

Click on the image to see the notice in the Stereotheque
To see this view in relief, put on two-tone
glasses

Magendie Collection, Mag1554

Davos, a group of young women spanning a torrent

https://www.stereotheque.fr/result,4180-0

L'image du mois

L’image du mois #36 | Février

Les vacances scolaires approchent, nous pouvons nous promener en journée… et si on partait en randonnée ?

Le verbe « randonner » trouve ses racines au 13e siècle où randoner ou randonner signifiait « courir rapidement ». Il garde cette acception et glisse vers la vénerie du 16e au 18e siècle, ayant alors le sens de la course des chasseurs après une bête puis la course que fait cette bête chassée. Il faut attendre la fin 18e siècle pour que, par extension, le Dictionnaire de l’Académie française indique que « faire une longue randonnée » signifie « marcher longtemps ».

Cette activité prend un essor certain avec celui du voyage, comme le Grand Tour. Au 19e siècle, cette marche récréative gagne un intérêt croissant avec le développement du tourisme et en particulier de l’alpinisme comme sur cette vue.

Ici, nous sommes à Davos en Suisse en 1896 et bien loin de l’équipement pratique utilisé aujourd’hui ! Au-dessus d’un torrent, la traversée semble plutôt acrobatique !

Cliquer sur l’image pour voir la notice dans la Stéréothèque
Pour voir cette vue en relief, chaussez des lunettes bicolores

Collection Magendie, Mag1554

Davos, groupe de jeunes femmes enjambant un torrent

https://www.stereotheque.fr/result,4180-0

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The picture of the month #35 | January

As a follow-up to the front page of the month, the image of January comes from the Gaye collection where many photographs of Théodore Guitard du Marès, amateur photographer of Gironde origin and more precisely of the Entre-deux-Mers, are gathered.

To learn more about this photographer, head to the Stereopole, click here!

We are here in Poitiers, in the park of Blossac, around 1900. Near the bandstand are two men, one of whom is on a bicycle. A popular place for pictians, the park was laid out in the 18th century, on the site of an ancient necropolis.

Click on the view to see the original and anaglyph
Daniel Théodore Guitard du Marès
Portrait of Théodore Guitard du Marès

See also: Carponsin-Martin C.

and Huguet J.-C. : "Daniel-Théodore Guitard du Marès, a little-known Bordeaux pioneer of photography." In L'Entre-deux-Mers and its identity, L'Entre-deux-Mers oriental. Proceedings of the XV conference, Pessac-sur-Dordogne on 16, 17 and 18 October 2015. Bordeaux : CLEM, 2015, pp. 265-279

L'image du mois

L’image du mois #35 | Janvier

Pour faire suite à la Une du mois, l’image du mois de janvier est issue de la collection Gaye où sont réunies de nombreux clichés de Théodore Guitard du Marès, photographe amateur d’origine girondine et plus précisément de l’Entre-deux-Mers.

Pour en savoir plus sur ce photographe, direction le Stéréopôle, cliquez ici !

Nous sommes ici à Poitiers, au parc de Blossac, autour de 1900. Près du kiosque à musique se tiennent deux hommes, dont un à vélo. Lieu de promenade très apprécié des pictaviens, le parc est aménagé au 18e siècle, à l’emplacement d’une nécropole antique.

Cliquer sur la vue pour voir l’original et l’anaglyphe
Daniel Théodore Guitard du Marès
Portrait de Théodore Guitard du Marès

Voir également : Carponsin-Martin C. et Huguet J.-C. : « Daniel-Théodore Guitard du Marès, un pionnier bordelais méconnu de la photographie. » In L’Entre-deux-Mers et son identité, L’Entre-deux-Mers oriental. Actes du XVe colloque, Pessac-sur-Dordogne les 16, 17 et 18 octobre 2015. Bordeaux : CLEM, 2015, pp. 265-279

 

 

 

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Martigues, la « Venise provençale », un sujet de prédilection pour les peintres

Tous nos remerciements à Emmanuelle Achilli (Chargée des publics au service ville d’art et d’histoire de Martigues), à Maud Blasco (Responsable des Archives communales de Martigues), dont les précisions ont largement contribué à la localisation des vues stéréoscopiques et à l’identification des bâtiments, à Magali Gouiran, Conservatrice en chef du patrimoine, Responsable du Service Ville d’art & d’histoire à la Direction culturelle de Martigues, ainsi qu’à Lucienne Del’Furia, Conservateur en chef, Directrice du Musée Ziem.

Cliquez sur chaque vue stéréoscopique : vous aboutissez sur la Stéréothèque. Là, en cliquant sur l’icône violette en bas à droite de la vue, vous aurez un montage anaglyphe (qui permet de voir le relief) ; et c’est encore mieux si l’on dispose de lunettes bicolores !

 

Le canal Saint-Sébastien et le quai Brescon, à l’intérieur de l’Île, site dit le « miroir aux oiseaux », Collection Gaye CG088 (1890-1914)

En ce mois de janvier, traditionnel mois de frimas, rêvons un peu de soleil avec un petit détour du côté d’un site magique de la Provence côtière : le vieux Martigues.

L’Île et le "miroir aux oiseaux", cœur du vieux Martigues 

Martigues, dans les Bouches du Rhône, est établie en bordure de l’étang de Berre, sur la voie d’eau canalisée que l’on désigne comme canal de Marseille au Rhône, ou canal de Caronte. Au débouché de l’étang de Berre, en direction de Port-de-Bouc et du golfe de Fos, ce canal se dédouble, enserrant l’Île qui forme la vieille ville de Martigues : la branche nord prend le nom de canal de Baussengue et la branche sud, celui de canal Galiffet. Au centre de l’Île, un canal secondaire, le canal Saint-Sébastien, traverse le centre historique en formant un coude. Cette courbe liquide, bordée de maisons colorées qui abrita pendant longtemps des barques de pêche le long des quais (concurrencées aujourd’hui par les bateaux de plaisance), a reçu le joli surnom de « miroir aux oiseaux ».

Sans conteste, cet environnement et ces trois canaux font penser à Venise (et même encore davantage à Burano). C’est donc légitimement que la petite cité provençale a souvent été baptisée la « Venise provençale ». C’est sous cette appellation qu’elle fut célébrée avec emphase en 1934 par Henri Allibert et René Sarvil dans une chanson de l’opérette Arènes joyeuses, sur une musique de Vincent Scotto.

Avec le soleil, les reflets dans l’eau, les barques, les façades colorées, cet endroit magique alliait aussi tous les ingrédients pour fasciner de nombreux peintres depuis plus d’un siècle.

Ainsi, notamment Raoul Dufy (1877-1953), découvre Martigues en 1903. Après avoir participé au Salon des Indépendants à Paris, pour son premier séjour méridional, il vient à Martigues (1903-1904) où il peint un grand nombre de toiles, probablement encouragé par Francis Picabia, grand admirateur de Félix Ziem (1821-1911), la notoriété de ce dernier ayant attiré en ce lieu de nombreux peintres dès les années 1880.

Cependant l’aspect contemporain de ce site est en fait le résultat de grands travaux de réaménagement qui ont commencé sous le Second Empire pour se terminer en 1929. En particulier, à partir de 1922, une grande partie de l’Île, autour du canal Saint-Sébastien, a été profondément remaniée, tandis qu’une île qui encombrait le centre du canal Galiffet, le « Plan Meyran », a été supprimée. L’extrait du cadastre napoléonien présenté plus bas permet de se rendre compte de l’état du site avant ces réaménagements.

Les 16 vues de Martigues conservées dans la collection Gaye de la Stéréothèque (dont au moins une douzaine sur le centre historique lui-même), constituent donc un remarquable reportage, réalisé au cours de la période 1880-1920, de l’état de ce cœur historique avant ces grands travaux : ces vues stéréoscopiques sont, pour un certain nombre d’entre elles, le témoin d’un passé révolu.

Laissons-nous guider par une sélection de ces photographies, avec, en regard, une correspondance avec un tableau d’artiste, de préférence contemporain des sites fixés par les vues stéréoscopiques.

La vue en Une qui ouvre cette rubrique présente le cœur emblématique de Martigues, poétiquement baptisé le « miroir aux oiseaux ». Elle est vraisemblablement prise depuis l’ancien plan Meyran, aujourd’hui détruit (voir plus loin vues CG094 et CG105), en direction du quai d’en face, au débouché du canal Saint-Sébastien. On y voit l’angle formé par ce canal et le quai Brescon amorçant un coude vers la gauche. C’est à cet endroit que l’on a donné le nom de « miroir aux oiseaux ». Avec l’alignement des maisons de pêcheurs colorées de dimensions irrégulières et les barques qui se reflètent dans l’eau, ce site est classé depuis 1942 : il a fasciné de nombreux peintres de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe et fut un de leurs sujets de prédilection.

Ci-dessous, deux huiles sur toile illustrent ce lieu si prisé des peintres. L’une de 1907, l’autre bien plus récente (1997).

Vue 1 – Henri Léopold Gaulet, Le Miroir aux Oiseaux, huile sur toile, 1913, 72,5 x 90 cm, n° Inv. MZP 2017.3.1, Musée Ziem, Martigues
Vue 2 – Jean-Noël Le Junter, Le Miroir aux oiseaux, 1997. (Œuvre présentée à la Biennale de Fos-sur-Mer, Collection particulière)

Avec leurs barques et leurs maisons colorées, ces tableaux témoignent du caractère intemporel du canal Saint-Sébastien, sur un angle de vue à peine plus rapproché que notre photo.

Le quai Brescon

Le canal Saint-Sébastien et le quai Brescon, en direction du canal Galiffet, lieu dit le « miroir aux oiseaux », Collection Gaye, CG093 (1890-1914)

Le quai Brescon a la particularité de suivre le canal Saint-Sébastien à l’intérieur de l’île, avant de longer le bord de l’île le long du canal Galiffet. Nous avons ici la même rive que sur la photo précédente, mais vue du point de vue opposé, le photographe tournant le dos à l’angle intérieur du canal. Le canal Saint-Sébastien s’ouvre sur le canal Galiffet que l’on n’aperçoit pas ici, compte tenu de l’angle de vue retenu par le photographe. Au premier plan, nous avons certainement une barque de pêcheur, tandis que, sur la gauche, le long du quai Brescon, sont amarrées de nombreuses tartanes, avec leur mât caractéristique en diagonale, dit « à corne ».

Vue 3 – Anonyme, Martigues, le Brescon, huile sur toile, XIXe siècle, 25 x 35 cm, n° Inv. ZP 13, Musée Ziem, Martigues, Cliché Gérard Dufrêne

Le Miroir aux Oiseaux et l'église Sainte-Marie-Madeleine de l'Île

Vue sur l’hôtel Colla de Pradine et l’église Sainte-Marie-Madeleine de l’Île, Collection Gaye, CG112 (1890-1914)

Restons au centre de l’Île : en nous retournant quasiment de 180 degrés, surplombant le «miroir aux oiseaux», nous apercevons Sainte-Marie-Madeleine, l’église paroissiale de l’Île, dont le clocher est surmonté d’un campanile en fer forgé, à la mode provençale.

Sur la vue ci-dessus, le bâtiment de gauche est, au moment de la prise de vue, la mairie de la commune : c’est l’ancien hôtel particulier Colla de Pradine, achevé en 1678  ; il hébergea aussi le premier musée Ziem de 1910 à 1939.

Le tableau ci-dessous, une huile du peintre A.G. Levert, certainement de la première moitié du XXe siècle, s’inspire d’un tableau de Charles Henri Verbrugghes (1877-1974), peintre belge post-impressionniste, qui appréciait les séjours en Provence et sur la Côte d’Azur. Il a choisi ici le célèbre « miroir aux oiseaux », selon un angle de vue qui englobe l’église Sainte-Marie-Madeleine.

Vue 4 – A. G. Levert, le quai Brescon, « le miroir aux oiseaux », XXe siècle (Collection particulière)

Rapprochons-nous de la façade de l’église. De style baroque, elle fut construite entre 1681 et 1688. Elle abrite des peintures murales, des tableaux à l’huile sur toile, des peintures sur boiseries au plafond, ainsi qu’un bel orgue du XIXe siècle. Sa façade est richement sculptée (chapiteaux et colonnes de style corinthien, fronton brisé baroque).

Portail de l’église Sainte-Marie-Madeleine de l’Île, Collection Gaye CG113 (1890-1914)

 

 

Vue 5 – Mario Ameglio, Portail de l’église de la Madeleine, XXe siècle, huile sur toile, 73 x 54 cm, n° Inv. MZP 2020.6.1, Musée Ziem, Martigues

L'église Saint-Genes de Jonquières

L’église Saint-Genest de Jonquières et le pont du Roi, Collection Gaye, CG091 (1890-1914)

Traversons maintenant le canal Galiffet par le pont du Roi. Nous parvenons sur l’île de Jonquières devant Saint-Genest, une église de style classique assez sobre, comportant quelques éléments baroques en façade, construite en 1625.

La vue est sans doute prise du quai Brescon. Le pont du Roi, qui reliait le quartier de Jonquières à l’Île, est démoli en 1924, laissant la place à un autre pont mobile qui sera inauguré en 1929, enjambant le nouveau canal de navigation de Fos à l’étang de Berre, plus loin sur le chenal de Caronte.

Le peintre du tableau ci-dessous a choisi le même angle de vue que la photo stéréoscopique, mais en prenant davantage de recul.

Vue 6 – Anonyme, Martigues, vue de l’église de Jonquières au crépuscule, XXe siècle, huile sur papier, 20 x 24 cm, n° Inv. AR 896, Musée Ziem, Martigues

Le " Plan Meyran " et l'ancienne prud'homie de pêche

Martigues, vue sur le canal Galiffet et l’ancienne prud’homie de pêche, Collection Gaye, CG094 (1890-1914)

Pour prendre cette vue, le photographe a cheminé un peu vers l’ouest le long du quai de Jonquières (alors appelé quai Sainte-Catherine), sur le canal Galiffet. En orientant son objectif vers l’Île de Martigues, le photographe a ici la vue barrée par la petite île qui a disparu lors des travaux de 1922-1929.

Jusqu’en 1922 en effet, le centre du canal Galiffet était occupé par le « Plan Meyran », un îlot, entre le quartier de Jonquières et la partie sud de l’Île de Martigues. Il portait le bâtiment de la prud’homie de pêche, institution destinée à statuer spécifiquement sur les conflits relatifs à la pêche sur les plans d’eau environnants par des représentants de la corporation des pêcheurs eux-mêmes. Cet îlot et le bâtiment qu’il portait ont été démolis entre 1922 et 1929, au cours de grands travaux qui ont permis d’élargir le canal Galiffet et d’améliorer sa navigabilité.

Le long de la rive qui borde le Plan Meyran sont amarrées de nombreuses tartanes, embarcations que les Martégaux utilisaient pour transporter les produits locaux et toutes sortes d’approvisionnements, en pratiquant le cabotage sur ce réseau canalisé qui permettait à l’époque de relier le Rhône à Marseille.

Le bâtiment tout à gauche sur la photo est l’hôtel Colla de Pradines, successivement mairie de la commune de 1808 à 1983, puis tribunal d’instance jusqu’en 2018.

Vue 7 - Martigues, extrait du cadastre napoléonien (la flèche repère le plan Meyran et la prud’homie de pêche)

Un extrait du cadastre napoléonien permet de localiser le Plan Meyran et le bâtiment de la prud’homie (repérés par une flèche).

La vue ci-dessous nous montre le même site, mais sur la rive opposée du Plan Meyran, celle qui donnait vers l’Île centrale de Martigues, depuis sa pointe ouest : nous y voyons le bâtiment de la prud’homie et, en arrière-plan, le quai Brescon le long du canal Galiffet. On y aperçoit même, sur la droite, le pont du Roi.

Nous avons donc là, avec ces deux photos, d’intéressants témoignages d’un « moment historique » entièrement disparu aujourd’hui.

Le Plan Meyran et l’ancienne prud’homie de pêche, Collection Gaye CG105 (1890-1914)

Le peintre de la toile ci-dessous a retenu la même localisation, le canal situé entre l’Île et le Plan Meyran, qui s’appelait le Canal du Roy, son chevalet étant posé plus en arrière, et selon un angle davantage tourné vers le quartier de Jonquières, de sorte que l’on aperçoit clairement son église juste en arrière du bâtiment de la Prud’homie de pêche.

Vue 8 – Paul Aubin, Canal du Roy, 1904, huile sur toile, 110 x 170 cm, n° Inv. ZP 210, Musée ZIEM, Martigues, Cliché Gérard Dufrêne

Les Bourdigues

Vue sur les bourdigues depuis le quai de Jonquières, Collection Gaye CG106 (1890-1914)

Au premier plan, à gauche, le pied du photographe est posé sur le quai de Jonquières, au bord du quartier du même nom, au-delà du canal Galiffet, le long du chenal de Caronte, en direction de Port-de-Bouc. Quelques barques de pêche y sont amarrées, tandis que, sur la droite, en arrière-plan, se profile l’autre rive du chenal avec, sans doute, les collines de Ferrières.

Le long de cette autre rive, on aperçoit un alignement de piquets qui délimite certainement la partie navigable pour les bateaux à fort tirant d’eau, sur laquelle une tartane vient sous sa grande voile à corne vers le photographe. Mais, cet alignement de piquets délimite peut-être aussi, sur sa partie arrière, des enclos utilisés pour la pêche, appelés « bourdigues » : il s’agissait de pièges à poissons construits entre deux rangs de piquets ou de claies de roseaux, retenant un filet en forme d’entonnoir. Les pêcheurs qui pratiquaient cette pêche étaient appelés des bourdigaliers. Cette pratique, qui remontait au XIVe siècle, était en voie d’abandon total en ce début du XXe siècle.

Vue 9 – Anonyme, Le port de Martigues (détail), 1790, gouache sur papier, 37,5 x 62,8 cm, n° Inv. MZD 2008.1.1., Musée Ziem, Martigues, Cliché Gérard Dufrêne. (La flèche bleue montre une « bourdigue »)
Vue 9 bis - Schéma d’une bourdigue (ici installée entre deux levées de terre, les sèdes), par Francis Maunier (« Les Bourdigues de Martigues à la fin du XVIIIe siècle »)

Au-delà de la sélection ci-dessus, la Collection Gaye comprend encore 8 autres vues stéréoscopiques (CG089, CG090, CG092, CG095, CG110, CG111, CG114, CG187), pour l’essentiel des vues extérieures au cœur de Martigues : socle du pont de Ferrières au nord de l’Île, pont tournant sur le canal en allant vers Fos, quartier du Poteau, ou plus au nord, quartier de St-Pierre-des-Martigues. Mais ces lieux, beaucoup moins pittoresques, n’ont pas attiré les peintres…

Christian Bernadat

Bibliographie (cliquer sur les liens pour ouvrir les pages)

Vidéo Provence Azur : « Découvertes : Martigues »

Jean Bellis, Ports de France, 1860-1920, Marines Editions

Canal de Marseille au Rhône, Wikipédia

Martigues, Wikipédia

« Miroir aux oiseaux et canal St Sébastien », Martigues Tourisme

Hôtel Colla de Pradines, Martigues Tourisme

« L’île perdue : Le Plan de Meyran », Ville de Martigues

« Martigues acquiert une nouvelle toile de Raoul Dufy », Maritima

« Dufy : de Martigues à Lestaques au musée Ziem à Martigues »,Et revenant de l’expo

Port de Martigues par Levert, Antiquités en France

Martigues, le quai Ste Catherine, Collection JFM

« Jean Noël Junter : Martigues, le miroir aux oiseaux », Singulart

Les bourdigues de Martigues à la fin du XVIIIe siècle par Francis Maunier

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Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855-1860

Premier épisode : de Royan à Bordeaux

Les Voyageurs, vers 1855-1864, Collection Dupin, DUP0319

Autour de 1830, une frénésie de voyage s’empare des européens. Il s’agit de découvrir le vaste monde, mais aussi de rentrer au contact de la nature dans ce qu’elle a de plus singulier. Les Pyrénées, avec leurs sommets, leurs ours et leurs mystères, s’inscrivent parfaitement dans cette singularité romantique. C’est aussi au dix-neuvième siècle que l’époque «des eaux» bat son plein. Les médecins vous y envoient avec régularité et persévérance. Les vieux aristocrates surannés y côtoient les bourgeois fatigués. Sous l’œil acerbe de l’écrivain, un berger passe dans des ruissellements de laine et de lumière. Que fait un écrivain en voyage ? Il écrit. Il écrit des textes sur cette nature qui le fascine, sur cette société qui l’ennuie, sur ces bergers qu’il admire ou qu’il méprise…

C’est ainsi que, parmi les plus connus de nos auteurs français, Georges Sand (dès 1825), Eugène Viollet-le-Duc (en 1833), Prosper Mérimée (en 1835), Stendhal (en 1838), Gustave Flaubert (en 1840), Victor Hugo (en été 1843), s’y succèdent.

Hippolyte Taine est un des plus tardifs à réaliser ce voyage, en 1855, justement pour suivre une cure médicale. Il n’a que 27 ans et prend à cette occasion une sorte de « congé sabbatique » après un parcours personnel assez chaotique (échec à l’agrégation de philosophie en 1851, enseignant dans plusieurs collèges de Province, refus d’une mutation à Besançon et retour à Paris où il s’inscrit à l’École de médecine).

Hippolyte Taine (Wikipedia)
Voyage aux Pyrénées de Taine, illustration de Gustave Doré, 3e édition, page 3

Le récit de son Voyage aux Pyrénées est publié en 1858. C’est un des plus tardifs mais aussi un de ceux qui eurent, à son époque, le plus de retentissement.

Sur ce thème, nous vous proposons de publier à intervalle régulier une illustration de son récit au moyen de vues sélectionnées au sein des collections de la Stéréothèque, par épisodes successifs, en suivant les étapes de son voyage, à la manière d’un feuilleton.

Comme beaucoup de ses prédécesseurs, Taine commence son récit de voyage sur la Gironde et à Bordeaux : surprenant effet d’un prisme déformant de « parisien », qui voit le « pittoresque », « l’exotisme » ou le parfum de l’aventure dès le franchissement de la Gironde. ! Nous allons suivre, en tout cas, le parcours de notre voyageur pas à pas.

Le récit de Taine commence, curieusement, par une « descente » de la Gironde, vraisemblablement sur un navire à voiles : « Le fleuve est si beau, écrit-il, qu’avant d’aller à Bayonne, je suis descendu jusqu’à Royan. ». On comprend en fin de chapitre que son voyage a commencé à Bordeaux où il est parvenu certainement depuis Paris : c’est possible en chemin de fer à partir de 1852. Là, il a pris le parti de remonter l’embouchure jusqu’à Royan, avant de reprendre le cours de son voyage vers les Pyrénées.

Détendu et empli de curiosité, il se lance dans des évocations romantiques, sur un ton presque Balzacien ou Stendhalien, bien dans l’époque.

Voiliers sur la Gironde, carte postale

« Des navires chargés de voiles blanches remontent lentement des deux côtés du bateau. À chaque coup de la brise, ils se penchent, comme des oiseaux paresseux, levant leur longue aile, et montrant leur ventre noir… »

Sur la Gironde, collection SAB, SAB211

« Les rives, bordées de verdure pâle, glissent à droite et à gauche, bien loin, au bord du ciel : le fleuve est large comme une mer ; à cette distance, on croirait voir deux haies ; les arbres indistincts, dressent leur taille fine dans une robe de gaze bleuâtre… »

Pins en lisières de dune, Collection SAB, SAB212

« Çà et là de grands pins lèvent leurs parasols sur l’horizon vaporeux, où tout se confond et s’efface… »

Sur la Gironde, Collection SAB, SAB261

« Tout à l’heure un nuage a couvert le ciel, et le vent s’est levé. Le fleuve a pris à l’instant l’aspect d’un animal sournois et sauvage. Il se creusait, et l’on voyait son ventre livide ; il arrivait contre la carène avec des soubresauts convulsifs… »

Après le coucher du soleil sur la Gironde, illustration de Gustave Doré, 3e édition, page 8

« Puis tout s’est apaisé ; le soleil s’est dégagé ; les flots se sont aplanis, on n’a plus vu qu’une nappe riante ; sur ce dos poli trainaient et jouaient follement mille tresses verdâtres ; la lumière s’y posait, comme un manteau diaphane ; elle suivait les mouvements souples et les enroulements de ces bas liquides ; elle ployait autour d’eux, derrière eux, sa robe azurée, rayonnante ; elle prenait leurs caprices et leurs couleurs mobiles… ».

Le port de pêche de Royan (1855-1899), Collection Magendie, MAG1149

Enfin, «  Le bateau s’amarre à une estacade, sous un amas de maisons blanches : c’est Royan…. »

Dans les pins autour de Royan (1855-1899), Collection SAB, SAB291

« La droite du village est noyée sous un amas de sable ; là sont des collines croulantes, de petites vallées mornes, où l’on est perdu comme dans un désert ; nul bruit, nul mouvement, nulle vie ; de pauvres herbes sans feuilles parsèment le sol mouvant, et leurs filaments tombent comme des cheveux malades ; de petits coquillages blancs et vides s’y collent en chapelets, et craquent avec un grésillement, partout où le pied se pose ; ce lieu est l’ossuaire de quelque misérable tribu maritime. Un seul arbre peut y vivre, le pin, être sauvage, habitant des rochers et des côtes infécondes ; ils se serrent fraternellement, et couvrent le sable de leurs lamelles brunes ; la brise monotone qui les traverse, éveille éternellement leur murmure… »

Le phare de Cordouan (1855-1899), Collection Wiedemann, WIE139

« Le soir est tombé ; les teintes de pourpre brunissent et s’effacent. Le fleuve se couche dans l’ombre molle et vague ; à peine si de loin en loin un reste de lueur part d’un flot oblique ; l’obscurité noie tout de sa poussière vaporeuse ; l’œil assoupi cherche en vain dans ce brouillard quelque point visible, et distingue enfin comme une faible étoile le phare de Cordouan. »

La rade de Bordeaux vue depuis la tour Saint-Michel, telle que Taine l’a vue (1855-1860), Collection Calvelo, CAL0176

« Le lendemain soir, une fraîche brise maritime nous a ramenés à Bordeaux. L’énorme ville entasse le long du fleuve ainsi que des bastions ses maisons monumentales ; le ciel rouge est crénelé par leur bordure. Elles d’un côté, le pont de l’autre, protègent d’une double ligne le port où s’entassent les vaisseaux comme une couvée de mouettes ; ces gracieuses carènes, ces mâts effilés, ces voiles gonflées ou flottantes, entrelacent le labyrinthe de leurs mouvements et de leurs formes sur la magnifique pourpre du couchant. Le soleil s’enfonce au milieu du fleuve qu’il embrasse ; les agrès noirs, les coques rondes, font saillie dans un incendie, et ressemblent à des bijoux de jais montés en or. »

À suivre…

Christian Bernadat

Bibliographie :

Voyage aux Pyrénées

https://fr.wikipedia.org/wiki/Hippolyte_Taine

Voyage_aux_Pyrénées_(3e_édition)_[…]Taine_Hippolyte-Adolphe_bpt6k103134v.pdf (Gallica)

 

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The picture of the month #34 | December

This month, the image of the month is part of the Advent calendar that we have set up!

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Photography and Stereoscopic Research Series and Travel Series

Venice, canal view, 1901, Duclot collection, white_1775

Today we make you travel to Venice in 1901, but not only for the beauty of the place.

December 8 is also World Climate Day. Also, in order to evoke the impact of global warming on natural spaces and sites, Venice is a very good example.

The City of the Doges happens to be seriously threatened by the impact of human activity. The rise of the waters, due to the melting of the pack ice, amplifies a flood problem already existing but more and more frequent (the acque alte,high tides).

In addition, mass tourism has led to many harmful consequences that amplify these phenomena, starting with pollution (soil, water, air, sound, light, due to hydrocarbons, etc.). We all saw it during the Italian lockdown of spring, once the city was emptied of human activity, nature regains its rights.

The city has always been a cultural and tourist mecca. The development of a more important tourism was played out from the 19th century, as Christian Bernadat showed us in his article on Venice on the front page of March, made from our funds: https://imagestereoscopiques.com/a-venise-au-cours-de-la-seconde-moitie-du-xixe-siecle/

Collection Duclot

Bibliography:

https://www.geo.fr/voyage/ces-sites-que-nous-ne-pourrons-surement-plus-visiter-en-2100-198718

L'image du mois

L’image du mois #34 | Décembre

Ce mois-ci, l’image du mois fait partie du calendrier de l’Avent que nous avons mis en place !

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Série Photographie et recherches stéréoscopiques et série Voyages

Venise, vue sur le canal, 1901, collection Duclot, white_1775

 

Aujourd’hui, nous vous faisons voyager à Venise en 1901, mais pas seulement pour la beauté du lieu.

Le 8 décembre est également la journée mondiale du climat. Aussi, afin d’évoquer l’impact du réchauffement climatique sur les espaces naturels et les sites, Venise est un très bon exemple.

La Cité des Doges se trouve être gravement menacée par l’impact de l’activité humaine. La montée des eaux, due à la fonte des banquises, amplifie un problème d’inondation déjà existant mais de plus en plus fréquent (les acque alte, marées hautes).

En outre, le tourisme de masse a entrainé de nombreuses conséquences néfastes qui amplifie ces phénomènes, en commençant par la pollution (des sols, de l’eau, de l’air, sonore, lumineuse, due aux hydrocarbures, etc.). Nous l’avons tous vu lors du confinement italien du printemps, une fois la ville vidée de l’activité humaine, la nature reprend ses droits.

La cité a toujours été un haut lieu culturel et touristique. Le développement d’un tourisme plus important s’est joué à partir du 19e siècle, comme nous l’a montré Christian Bernadat dans son article sur Venise à la Une du mois de mars, réalisé à partir de nos fonds : https://imagestereoscopiques.com/a-venise-au-cours-de-la-seconde-moitie-du-xixe-siecle/

Collection Duclot

 

Bibliographie :

https://www.geo.fr/voyage/ces-sites-que-nous-ne-pourrons-surement-plus-visiter-en-2100-198718

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Etretat en 1860

Vue sur la plage et les falaises d’amont, Collection Calvelo, CAL327

La Stéréothèque a intégré récemment, au sein de la collection Calvelo, une remarquable série de vues intitulée « La Normandie artistique ». Cette série a été réalisée par deux cousins, Charles-Paul Furne (1824 – 1875) et Henri-Alexis-Omer Tournier (1835 – 1885), l’un photographe et l’autre éditeur. Entre 1857 et 1864, ils produisent près de 40 séries de vues stéréoscopiques. Considérés aujourd’hui comme deux des principaux producteurs et éditeurs français de cartes stéréoscopiques pendant l’âge d’or de la technique, ils ont produit et édité près de 7 000 photographies. Pour accomplir cette œuvre, les deux associés procèdent par grands voyages stéréoscopiques : celui qu’ils réalisent en Normandie se déroule d’avril à septembre 1859.

Au sein de cet ensemble, nous avons la chance de disposer d’une série complète de 11 vues concernant Étretat.

Au XIXe siècle, et encore en 1859, Étretat est un village de pêcheur toujours très actif. Il y compte entre vingt-cinq et trente bateaux de pêche, et donc autant de patrons pêcheurs. C’est d’abord cette vie traditionnelle que la série touristique nous donne à voir.

Pêcheurs et leurs femmes préparant leurs filets sur la plage et barques de pêche, Collection Calvelo, CAL324

Mais, en cette seconde moitié du XIXe siècle, la pêche évolue : de la haute mer, les pêcheurs se tournent vers la pêche côtière, au hareng à la fin de l’automne et au maquereau durant les trois mois d’été, remontant, pour cela jusqu’au large de Dieppe. Le village abrite 250 à 300 marins, car les embarcations nécessitent un équipage. Les familles ont au moins trois enfants, souvent davantage. Pour une population d’alors de 1 600 habitants, on comprend que la commune vit essentiellement de la pêche.

Sur la plage, un pêcheur montre à un visiteur (l’éditeur, M. Tournier ?) son filet devant des barques tirées sur la plage, Collection Calvelo, CAL325

Pour cette activité, les pêcheurs utilisent alors des « caïques » (localement aussi appelées « clinques »), construites à clins en coques robustes et hautes, conçues pour affronter les temps changeants de la Manche, souvent gréées en voiles trapézoïdales dites « au tiers » ou à « houari », tendues entre deux vergues horizontales comme ci-dessous.

Caïque ou clinque de pêche d’Étretat, Collection Calvelo, CAL0233. (Cette photo ne fait pas partie de la série « La Normandie touristique »)

Mais, ne disposant pas de port de pleine eau, les pêcheurs d’Étretat devaient remonter leurs barques sur la plage tous les soirs. Ils le faisaient au moyen de gros cabestans, des treuils horizontaux, manœuvrés en fin de journée à la force des bras, par plusieurs personnes, parfois par des femmes.

Cabestant pour remonter les embarcations, Collection Calvelo, CAL321

Sur la vue ci-dessus, au second plan, on aperçoit sur la gauche plusieurs barques démâtées hissées sur la plage, tandis que, au milieu de de l’image, une caïque sous voile rentre se mettre à l’abri. Et, en arrière-plan, on reconnaît l’emblématique falaise d’aval, avec, tout à droite, l’Aiguille creuse, qui sera rendue célèbre une cinquantaine d’années plus tard par Maurice Leblanc et son fameux Arsène Lupin.

Les pêcheurs ont aussi besoin d’abris pour leur matériel. Pour cela, ils transforment d’anciennes barques désarmées en les couvrant d’un toit de chaume et en ouvrant une porte au centre de la coque : ils les nomment alors « caloges ».

Vue prise entre deux caloges (à gauche et à droite), Collection Calvelo, CAL322
Photo 1 : Caloge sur la plage d’Etretat vers 1900. Les pêcheurs sont en train de ravauder leurs filets. (Carte postale)

Deux « caloges », restaurées ou reconstruites, demeurent aujourd’hui les seuls témoignages de ce que fut la pêche traditionnelle à cette époque : elles sont reconverties en buvettes ou restaurant de plage.

Photo 2 : Les caloges d’Etretat, aujourd’hui transformées en restaurants de plage (Photo Le Courrier Cauchois)

Mais, en 1859, si nos éditeurs photographiques s’intéressent à Étretat, c’est que la commune est en train de devenir une destination à la mode.

À vrai dire, l’intérêt de la bonne société, essentiellement parisienne, est plus ancien que la mode des bains de mer qui se généralise sous le Second Empire. C’est sous Louis-Philippe, alors même que le chemin de fer n’y conduit pas encore, que se manifeste le premier engouement pour ce port de pêcheur de la côte d’Albâtre, dont les falaises constituent évidemment un écrin particulièrement « pittoresque », comme l’on dit alors.

Vue 3 : La plage avec ses nombreuses caïques et la falaise d’amont vers 1865. (Lithographie de Léon-Auguste Asselineau – Musée Canel, Pont-Audemer)

Les parisiens aisés commencent à s’intéresser à Étretat en 1836, après qu’un auteur, Alphonse Karr, eut publié un roman qui va rendre la ville célèbre, Histoire de Romain d’Etretat. Dans les années 1840, on construit ensuite une route du Havre à Fécamp. On établit alors des liaisons régulières en omnibus à chevaux depuis la gare du Havre, ouverte en 1847 et celle de Fécamp ouverte en 1856, les voyageurs ayant pris le train à la gare Saint-Lazare à Paris. Aussitôt, la ville devient une destination à la mode.

Sous Napoléon III, l’intérêt pour cet endroit s’intensifie. Le Duc de Morny, le Comte d’Escherny et Lecomte de Nouÿ lancent un projet de station balnéaire dont les premiers investisseurs sont des musiciens de l’Opéra de Paris. On commence alors à bâtir des villas de style balnéaire, à un rythme de plus en plus soutenu.

On reconstruit également le village, qui avait été fortement éprouvé par cinq fois au début du siècle par suite d’orages diluviens et de fortes marées ayant provoqué des submersions : les maisons sont progressivement reconstruites, comme les villas, en silex taillés et briques.

Panorama en direction de la mer depuis la ville, déjà bien transformée en cette année 1859, Collection Calvelo, CAL331

M. Nanteuil est, semble-t-il, un des premiers à se faire construire un chalet sur le haut de la ville du côté de la falaise d’aval. Cette villa existe toujours, sous le même nom, « Chalet Nanteuil » ! On la trouve sur certains annuaires, rue du Docteur Miramont, une rue qui monte sur le haut de la falaise, juste en surplomb de la ville.

La plage d’Etretat, dominée par le chalet de M. Nanteuil, Collection Calvelo, CAL326

Dès 1852, une Société des Bains de mer d’Étretat y ouvre un casino de planches et d’ardoises. Hyppolite de Villemessant, le directeur du Figaro, attire sur le site balnéaire Jacques Offenbach, son ami. On joue donc l’Orphée aux Enfers du compositeur dans ce premier casino.

Vue 4 : La plage et la falaise d’aval. Sur la gauche, le premier casino, l’Etablissement des Bains, en bois. On y voit aussi la villa de M. Nanteuil sur la falaise. (Lithographie de Léon-Auguste Asselineau – Musée Canel, Pont-Audemer)

Sur la vue ci-dessus, les caloges sont toujours là, mais également les premières tentes de plage. Notons (comme on le voit aussi sur la vue 3 précédemment) que la plage a désormais été divisée en deux parties : les tentes de bain devant le casino et les barques de pêche au plus près de la falaise.

Offenbach fait de cet endroit son lieu de villégiature. Il y fait construire sa villa dans un premier style balnéaire, comme un grand nombre de chanteurs, de compositeurs, de danseurs et de librettistes parisiens.

Panorama sur la ville et la falaise depuis la villa de M. Offenbach au premier plan, Collection Calvelo, CAL330

Offenbach baptise sa villa Orphée, pour célébrer son opéra à succès. Mais, cette maison ne dure pas longtemps : le 3 août 1861, alors qu’il y séjourne avec des amis, un incendie se déclare et la villa brûle entièrement. Le compositeur fera aussitôt reconstruire une maison beaucoup plus vaste, celle que l’on peut voir aujourd’hui et qui participe au festival Offenbach que la commune donne tous les ans.

Photo 5 : La seconde villa d’Offenbach à Étretat (Photo : Festival Offenbach d’Étretat).

Enfin, en 1861, un Manuel de voyage Murray décrit pour les touristes anglais la villégiature dans la nouvelle cité balnéaire, des fiacres permettant de rejoindre la ville balnéaire et ses premiers hôtels depuis Fécamp, où l’on arrive par le train.

Pendant cette période, la population de pêcheurs coexiste avec la bourgeoisie fortunée de Paris (ou quelques britanniques). Cette cohabitation se passe plutôt bien, car les fils des pêcheurs louent leurs services comme domestiques, jardiniers ou cochers, tandis que les épouses offrent aux nouveaux résidents leurs services comme cuisinières, femmes de chambre ou lavandières.

Lavandières d’Étretat utilisant des « lavoirs d’eau douce » sur la plage à mer basse. Collection Calvelo, CAL323

C’est l’explication de la vue ci-dessus : on dirait que toute la gent féminine d’Étretat lave le linge ! Scène étonnante sur la plage de galets : « Lavoir d’eau douce à mer basse » dit la légende. Comment est-ce possible ? L’explication est inattendue : une rivière souterraine traverse le sol d’Étretat et réapparaît en surface sous les galets à basse mer ! Ces flaques d’eau douce qui affleurent sur la plage forment des lavoirs naturels dans lesquelles on vient laver le linge (ou au moins le rincer ?) à marée basse.

Au Moyen Âge, cette rivière traversait le village en surface, descendant de la vallée dite du Grand Val qui débouche sur le site d’Étretat. Mais, au fil des années, la nappe phréatique s’est abaissée, rendant le cours d’eau souterrain. Au XVIIIe siècle, le cours d’eau, déjà souterrain, donnait des résurgences plus abondantes qu’elles ne le deviendront au XIXe : sous le règne de Louis XVI, on affinait ici des huîtres qui rejoignaient toutes les nuits Versailles, notamment à la demande de Marie-Antoinette qui en était friande à son petit déjeuner !

Christian Bernadat