Victor Hugo, né en 1802 et mort en mai 1885, a beaucoup voyagé et notamment à Bordeaux en 1843.
Ce mois-ci, nous relions nos deux fonds iconographiques numérisés pour accompagner son texte sur la cathédrale Saint-André de Bordeaux.
La photographie stéréoscopique du chevet de Saint-André est la plus ancienne en notre possession. Prise par Jean Andrieu en 1863, la vue nous présente les abords de la cathédrale avant les grands travaux de transformation du quartier à la fin du Second Empire. Le percement de l’actuel cours Alsace-Lorraine, au sud de l’édifice, entraîne en 1864 la démolition de l’archevêché, puis en 1865 celle du cloître et des bâtiments situés à gauche sur cette vue.
Le dégagement de la cathédrale s’achève en 1868 avec la destruction des rues Victor, Sainte-Hélène, Saint-André (bâtiments situés à droite sur cette vue). La place Pey-Berland revêt alors son aspect actuel.
Quant aux deux œuvres de Léo Drouyn l’une est une gravure publiée dans le Magasin Pittoresque, l’autre est le tableau conservé au Musée d’Aquitaine. Connu pour son implication dans la protection des monuments historiques, Léo Drouyn s’est notamment illustré dans son combat contre la destruction du cloître de Saint-André de Bordeaux. Nous aurons l’occasion de vous en dire plus dans un prochain article.
Revenons-en à Victor Hugo ! Dans Voyage de Bordeaux à Gavarnie, il rapporte :
Bordeaux, 20 juillet.
On loue Bordeaux comme on loue la rue de Rivoli : régularité, symétrie, grandes façades blanches et toutes pareilles les unes aux autres, etc. ; ce qui pour l’homme de sens veut dire architecture insipide, ville ennuyeuse à voir. Or, pour Bordeaux, rien n’est moins exact.
Bordeaux est une ville curieuse, originale, peut-être unique. Prenez Versailles et mêlez-y Anvers, vous avez Bordeaux.
(…)
Il y a deux Bordeaux, le nouveau et l’ancien.
(…)
Ces fontaines, ces colonnes rostrales, ces vastes allées si bien plantées, cette place Royale qui est tout simplement la moitié de la place Vendôme posée au bord de l’eau, ce pont d’un demi-quart de lieue, ce quai superbe, ces larges rues, ce théâtre énorme et monumental, voilà des choses que n’efface aucune des splendeurs de Versailles, et qui dans Versailles même entoureraient dignement le grand château qui a logé le grand siècle.
Ces carrefours inextricables, ces labyrinthes de passages et de bâtisses, cette rue des Loups qui rappelle le temps où les loups venaient dévorer les enfants dans l’intérieur de la ville, ces maisons-forteresses jadis hantées par les démons d’une façon si incommode qu’un arrêt du Parlement déclara en 1596 qu’il suffisait qu’un logis fût fréquenté par le diable pour que le bail en fût résilié de plein droit, ces façades couleur amadou sculptées par le fin ciseau de la renaissance, ces portails et ces escaliers ornés de balustres et de piliers tors peints en bleu à la mode flamande, cette charmante et délicate porte de Caillau bâtie en mémoire de la bataille de Fornoue, cette autre belle porte de l’hôtel de ville qui laisse voir son beffroi si fièrement suspendu sous une arcade à jour, ces tronçons informes du lugubre fort du Hâ, ces vieilles églises, Saint-André avec ses deux flèches, Saint-Seurin dont les chanoines gourmands vendirent la ville de Langon pour douze lamproies par an, Sainte-Croix qui a été brûlée par les normands, Saint-Michel qui a été brûlé par le tonnerre, tout cet amas de vieux porches, de vieux pignons et de vieux toits, ces souvenirs qui sont des monuments, ces édifices qui sont des dates, seraient dignes, certes, de se mirer dans l’Escaut comme ils se mirent dans la Gironde, et de se grouper parmi les masures flamandes les plus fantasques autour de la cathédrale d’Anvers.
Ajoutez à cela, mon ami, la magnifique Gironde encombrée de navires. un doux horizon de collines vertes, un beau ciel, un chaud soleil, et vous aimerez Bordeaux, même vous qui ne buvez que de l’eau et qui ne regardez pas les jolies filles.
(…)
Je l’ai dit ailleurs, respectons les édifices et les livres ; là seulement le passé est vivant ; partout ailleurs il est mort. Or, le passé est une partie de nous-mêmes, la plus essentielle peut-être. Tout le flot qui nous porte, toute la sève qui nous vivifie nous vient du passé. Qu’est-ce qu’un arbre sans sa racine ? Qu’est-ce qu’un fleuve sans sa source ? Qu’est-ce qu’un peuple sans son passé ?
25 juillet.
Le pont de Bordeaux est la coquetterie de la ville. Il y a toujours sur le pont quatre hommes occupés à rejointoyer le pavé et à fourbir le trottoir. En revanche, les églises sont fort tristement délabrées.
Pourtant n’est-il pas vrai que tout dans une église mérite religion, jusqu’aux pierres ? C’est ce qu’oublient volontiers les prêtres, qui sont les premiers démolisseurs.
Les deux principales églises de Bordeaux, Saint-André et Saint-Michel, ont au lieu de clochers des campaniles isolés de l’édifice principal comme à Venise et à Pise.
Le campanile de Saint-André, qui est la cathédrale, est une assez belle tour dont la forme rappelle la tour de Beurre de Rouen et qu’on nomme le Peyberland, du nom de l’archevêque Pierre Berland, lequel vivait en 1430. La cathédrale a en outre les deux flèches hardies et percées à jour dont je vous ai déjà parlé. L’église, commencée au onzième siècle, comme l’attestent les piliers romans de la nef, a été laissée là pendant trois siècles, pour être reprise sous Charles VII et terminée sous Charles VIII. La ravissante époque de Louis XII y a mis la dernière main et a construit, à l’extrémité opposée à l’abside, un porche exquis qui supporte les orgues. Les deux grands bas-reliefs appliqués à la muraille sous ce porche sont deux tableaux de pierre du plus beau style, et on pourrait presque dire, tant le modelé en est puissant, de la plus magnifique couleur. Dans le tableau de gauche l’aigle et le lion adorent le Christ avec un regard profond et intelligent, comme il convient que les génies adorent Dieu.
Le portail, quoique simplement latéral, est d’une grande beauté ; mais j’ai hâte de vous parler d’un vieux cloître en ruine qui accoste la cathédrale au midi et où je suis entré par hasard.
Rien n’est plus triste et plus charmant, plus imposant et plus abject. Figurez-vous cela. De sombres galeries percées d’ogives à fenestrages flamboyants ; un treillis de bois sur ces ogives ; le cloître transformé en hangar, toutes les dalles dépavées, la poussière et les toiles d’araignées partout ; des latrines dans une cour voisine ; des lampadaires de cuivre rouillé, des croix noires, des sabliers d’argent, toute la défroque des corbillards et des croque-morts dans les coins obscurs ; et, sous ces faux cénotaphes de bois et de toile peinte, de vrais tombeaux qu’on entrevoit avec leurs sévères statues trop bien couchées pour qu’elles puissent se relever et trop bien endormies pour qu’elles puissent se réveiller. N’est-ce pas scandaleux ? Ne faut-il pas accuser le prêtre de la dégradation de l’église et de la profanation des tombeaux ? Quant à moi, si j’avais à tracer aux prêtres leur devoir, je le ferais en deux mots : Pitié pour les vivants, piété pour les morts.
Au milieu, entre les quatre galeries du cloître, les débris et les décombres obstruent un petit coin, jadis cimetière, où les hautes herbes, le jasmin sauvage, les ronces et les broussailles croissent, et se mêlent, on pourrait presque dire, avec une joie inexprimable. C’est la végétation qui saisit l’édifice ; c’est l’œuvre de Dieu qui l’emporte sur l’œuvre de l’homme.
(…)
D’ailleurs, c’est la destinée. Les moines s’en vont avant les prêtres, et les cloîtres s’écroulent avant les églises.
De Saint-André, je suis allé à Saint-Michel… — Mais on m’appelle, la voiture de Bayonne va partir, je vous dirai la prochaine fois ce qui m’est arrivé dans cette visite à Saint-Michel.