Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855

Douzième épisode : ultime étape à Toulouse

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu)

Toulouse, vue générale, 1870-1917, Photographe inconnu, Collection Magendie, MAG1203

Rappel des épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, traitement très recherché dans la bonne société parisienne. À seulement 27 ans, délaissant un temps ses activités littéraires, voici notre écrivain voyageur engagé dans un long périple pour l’époque : Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez, Pau, puis Les Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il s’établit le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs. Avant de rentrer à Paris, il reprend toutefois un circuit touristique vers l’est des Pyrénées : cela le conduit d’abord à Saint-Sauveur et Luz ; puis lui et son ami Paul font étape à Tarbes et à Bagnères-de-Bigorre, et enfin à Bagnères-de-Luchon. Ce sera leur dernière étape dans les Pyrénées, avant un ultime arrêt à Toulouse d’où ils reprendront vraisemblablement le train pour Paris.

Pour cette dernière chronique, notre source unique sera la collection Magendie. Et, hormis une vue tirée des Voyages aux Pyrénées de Charles-Paul Furne & Henri Tournier, toutes les autres photos sont malheureusement de photographes inconnus.

La plaine de Martres (aujourd’hui Martres-Tolosane) :

Notre ami ne s’étend pas sur leur départ de Bagnères-de-Luchon. Il nous livre simplement une description rapide de l’arrivée dans la plaine, qui semble provoquer chez lui et son compagnon un soulagement, alors même qu’ils nous ont abondamment livré leur admiration des paysages de montagne.

« Quand, après deux mois de séjour dans les Pyrénées, on quitte Luchon, et qu’on trouve le pays plat près de Martres, on est charmé et l’on respire à l’aise : on était las, sans le savoir, de ces barrières éternelles qui fermaient l’horizon ; on avait besoin d’espace. On sentait que l’air et la lumière étaient usurpés par ces protubérances monstrueuses, et qu’on était non en pays d’hommes, mais en pays de montagnes. On souhaitait à son insu une vraie campagne, libre et large.

Celle de Martres est aussi unie qu’une nappe d’eau, populeuse, fertile, peuplée de bonnes plantes, bien cultivée, commode pour la vie, patrie de l’abondance et de la sécurité. […] Une route blanche et plate allait en droite ligne jusqu’au bout de l’horizon et finissait par un amas de maisons rouges ; le clocher pointu dressait son aiguille dans le ciel ; sauf le soleil, on eût dit un paysage flamand. […] De vieilles maisons, des toits de chaume bosselés, appuyés les uns sur les autres, des machines à chanvre étalées aux portes, de petites cours pleines de baquets, de brouettes, de paille, d’enfants et d’animaux, un air de gaieté et de bien-être ; par-dessus tout le grand illuminateur du pays, le décorateur universel, l’éternel donneur de joie, le soleil, versait à profusion sa belle lumière chaude sur les murs de briques rougeâtres, et découpait des ombres puissantes dans des crépis blancs. »

Bref, notre Hippolyte Taine est un homme des plaines…

Toulouse :

Vue 01. Toulouse, vue panoramique, Le Voyage aux Pyrénées, 3ème éd., gravure de Gustave Doré, p 541

Le Capitole :

« Toulouse apparaît, toute rouge de briques, dans la poudre rouge du soir. Triste ville, aux rues caillouteuses et étranglées. »

Vue 02 – Le Capitole, photo de 1895. Source Alamy.com

« L’hôtel de ville, nommé Capitole, n’a qu’une entrée étroite, des salles médiocres, une façade emphatique et élégante dans le goût des décors de fêtes publiques. Pour que personne ne doute de son antiquité, on y a inscrit le mot : Capitolium. »

Mais, dommage : notre auteur et son compagnon sont, semble-t-il, passés à côté de la galerie de prestige du palais : la salle des illustres.

Le Capitole, la salle des Illustres. 1931-1940. Photographe inconnu. Collection Magendie, MAG5505

La cathédrale Saint-Étienne :

Façade de la cathédrale Saint-Étienne, 1858. Photo Paul Charles Furne & Henri Tournier. Collection Magendie, MAG6149

« La cathédrale Saint-Étienne n’est remarquable que par […]  le chœur [qui, ne manque pas de beauté ni de grandeur. »

Le Musée des Augustins :

La façade du Musée des Augustins, 1931-1940. Photographe inconnu. Collection Magendie, MAG5498

« Mais ce qui frappe la plus au sortir des montagnes, c’est le musée. On trouve enfin la pensée, la passion, le génie, l’art, toutes les plus belles fleurs de la civilisation humaine. »

Vue 03. Musée des Augustins, la grande galerie. Photo ancienne (Wikipedia)

« C’est une large salle éclairée, bordée de deux petites galeries plus hautes, qui font demi-cercle, remplie de tableaux de toutes les écoles, dont plusieurs sont excellents. »

Taine cite un certain nombre de tableaux qui font son admiration :

  • un Murillo représentant Saint Diego et ses religieux,
  • un Martyre de Saint-André, par le Caravage,
  • une Cérémonie de l’ordre du Saint-Esprit en 1635, par Philippe Champagne…

Notre auteur retrouve désormais sa véritable nature, celle d’un honnête homme qui se livre à l’une de ses activités favorites : la fréquentation des lieux de culture tels que ce Musée.

Il commente encore :

  • la charmante Marquise de Largillière,
  • un Christ crucifié de Rubens,
  • un tableau de Glaize, la Mort de saint Jean-Baptiste qu’il dit célèbre,
  • l’élégance du tableau de Schoppin, Jacob devant Laban et ses deux filles,
  • et Muley [aujourd’hui écrit Moulay) Abd-el-Rhaman par Eugène Delacroix.
Le cloître du Musée des Augustins, 1931-1940. Photographe inconnu. Collection Magendie, MAG5499

« Au-dessous du musée est une cour carrée fermée par une galerie de minces colonnettes, qui vers le haut se courbent et se découpent en trèfles, et font bordure d’arcades. »

Monsieur Taine, c’est ce que l’on appelle un cloître !

« On a réuni sous cette galerie toutes les antiquités du pays : fragments de statues romaines, bustes sévères d’empereurs, vierges ascétiques du Moyen-Âge, bas-reliefs d’églises et de temples, chevaliers de pierre couchés tout armés sur leur cercueil. »

« La cour était déserte et silencieuse ; de grands arbres élancés, des arbrisseaux touffus, brillaient du plus beau vert ; un soleil éclairant tombait sur les tuiles rouges de la galerie ; une vieille fontaine, chargée de colonnettes et de têtes d’animaux, murmurait près d’un banc de marbre veiné de rose ; on voyait une statue de jeune homme entre les branches ; des tiges de houblon vert montaient autour des colonnes brisées. »

Vue 04 – Le cloître du musée des Augustins, Le Voyage aux Pyrénées, 3ème éd., gravure de Gustave Doré, p 549

« Ce mélange d’objets champêtres et d’objets d’art, ces débris de deux civilisations mortes et cette jeunesse des plantes fleuries, ces rayons joyeux sur les vieilles tuiles, rassemblaient dans leurs contraintes tout ce que j’avais vu depuis deux mois ».

* * *

C’est sur ces mots que ce termine le récit de ce voyage qui se conclut par la gravure ci-dessous.

Avons-nous conscience aujourd’hui de la modernité qui se dégageait de ce dessin pour l’œil du lecteur de l’époque : les lettres « FIN » montant en panaches de fumée de locomotives entrant sous la verrière d’une gare parisienne ?

Le chemin de fer à vapeur n’est en effet familier aux parisiens que depuis une trentaine d’années à la date de publication de cet ouvrage !

Accessoirement, ce décor d’apparence totalement hors du sujet de l’ouvrage semble bien confirmer un retour de notre auteur et de son compagnon de voyage par le train.

Vue 05 – Gravure de fin, Le Voyage aux Pyrénées, 3ème éd., gravure de Gustave Doré, p 551

Quant à nous, cette douzième étape clôt ce premier feuilleton d’un voyage stéréoscopique entrepris il y a plus de deux années et demie…

Christian Bernadat

* * *

Voyage en Bretagne, d’après Gustave Flaubert et Maxime du Camp. Sixième épisode

Sixième épisode : En route jusqu’à Saint-Malo en passant par Landernau et la Bretagne du nord.

Saint-Malo, sur le port, 1857, Photographe : Paul Charles Furne, Collection Calvelo, CAL0223

Résumé des épisodes précédents :

Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers l’Anjou, la Touraine et la Bretagne, avec sacs au dos et souliers ferrés. À l’occasion, ils ne dédaignent pas néanmoins le « confort » des transports publics…

Ils font d’abord halte dans les Pays de la Loire et s’y font ouvrir les châteaux de Chambord, d’Amboise et de Chenonceau. Puis ils font étape, aux environs de Nantes, sur les terres de la Bretagne historique à Clisson, avec sa forteresse médiévale. Ils nous conduisent ensuite à Carnac, Belle-Île-en Mer, Quimper, Pont-l’Abbé, Crozon, Daoulas et Brest.

Selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge d’écrire les chapitres pairs, et Flaubert les chapitres impairs. Leur trajet jusqu’à Brest constitue leur cinquième chapitre. Ce chapitre se poursuit toutefois jusqu’à Landernau, La Roche Maurice, Kerjean et Saint-Pol, que nous avons inclus dans cette sixième étape, que nous prolongeons jusqu’à Saint-Malo, décrit dans le sixième chapitre1.

Jusqu’à Saint-Pol, le texte est donc dû à Gustave Flaubert ; la suite, pour Saint-Malo, ayant été écrite par Maxime du Camp.

Nous illustrerons cette séquence d’un certain nombre de vues de nos collections issues de plusieurs « Voyages en Bretagne », en particulier celui de Paul Charles Furne, et, cette fois, celui de Daniel Théodore Guitard du Marès, le tout tiré des collections de José Calvelo, Jacques Magendie et Gaye.

Landernau et les ruines de son château :

À nouveau, sans transition, Gustave Flaubert nous transporte à l’étape suivante de leur voyage : Landernau.

Vue 01 – Le port de Landernau, 1857, Photographes Charles Paul Furne et Henri Tournier, Collection du Musée départemental breton (Source : La Bretagne en relief)

« Landernau est un pays où il y a une promenade d’ormeaux au bord de la rivière et où nous vîmes courir dans les rues un chien effrayé qui traînait à sa queue une casserole attachée. »

Quel formidable souvenir de voyage, n’est-ce pas !

 

« Pour aller au château de la Joyeuse-garde, il faut d’abord suivre l’Eilorn, et ensuite marcher longtemps dans un bois par un chemin creux où personne ne passe. Quelquefois le taillis s’éclaircit ; alors, à travers les branches, la prairie paraît ou bien la voile de quelque navire qui remonte la rivière […] » « Et couchés dans la cour de Joyeuse-Garde, près du souterrain comblé, sous le plein-cintre de son arcade unique que revêtissent les lierres, nous causions de Shakespeare et nous nous demandions s’il y avait des habitants dans les étoiles. »

Vue 02 – Le château de Joyeuse-Garde, Illustration de Howard Pyle, 1910 (Source Wikipedia)

Dans la légende arthurienne, la Joyeuse Garde est un château conquis par Lancelot-du-Lac, qui en fera sa place forte principale. Ce château légendaire est évoqué pour la première fois dans le Lancelot en prose (XIIIe siècle). La Joyeuse Garde apparait aussi dans les histoires en proses de Tristan et Iseut. Les deux amants vivent plus tard dans le château avec la permission de Lancelot pour se réfugier et échapper aux atteintes du roi Marc de Cornouailles.

« Puis, nous partîmes, n’ayant guère donné qu’un coup d’œil à la demeure ruinée du bon Lancelot, celui qu’une fée enleva à sa mère et qu’elle nourrit au fond d’un lac dans un palais de pierreries. Les nains enchanteurs ont disparu ; le pont-levis s’est envolé et le lézard se traîne où se promenait la belle Genièvre, songeant à son amant parti en Trébizonde combattre les géants. »

La Roche-Maurice :

La Roche-Maurice, vue sur les ruines du château, 1857 – Photographe Paul Charles Furne, CAL0205, Collection Calvelo

« Le château de la Roche-Maurice était un vrai château de burgrave, un nid de vautours au sommet d’un mont. On y atteint par une pente presque à pic, le long de laquelle des blocs de maçonnerie éboulés servent de marches. Tout en haut, par un pan de mur fait de quartiers plats posés l’un sur l’autre et où tiennent encore de larges arcs de fenêtres, on voit toute la campagne ; des bois, des champs, la rivière qui coule vers la mer, le ruban blanc de la route qui s’allonge… »

Roscoff :

« Voici […] le coin le plus fertile de Bretagne ; les paysans sont moins pauvres, les champs mieux cultivés, les colzas magnifiques, les routes bien entretenues, … et c’est ennuyeux à périr… Des choux, des navets, beaucoup de betteraves et démesurément de pommes de terre, tous régulièrement enclos dans des fossés, couvrent la campagne, depuis Saint-Pol de Léon jusqu’à Roscoff. On en expédie à Brest, à Rennes, jusqu’au Havre ; c’est l’industrie du pays ; il s’en fait un commerce considérable. »

Roscoff, pêcheurs à mer basse, 1857, Photographe Paul Charles Furne, MAG1401, Collection Magendie

« À Roscoff, la mer découvre devant les maisons sa grève vaseuse, se courbe ensuite dans un golfe étroit ; […] au large, [elle] est toute tachetée d’îlots noirs, bombés comme des dos de tortue. »

Kerjean :

Vue 03 – Kerjean, façade du château, 1857, Photographes Charles Paul Furne et Henri Tournier, Collection Archives départementales du Finistère (Source : La Bretagne en relief)

« À Kerjean, dans le grand escalier tournant, j’ai heurté un piège à loup. Des socs de charrue, des fers de bêche rouillés, et des graines sèches de calebasses, gisent au hasard sur le parquet des chambres, ou encombrent les grands sièges de pierre dans l’embrasure des fenêtres. »

Saint-Pol, l’église du Kreisker :

« … On se retrouve bientôt sur la grande route de Saint-Pol, au fond de laquelle se dresse, tailladée sur tous les angles, la flèche du clocher du Kreisker ; fine, élancée, et s’appuyant sur une tour surmontée d’une balustrade, de loin elle fait le meilleur effet du monde ; mais, plus on s’en approche, plus elle se rapetisse et s’enlaidit, et l’on ne trouve enfin qu’une église comme toutes les églises, avec un porche vide dont les statues sont parties. La cathédrale aussi est d’un gothique lourd, empâté d’ornements, chamarré de broderies ; mais il y a à Saint-Pol quelque chose, c’est la table d’hôte de son auberge. »

Vue 04 – L’église du Kreisker de Saint-Pol de Léon, Lithographie de 1867 (Cartes-livres-anciens.com)

Saint-Malo, vue générale, 1880-1920, Photographe Daniel Théodore Guitard du Marès, CG164, Collection Gaye

« Saint-Malo, bâti sur la mer et clos de remparts semble, lorsqu’on arrive, une couronne de pierres posées sur les flots dont les mâchicoulis sont les fleurons. Les vagues battent contre les murs et, quand il est marée basse, déferlent à leur pied sur le sable. »

« Au-dessus de cette ligne uniforme de remparts, que çà et là bombent des tours et que perce d’ailleurs l’ogive aiguë des portes, on voit les toits des maisons serrés l’un près de l’autre, avec leurs tuiles et leurs ardoises, leurs petites lucarnes ouvertes, leurs girouettes découpées qui tournent, et leurs cheminées de poterie rouge dont des fumignons bleuâtres se perdent dans l’air. »

Saint-Malo, vue sur le rocher du Moine, 1900-1920, Photographe inconnu, MAG4777, Collection Magendie

« Tout à l’entour sur la mer s’élèvent d’arides îlots sans arbres ni gazon sur lesquels on distingue de loin quelques pans de murs percés de meurtrières tombant en ruines et dont chaque tempête enlève de grands morceaux. »

Saint-Servan et la tour Solidor :

Saint-Servan, la Tour Solidor, 1880-1920, Photographe Daniel Théodore Guitard du Marès, CG186, Collection Gaye

« En face de la ville, rattachée à la terre ferme par une longue jetée qui sépare le port de la pleine mer, de l’autre côté du bassin s’étend le quartier de Saint-Servan, vide, spacieux, presque désert et couché tout à son aise dans une grande prairie vaseuse. À l’entrée se dressent les quatre tours du château de Solidor reliées entre elles par des courtines, et noires du haut en bas. Cela nous récompense d’avoir fait ce long circuit sur la grève, en plein soleil de juillet, au milieu de chantiers [navals], parmi les marmites de goudron qui bouillaient, et les feux de copeaux dont on flambait la carcasse des navires. »

Remarque : Aujourd’hui, on dit « la Tour Solidor », qui est en fait le reste d’un donjon, construit au XIVème siècle, dont chaque angle est flanqué d’une tour incluse en partie dans la masse du bâtiment ; Maxime du Camp, reproduisant sans doute l’usage du XIXème siècle, évoque, pour cette raison les quatre tours d’un château.

Les remparts et les fortifications de Saint-Malo :

Saint-Malo, les remparts vus depuis l’îlot du Grand Bé, 1880-1920, Photographe Daniel Théodore Guitard du Marès, CG169, Collection Gaye

« Le tour de la ville par les remparts est une des plus belles promenades qu’il y ait. […] On s’asseoit dans l’embrasure des canons, les pieds sur l’abîme. On a devant soi l’embouchure de la Rance, se dégorgeant comme un vallon entre deux vertes collines, et puis les côtes, les rochers, les Îlots et partout la mer. »

« À une place, entre les maisons de la ville et la muraille, dans un fossé sans herbe, des piles de boulets sont alignées. De là vous pouvez voir écrit sur le second étage d’une maison « Ici est né Châteaubriand »

Vue 05 – Les Remparts et la tour Quiquengrogne, 1900 environ, Carte Postale

« Plus loin, la muraille s’arrête contre le ventre d’une grosse tour : c’est la Quiquengrogne ; ainsi que sa sœur, la Générale, elle est large et haute, ventrue, formidable, renflée au milieu comme une hyperbole, et tient bon toujours. Intactes encore et comme presque neuves, sans doute qu’elles vaudraient mieux, si elles égrenaient dans la mer les pierres de leurs créneaux, et si par leur tête frissonnaient au vent les sombres feuillages amis des ruines. »

Le Château et la tour Générale :

Vue 06 – Le Château (tour « La générale »), vers 1890, collection particulière

« Nous entrâmes dans le château. […] La femme du concierge alla chercher les clés chez le commandant. […] On monta longtemps, car la tour est haute. Le jour vif des meurtrières passe comme une flèche à travers le mur. Par leur fente, quand vous mettez la tête, vous voyez la mer qui semble s’enfoncer de plus en plus et la couleur crue du ciel qui grandit toujours, si bien que vous avez peur de vous y perdre. Les navires paraissent des chaloupes et les mâts, des badines. Les aigles doivent nous croire gros comme des fourmis. […]

Arrivés sur la plate-forme, quoique le créneau vous vienne jusqu’à la poitrine, on ne peut se défendre de cette émotion qui vous prend sur tous les sommets élancés ; malaise voluptueux, mêlé de crainte et de plaisir, d’orgueil et d’effroi, lutte de l’esprit qui jouit et des nerfs qui souffrent. On est heureux singulièrement ; on voudrait partir, se jeter, voler, se répandre dans l’air, être soutenu par les vents, et les genoux tremblent, et l’on n’ose approcher du bord. »

L’îlot du Grand Bé et la tombe de Chateaubriand :

L’îlot du Grand Bé et la tombe de Chateaubriand, 1880-1920, Photographe Daniel Théodore Guitard du Marès, CG166, Collection Gaye

Selon la notice de l’éditeur d’origine, le Voyage en Bretagne a été accompli en 1847. Or Châteaubriand décède et se fait enterrer ici juste un an plus tard, en juillet 1848. Mais cela fait dix ans qu’il a obtenu ici une concession et qu’il y a fait construire sa tombe. C’est donc une tombe encore vide à laquelle nos auteurs rendent visite, sans imaginer que son futur « hôte » rejoindra sa dernière demeure à peine un an plus tard !

« En face des remparts, à cent pas de la ville, l’îlot du Grand-Bay [sic] se lève au milieu des flots. Là se trouve la tombe de Chateaubriand ; ce point blanc taillé dans le rocher est la place qu’il a destinée à son cadavre.

Nous y allâmes un soir, à marée basse. Le soleil se couchait. L’eau coulait encore sur le sable. Au pied de l’île, les varechs dégouttelants [sic] s’épandaient comme des chevelures de femmes antiques le long d’un grand tombeau. »

Ruines sur l’îlot du Grand Bé, 1880-1920,  Photographe Daniel Théodore Guitard du Marès, CG165, Collection Gaye

« L’île est déserte ; une herbe rare y pousse où se mêlent de petites touffes de fleurs violettes et de grandes orties. Il y a sur le sommet une casemate délabrée avec une cour dont les vieux murs s’écroulent.

En dessous de ce débris, à mi-côte, on a coupé à même la pente un espace de quelques dix pieds carrés au milieu duquel s’élève une dalle de granit surmontée d’une croix latine. Le tombeau est fait de trois morceaux, un pour le socle, un pour la dalle, un pour la croix.

Il dormira là-dessous, la tête tournée vers la mer ; dans ce sépulcre bâti sur un écueil, son immortalité sera comme fut sa vie, déserte des autres et tout entourée d’orages. »

* * *

« Nous descendîmes l’îlot, traversâmes la grève à pied. La marée venait et montait vite ; les rigoles se remplissaient ; dans le creux des rochers la mousse frémissait, ou, soulevée du bord des lames, elle s’envolait par flocons et sautillait en s’enfuyant… »

Ainsi s’interrompt le descriptif du séjour de nos auteurs à Saint-Malo. Cet ultime chapitre de leur récit étant particulièrement long et fourni, nous réserverons à un septième et ultime épisode les dernières étapes de nos auteurs : le Mont-Saint-Michel et le château de Combourg.

Christian Bernadat

Bibliographie :

Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne) par Gustave Flaubert

La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, Musée départemental Breton de Quimper, 2000

 
 
 
 
 

La Silla del Moro : lieu clé dans la photographie de Grenade

L'art de la photographie

L’être humain a toujours eu l’impulsion naturelle de refléter tout ce qui l’entourait depuis ses premiers pas sur terre. Des peintures rupestres primitives aux hiéroglyphes, en passant par l’écriture, les dessins et les gravures, la préparation de cartes et de plans, et bien sûr, les photographies. Une vocation artistique et représentative qui nous permet aujourd’hui d’imaginer et d’apprécier à quoi ressemblait le monde dans lequel vivaient nos ancêtres.

Joseph Nicéphore Niépce a été le précurseur de la photographie, réalisant une série d’épreuves pour essayer de faire capter ce qu’il voyait sur un support physique. Cette procédure photographique a été réalisée par son collègue Louis Daguerre, qui avec l’aide du gouvernement français, a introduit l’utilisation du daguerréotype au public en 1839, qui se répandrait bientôt dans toute l’Europe, commençant à faire apparaître les premières photos partout le monde.

Figure 1. Daguerréotype du boulevard du temple à Paris où l'on peut voir la première personne photographiée de l'histoire, pris à 8h du matin. Louis Daguerre, [Boulevard du Temple], 1838. Domaine public

Sans aucun doute, la photographie historique est l’un des éléments qui nous ramène dans le temps et nous permet une immersion complète dans cette réalité passée. Contrairement aux anciens dessins ou gravures, les photographies montrent la réalité telle qu’elle était au moment de la prise de vue. Ces dernières années, la photographie historique est devenue un grand soutien dans le domaine de la restauration architecturale, nous aidant à connaître l’état dans lequel se trouvaient les bâtiments tout au long de leur vie.

Grenade et les voyageurs romantiques

La ville de Grenade a commencé à être une attraction pour les voyageurs et les touristes qui sont arrivés attirés par sa beauté et son charme, se distinguant par son passé du reste des villes espagnoles. Depuis le début du XIXe siècle, les soi-disant « voyageurs romantiques » ont commencé à visiter la vieille ville arabe.

Ces globe-trotters étaient pour la plupart d’excellents dessinateurs et artistes qui parcouraient les principales villes européennes en dépeignant avec délicatesse tous leurs aspects urbains. Grenade est devenue l’une des villes les plus visitées d’Espagne grâce à la mixité culturelle présente dans ses édifices et aux vestiges majestueux de la capitale andalouse, avec l’Alhambra comme joyau de la couronne. Son passé artistique et architectural et la possibilité de vues qu’offre la ville se sont sans doute démarqués parmi les grandes villes européennes.

Un grand nombre de ces vues et images ont été créées par les voisins français, également motivés par la proximité entre les deux pays. Des illustrateurs de renom tels que Chapuy, Girault de Prangey, Laborde ou Guesdon, ont visité le territoire espagnol en laissant des impressions magnifiques et détaillées de la ville et de la réalité de cette époque. Grâce à ces voyageurs, nous pouvons maintenant voir à quoi ressemblait Grenade il y a des centaines d’années.

Figure 2. Dessin de Grenade depuis la Silla del Moro. Alfred Guesdon, N.o 12, « Grenade: Vue Prise au-dessus du Generalife », 1855. Imp. De Fois Delarue, Paris. Images des collections de la Bibliothèque nationale d'Espagne, http://bdh.bne.es/bnesearch/detalle/bdh0000021135. Édité par l'auteur.

Photographe stéréoscopiste français

Les voyageurs continuent d’affluer à Grenade tout au long du XIXe siècle, mais cette fois, ils emportent une nouvelle découverte dans leurs bagages, les premiers appareils photo. Grenade fait partie des villes espagnoles choisies par les premiers photographes, des amateurs qui photographient l’Alhambra lors de leur visite et qui vont céder la place en quelques années aux premiers stéréoscopistes professionnels, qui dans ce cas seraient majoritairement français. Un nouveau monde de possibilités s’est ouvert lorsqu’il s’est agi d’immortaliser les vues imprenables sur la capitale de Grenade.

Ces pionniers de la photographie stéréoscopique ont commencé à photographier la ville, attirés au même titre que leurs prédécesseurs par sa beauté et conscients du grand retour qu’ils pouvaient obtenir de la vieille ville arabe, vendant leurs copies photographiques dans toute l’Europe comme souvenirs.

Joseph Carpentier était le plus avancé en photographie stéréoscopique en Espagne. Il arrive à Grenade en 1856, comme l’atteste sa signature dans le livre d’or de l’Alhambra. Il fut le premier photographe à commencer à distribuer des photographies stéréoscopiques de l’Espagne en 1857, ayant une grande acceptation en France. La ville de Grenade était très importante en termes de nombre de vues, après Madrid.

Figure 3. Mikel Cervera Nagore, Villes photographiées par Joseph Carpentier lors de son voyage en Espagne en 1856.

Carpentier fixe des points de vue sur les villes qui seront plus tard utilisés par ses concurrents et partisans. La collection de vues de Carpentier a fini par devenir une référence visuelle lorsqu’il s’agissait de reproduire des monuments et des vues panoramiques de points hauts qui seraient répétés par les photographes ultérieurs.

C.S.

Parallèlement aux premiers photographes, les premiers éditeurs de l’industrie photographique ont également commencé à apparaître, commercialisant les copies de différents auteurs à travers tous les médias existants, établissant leurs points de vente dans différents quartiers de la ville. La production française à cette époque est dominée par les sociétés Ferrier-Soulier et Gaudin Frères.

Ces éditeurs ont envoyé des collaborateurs proches dans toute l’Europe pour prendre les photos, ont engagé différents professionnels pour les missions ou ont acheté la collection d’un photographe qui avait déjà pris les images. Ce fait a conduit au fait que parfois la paternité exacte de certaines photographies n’est pas connue, étant supplantée par le nom de l’éditeur.

En 1858, la vente de vues stéréoscopiques de l’Espagne sur support de verre est publiée dans la revue La Lumière. La collection était composée de 116 images numérotées à trois chiffres allant du numéro 401 au 515. Plus tard, lors de la parution du catalogue Ferrier père, fils et Soulier en 1864, la série fut renumérotée avec le chiffre 6 devant l’ancienne numérotation, raison pour laquelle elle est connue sous le nom de « Série 6000 », bien qu’elle ait eu moins de succès que la première. Dès lors, Léon et Lévy deviendront propriétaires des fonds Ferrier-Soulier, ajoutant de nouvelles images à la collection.

Les initiales « C. S. » figurent sur de nombreux positifs verre et positifs albuminés de cette première collection, écrit à la main sur l’image elle-même (figure 4). Il existe une certaine controverse quant à l’attribution de ces initiales, qui apparaissent sur certaines copies d’une même photographie et pas sur d’autres. Certains experts pensent que ces acronymes correspondent à Athanase Clouzard et Charles Soulier, qui ont maintenu une maison d’édition entre 1854 et 1859, tandis que d’autres soutiennent qu’ils appartiennent à Charles Soulier, qui serait venu visiter l’Espagne en 1857 et a produit 116 images stéréoscopiques de différentes villes, bien que cette dernière option semble assez improbable. En 1859, Soulier s’associe à Claude Marie Ferrier et à son fils Jacques-Alexandre, créant l’une des sociétés photographiques les plus importantes et les plus fructueuses de l’histoire, Ferrier et Soulier.

Figure 4. Les initiales « C.S. » manuscrite dans différentes copies de photographies stéréoscopiques de Grenade. Collection Mikel Cervera Nagore.

Panorama de Grenade depuis la Silla del Moro

La collection de vues stéréoscopiques de l’Espagne sera la première à réunir un si grand nombre d’images, composées au total de 116 photographies. On y distingue les vues de l’ensemble des différentes villes au « vol d’oiseau » popularisé par Alfred Guesdon, remplaçant le ballon par des belvédères naturels et architecturaux facilitant les vues panoramiques.

Figure 5. Mikel Cervera Nagore, Villes photographiées par Joseph Carpentier lors de son voyage en Espagne en 1856.

La ville de Grenade est celle qui est la plus représentée dans la collection, avec 31 images de la ville et de l’Alhambra, prises en 1857. Le photographe a profité des possibilités offertes par Grenade, avec des immeubles de grande hauteur tels que le Cathédrale ou l’Alhambra pour la composition de ses photos. Il s’est aussi aidé des points hauts que lui offre la topographie de la ville, entourée de collines, pour mettre en valeur les horizons urbains, démontrant que le photographe connaissait bien les villes ou était conscient des points de vue des photographes précédents.


Figure 6. Vue sur la Cour des Lions de l'Alhambra. Clouzard et Soulier éditeurs, No 479, [Pavillon du Patio des Lions, Grenade], 1857. Collection M. Magendie, MAG3627

Outre les vues magnifiques et soignées choisies par le photographe, il faut souligner la qualité de l’affichage de cette collection, popularisant avant tout les photographies stéréoscopiques sur verre, bien que les modalités de diffusion de ses photographies soient très diverses, comme le verre pour les lampes de poche, des copies albuminées et des variantes de type tissue, bien que certaines semblent être des « copies pirates ».

Dans ce cas, nous avons sélectionné la photographie numéro 475 (figure 7), intitulée Panorama de l’Alhambra et de la Generalife comme l’une des photographies les plus représentatives du style développé par ces éditeurs. Au fil du temps, ce panorama deviendra l’une des vues les plus reproduites par les photographes en visite à Grenade.


Du haut du Cerro del Sol, dans la célèbre « Silla del Moro », le photographe a pris une photo où le Generalife apparaît au premier plan, l’Alhambra au centre de l’image avec ses structures arabes et le palais de Carlos V, et la partie droite du quartier Albaicín. La photographie nous permet également de voir une petite fraction de la Cathédrale, les limites de la ville et la plaine fertile de Grenade en arrière-plan, montrant le spectre urbain de Grenade dans toute sa splendeur.


Figure 6. Vue sur la Cour des Lions de l'Alhambra. Clouzard et Soulier éditeurs, No 479, [Pavillon du Patio des Lions, Grenade], 1857. Collection M. Magendie, MAG3627

La qualité de ce positif sur verre est si extraordinaire que nous pouvons agrandir le moindre détail. Le photographe parcourait le chemin qui montait la colline avec son appareil photo et prenait une série de photographies de Grenade telles que le numéro 496, Vue de Grenade vers la Sierra del Sol , ou le numéro 498, Vue de Grenade vers l’Albaicin, bien que le numéro 475 se distingue sans aucun doute parmi eux.

 

Figure 8. Mikel Cervera Nagore, Anaglyphe de la photographie stéréoscopique numéro 475 de Clouzard et Soulier, Panorama de l’Alhambra et de la Generalife à Grenade, en 1857.

Cette composition photographique où toute la ville peut être appréciée sera l’une des plus répétées par les différents photographes qui arriveront plus tard à Grenade. Par exemple, cette photographie stéréoscopique prise par Jean Andrieu en 1867 qui refait l’image prise par d’autres photographes comme Ernest Lamy en 1863, où deux personnes apparaissent curieusement dans l’image (figure 10).

 

Figure 9. Jean Andrieu photographe, Vue de Grenade depuis la Silla del Moro, Adolphe Block (B.K.) éditeur, No 2542, « Vue générale prise de la Silla del Moro », Paris, 1867. Collection Mikel Cervera Nagore.


Figure 10. Vue de Grenade depuis la Silla del Moro (détail). Ernest Lamy, No 62, « Vue Générale de l’Alhambra Prise du Mont del Sol », 1863. Collection Mikel Cervera Nagore.

Des photographes ultérieurs tels que Jean Laurent, Ayola, Garzón ou Wunderlich prendront leurs clichés en imitant également ces premières photographies prises de la Silla del Moro en 1857.

La silla del Moro (La Chaise du Maure)

Le populairement connu sous le nom de Silla del Moro était un bâtiment militaire, situé à un point stratégique du système défensif de la ville de Grenade (Espagne). Il a été conçu vers le XIVe siècle pour la surveillance et la protection de la zone, liée au Generalife et à des palais tels que Dar al-Arusa et Los Alijares, les vergers d’un secteur si important pour la distribution de l’eau de l’Acequia Real, et l’ensemble de l’Alhambra.

Sa structure se détache sur le versant nord du Cerro del Sol à une altitude proche de 850 mètres au-dessus du niveau de la mer, où elle exerçait une position dominante sur la ville et ses limites. Il se composait d’une tour centrale haute et élancée située sur une vaste plate-forme posée sur le sol.

Après la conquête des Rois Catholiques, le bâtiment est devenu un petit ermitage vers le XVIe siècle, changeant son nom en Castillo de Santa Helena, comme détaillé dans divers plans et dessins de l’époque.

Dès lors, la construction a commencé à se détériorer, adoptant la forme d’un siège vu de la ville, c’est pourquoi le terme « Silla del Moro » a été utilisé, et reste conservé à ce jour. Lors de l’invasion de Grenade par les troupes françaises entre 1810 et 1812, la Silla del Moro a été utilisée comme batterie d’artillerie, mais elle a ensuite été détruite après la marche des troupes napoléoniennes, la laissant complètement ruinée.

Les premières interventions pour récupérer le bâtiment ont commencé en 1926 grâce à l’architecte restaurateur Leopoldo Torres Balbás. Prieto-Moreno poursuivant sa reconstruction, bien qu’elle ne soit jamais terminée. En 2010, l’architecte Pedro Salmerón et son équipe de travail ont terminé la restauration de la Silla del Moro, la sauvant de l’abandon et lui donnant son utilisation actuelle de point de vue sur la ville de Grenade.

Aujourd’hui encore, les vues imprenables de Grenade que l’on peut voir depuis la Silla del Moro continuent d’être photographiées, imitant celles prises par les premiers stéréoscopistes arrivés dans la ville il y a des centaines d’années.

Figure 14. Mikel Cervera Nagore, Ci-dessus, Vue de Grenade depuis la Silla del Moro; ci-dessous, La Silla del Moro. Granada, 2023.

Mikel Cervera Nagore

Ingénieur du bâtiment

Bibliographie :

Gámiz, Antonio. « Paisajes urbanos vistos desde globo : Dibujos de Guesdon sobre fotos de Clifford hacia 1853-55 ». EGA: Revista de Expresión Gráfica Arquitectónica, no 9, (2004): 110-117.

Piñar, Javier y Carlos Sanchez, eds. Luz sobre papel: La imagen de Granada y la Alhambra en las fotografías de J. Laurent. Granada: Patronato de la Alhambra y Generalife y Obra Social Caja Granada. 2007.

Piñar, Javier y Carlos Sanchez, coords. Una imagen de España: Fotógrafos estereoscopistas franceses (1856-1867). Madrid: Fundación MAPFRE. 2011.

Salmerón, Pedro. « La restauración de la Silla del Moro: La experiencia de intervención en un enclave del paisaje de Granada ». Cuadernos de La Alhambra, no 45, (2010): 65- 89.

Voignier, J. M. Les vues stéréoscopiques de Ferrier et Soulier : Catalogue 1851 -1870. Paris : Éditions du Palmier en zinc. 1992.

Image du mois #62 | Avril

Avril 2023

C’est en Égypte que nous nous rendons ce mois-ci, plus précisément à Gizeh avec une vue du côté sud du sphinx, dont seulement le tiers supérieur émerge du sable. Appelé shespânkh par les égyptiens (qui signifie « statue vivante »), cette sculpture monumentale de 73,50 m de longueur, de 20,22 m de hauteur originelle, est taillée dans une proéminence calcaire du plateau de Gizeh. Le sphinx représente un lion à tête d’homme, et cette tête fait 5,20 m !

Collection Vergnieux

https://www.stereotheque.fr/result,7891-0

 

L’image du mois #61 | Mars

Mars 2023

En cette journée internationale des droits des femmes, il est logique que nous valorisions les femmes de nos collections !

Qu’ils s’agisse d’actrices, de femmes jouant aux cartes, de Geisha ou de danseuses… Nombreuses sont les stéréos mettant en avant des femmes dans diverses situations, milieux ou aires géographiques.
Elles n’avaient pas toutes les mêmes droits. À travers les lieux et les époques, la condition des femmes a évoluée mais il reste encore de nombreux combats !✊

Toutes ces images sont datées entre la deuxième moitié du 19e et la première moitié du 20e.

Collection Magendie, Calvelo, Letellier, Bidault.

https://www.stereotheque.fr/result,14947-0

https://www.stereotheque.fr/result,16788-0

https://www.stereotheque.fr/result,5517-0

https://www.stereotheque.fr/result,16793-0

https://www.stereotheque.fr/result,16796-0

https://www.stereotheque.fr/result,2677-0

https://www.stereotheque.fr/result,14620-0

https://www.stereotheque.fr/result,11653-0

Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855.

Onzième épisode : séjour à Bagnères de Luchon.

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu)

Luchon, vue générale, 1865-1900, Photographe Eugène Delon, Collection Wiedemann, WIE891

Rappel des épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, traitement très recherché dans la bonne société parisienne.

À seulement 27 ans, délaissant un temps ses activités littéraires, voici notre écrivain voyageur engagé dans un long périple pour l’époque : Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez, Pau, et enfin Les Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il s’établit le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs.

 

Avant de rentrer à Paris, il reprend toutefois un circuit touristique vers l’est des Pyrénées : cela le conduit d’abord à Saint-Sauveur et Luz ; puis lui et son ami Paul font étape à Tarbes et à Bagnères-de-Bigorre, et enfin Bagnères-de-Luchon. Ce sera leur dernière étape dans les Pyrénées.

 

Presque 200 documents disponibles dans la Stéréothèque ont trait à Luchon et à ses environs. Autant dire que, cette fois-ci, le choix est immense et par conséquent délicat. Nos seuls critères de sélection auront été de privilégier les photos les mieux adaptées au texte de l’auteur ainsi que celles qui étaient les plus contrastées, pour une présentation la plus agréable.

Nous retrouvons ainsi nos photographes classiques des Voyages aux Pyrénées que sont Charles-Paul Furne & Henri Tournier, ainsi qu’Ernest Lamy, mais aussi des photographes locaux : E. Soulé et Eugène Delon ; et, en complément le photographe amateur Croly-Labourdette du fond Besson, le tout conservé chez nos « fournisseurs habituels » : les collections de la Médiathèque de Pau, de Jacques Magendie, de Michel Wiedemann et, pour la première fois, une vue issue de la collection propre du CLEM, en cours d’insertion dans la Stéréothèque.

 

En route pour Bagnères-de Luchon

Le départ de la diligence, dessin de G. Cruilshank vers 1830 (Traveling in France)

 

Au départ de leur étape, nos amis sont tout absorbés par « l’ambiance » et le spectacle qui règnent à l’intérieur de la diligence qu’ils empruntent. Et Taine ne résiste pas au plaisir de nous en narrer les détails : il faut bien une dose de pittoresque dans chacun de ses chapitres !

 

« Tout homme ayant l’usage de ses yeux et de ses oreilles doit, pour voyager, monter sur l’impériale. Les plus hautes places sont les plus belles… […] On se casse le cou quand on en tombe ; […] mais on prend du plaisir quand on y est… […] En premier lieu [sur l’impériale*], on voit le paysage, ce qui produit des descriptions qu’on donne au public. […] [Au contraire], dans le coupé*, on n’a pour spectacle que les harnais des chevaux ; dans l’intérieur*, on voit par une lucarne les arbres défiler comme des soldats au port d’armes ; dans la rotonde*, on est dans un nuage de poussière qui salit le paysage et qui étrangle le voyageur.

En second lieu, vous aurez là-haut la comédie. Dans les places du bas, les gens gardent le décorum et se taisent. Ici les paysans haut perchés qui sont vos compagnons, le postillon et le conducteur, se font des confidences à cœur ouvert ; ils parlent de leurs femmes, de leurs enfants, de leur bien, de leur commerce, de leurs voisins, et surtout d’eux-mêmes ; si bien qu’au bout d’une heure vous imaginez leur ménage et leur vie aussi nettement que si vous étiez chez eux. C’est un roman de mœurs que vous découvrez sur la route… […]

D’ailleurs leurs mœurs rudes, leurs gros éclats de rire, leur franche estime de la force corporelle, leur penchant avoué pour le plaisir de manger et de boire, font contraste avec les grimaces de notre politesse et notre affectation du raffinement. […]

En troisième lieu, on ne respire que là. Les autres places sont des étuves dont les parois et les coussins noirs conservent et concentrent la chaleur. »

[* Au sein d’une grande diligence de la fin du XIXe siècle, on distingue traditionnellement 4 emplacements, de l’avant vers l’arrière : le coupé (ou cabriolet) juste en arrière du postillon, la berline (l’intérieur), la rotonde en surplomb de l’arrière, et, bien entendu l’impériale.]

« La voiture part de grand matin et gravit une longue montée sous la clarté grise de l’aube. Les paysans arrivent par troupes ; les femmes ont cinq ou six bouteilles de lait sur la tête, dans un panier. Des bœufs, le front baissé, traînent des chariots aussi primitifs et aussi gaulois qu’à Pau. Les enfants, en bérets bruns, courent dans la poussière à côté de leurs mères. Le village vient nourrir la ville. »

Abbaye d’Escaladieu, gravure ancienne (Site Monumetum, Ministère de la Culture)

Durant leur étape, qui, manifestement, fait un assez large détour par le piémont, nos amis vont traverser ou passer au voisinage de quelques villages tels qu’Escaladieu, Mauvoisin et Encausse ; Taine nous en dit simplement quelques mots.

« Escaladieu montre au bord de la route les restes d’une ancienne abbaye. La chapelle subsiste et garde des fragments de sculpture gothique. Un pont est à côté, ombragé de grands arbres. La jolie rivière de l’Arros coule, avec des reflets moirés et des guipures d’argent, sur un fond de cailloux sombres. Personne ne savait choisir un emplacement mieux que les moines : c’étaient les artistes du temps. »

Le château de Mauvoisin (Hautes-Pyrénées), photo contemporaine (Châteaudemauvoisin.fr)

« Un peu plus loin, Mauvoisin, ancienne forteresse de chevaliers brigands, lève sa tour ruinée au-dessus de la vallée. Froissard conte comment on assiégea ces honnêtes gens ; certes, en ce temps, ils valaient les autres, et le duc d’Anjou, leur ennemi, avait fait pis qu’eux. »

Encausse (Haute Garonne), l’établissement thermal (Carte postale)

« Encausse est tout près d’ici, au tournant de la route. Chapelle et Bauchaumont y vinrent pour rétablir leur estomac qui le méritait bien ; car ils en usaient mieux que personne. […] Ils vont à petites journées, boivent, causent et font festin chez les amis qu’ils ont partout, courtisent les dames, se moquent fort joliment des provinciales. Ils boivent [à la santé] des absents, goûtent du muscat autant qu’ils peuvent, et badinent en prose et en vers. […] »

« La route est bordée de vignes, dont chaque pied monte à son arbre, orme ou frêne, le couronne d’une fraîche verdure, et laisse retomber ses feuilles et ses vrilles en panache. »

 

La Vallée de Luchon, Le Voyage aux Pyrénées, 3ème éd., gravure de Gustave Doré, p 514.

« La vallée est un jardin étroit et long, entre deux chaînes de montagne. Sur les basses pentes sont de belles prairies où les eaux vives courent aménagées dans des rigoles, arroseuses lestes et babillardes ; les villages sont posés sur la petite rivière ; des ceps montent le long des murs poudreux. Des mauves, droites comme des cierges, lèvent au-dessus des haies leurs fleurs rondes, brillantes comme des roses de rubis. Des vergers de pommiers passent à chaque instant des deux côtés de la voiture. Des cascades tombent dans chaque anfractuosité de la chaîne, entourées de maisons qui cherchent un abri. […] Au fond de la vallée, s’élève un amas de montagnes noires, âpres, dont les têtes sont blanches de neige, qui nourrissent la rivière et ferment l’horizon. »

 

 

Luchon :

« Enfin, nous passons sous une allée de beaux platanes entre deux rangées de villas, de jardins, d’hôtels et de boutiques. C’est Luchon, petite ville aussi parisienne que Bigorre ».

Bagnères-de-Luchon, les allées d’Étigny, 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection CLEM, CLEM103

« La rue est une large allée plantée de grands arbres et bordée d’assez beaux hôtels. Elle fut ouverte par l’intendant d’Étigny, qui, pour ce « méfait », manqua d’être lapidé. Il fallut faire venir une compagnie de dragons pour forcer les Luchonnais à souffrir la prospérité de leur pays ».

Bagnères-de-Luchon, La buvette du Pré, 1877-1890, PhotographeE. Soulé, Collection Magendie, MAG6277


« Au bout de l’allée, un joli chalet, semblable à ceux du Jardin des Plantes, abrite la source du Pré. Ses murs sont un treillis bizarre de branches tortueuses garnies de leur écorce ; son toit est en chaume ; son plafond est une tapisserie de mousses. Une jeune fille assise auprès des robinets distribue aux baigneurs des verres d’eau sulfureuse. Les toilettes élégantes arrivent vers quatre heures. En attendant, on s’assied à l’ombre sur des bancs de bois tressés, et l’on regarde les enfants qui jouent sur le gazon, les rangées d’arbres qui descendent vers la rivière, et la large plaine verte, semée de villages. »

Ce qu’à l’époque on appelle le Jardin des Plantes est aujourd’hui connu comme Parc des Thermes.

Vue générale du projet de thermes de Bagnères-de-Luchon, de l’architecte Edmond Chabert, Cliché Soula, Inventaire général de la Région Occitanie.

À la date du passage de Taine, en 1855, les thermes de Luchon, ceux que l’on connaît encore aujourd’hui, sont en cours de construction. Ils ne seront inaugurés que le 20 juillet 1857, deux années plus tard.

« Au-dessous de la source des Thermes, qu’on achève, et qui seront les plus beaux des Pyrénées. Aujourd’hui le champ voisin est encore chargé de matériaux ; la chaux fume tout le jour et fait flamboyer et frissonner l’air. »

Autel votif de Luchon, Fonds Trutat, Collection Maurice Gourdon, AD31 51  F 331, Ob 12 c2 640

Autel votif des Nymphes Augustes découvert à Luchon, Musée Saint-Raymond, Toulouse

« La cour des bains renferme un grand autel votif, portant une amphore sur l’une des faces et deux autres. L’un d’entre eux fait référence au dieu Lixon qui « dit-on, était du temps des Celtes le Dieu protecteur du pays. De là le nom de Luchon. Il est estropié et non détruit. Les dieux sont vivaces… »

 

Les soirées du curiste à Luchon :

Groupe de musiciens espagnols à Luchon, 1858, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0302

« Le soir, on entend beaucoup trop de pianos. Il y a plusieurs bals, et, dans certains cafés, des orchestres. Ces orchestres sont des familles ambulantes, louées à tant par semaine, pour rendre la maison inhabitable. L’un d’eux, composé d’une flûte mâle et quatre violons femelles, jouait intrépidement tous les soirs la même ouverture. Les privilégiés payants étaient dans la salle parmi les pupitres. Un peuple de paysans se pressait à la porte, bouche béante ; on faisait cercle et l’on montait sur les bancs pour regarder. »

Marchands espagnols à Luchon, 1858, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0303

« Les marchands de toute espèce mettent leur boutique en loterie : loterie de vaisselle, loterie de livres, loterie de petites objets d’ornement, etc. Le marchand et sa femme distribuent des cartons, moyennant un sou, aux servantes, aux soldats, aux enfants qui font foule. Quelqu’un tire ; la galerie et les intéressés avancent le cou avec anxiété. L’homme lit le numéro ; un cri part, signe irréfléchi d’une joie expansive… »

« Ces gens ont le génie de l’étalage. Un jour, on entend rouler deux tambours, suivis de quatre hommes qui marchent solennellement emmaillotés de châles et de pièces d’étoffe. Les enfants et les chiens font procession en criant ; c’est l’ouverture d’une nouvelle boutique. »

Les campagnes des environs de Luchon :

La campagne aux environs de Luchon, Le Voyage aux Pyrénées, 3ème éd., gravure de Gustave Doré, p 523.

« Au jour, la campagne est riche et riante ; la vallée n’est pas une gorge, mais une belle prairie plate coupée d’arbre et de champs de maïs, parmi lesquels la rivière court sans bondir. Luchon est entouré d’allées de platanes, de peupliers et de tilleuls. »


La chute de la Pique, 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection Wiedemann, WIE058

« On quitte ces allées pour un sentier qui suit les flots de la Pique et tournoie dans l’herbe haute. Les frênes et les chênes forment un rideau sur les deux bords ; de gros ruisseaux arrivent des montagnes ; on les passe sur des troncs posés en travers ou sur de larges plaques d’ardoise. Toutes ces eaux coulent à l’ombre, entre des racines tortueuses qu’elles baignent, et qui font treillis des deux côtés. La berge est couverte d’herbes penchées ; on ne voit que la verdure fraîche et les flots sombres.

C’est là qu’à midi se réfugient les promeneurs ; sur les flancs de la vallée serpentent des routes poudreuses où courent des voitures et des cavalcades. Plus haut les montagnes grises, ou brunies par les mousses, développent à perte de vue leurs lignes douces et leurs formes grandioses. »

Randonnée à Superbagnères et aux alentours :

Nous suivrons ensuite Taine et son ami dans leurs pérégrinations. Mais, si l’on consulte une carte, on se rend compte que les différents lieux qu’il évoque, comme s’il s’agissait de sites rencontrés successivement au cours d’une même excursion, ne sont en fait pas toujours sur le même chemin ou la même vallée ; nous respecterons cependant cette évocation, telle que l’a voulue son auteur ; cette description successive des lieux ne choquera que ceux qui connaissent bien les lieux !


La buvette de la Fontaine d’Amour, Carte postale, AD31 00026 Fi Pyrénées

« Au-dessus de Luchon est une montagne nommée Super-Bagnères. Je rencontre d’abord la Fontaine d’Amour : c’est une baraque de planches où l’on vend la bière.

Un escalier tortueux, traversé par des sources, puis des sentiers escarpés dans une noire forêt de sapins, conduisent en deux heures aux pâturages du sommet. La montagne est haute d’environ cinq mille pieds. Ces pâturages sont des grandes collines onduleuses, rangées en étages, tapissées d’un gazon court, de thym dru et odorant ; çà et là on foule les larges touffes d’une sorte d’iris sauvage, dont la fleur passe au mois d’août. On arrive fatigué, et sur l’herbe de la plus haute pointe on peut dormir au soleil le plus voluptueux du monde. »


Vue depuis Superbagnères, 1900-1948, Photo Alexis Croly-Labourdette, Collection Besson, BL175

« Ici, comme sur le Bergonz et sur le pic du Midi, on aperçoit un amphithéâtre de montagnes. Celles-ci n’ont pas l’âpreté héroïque des premiers granits, noirs rochers vêtus d’air lumineux et de neige blanche. D’un seul côté, vers les monts Crabioules, les rocs nus et déchiquetés s’argentaient d’une ceinture de glaciers. Partout ailleurs, les pentes étaient sans escarpements, les formes adoucies, les angles émoussés et arrondis. Mais, quoique moins sauvage, le cirque des montagnes était imposant. »

« Vers le soir, nous descendîmes dans le creux où passaient les chèvres. Une source y coulait, recueillie dans des troncs d’arbres creusés qui servaient d’abreuvoirs aux troupeaux. C’est un plaisir délicieux, après une journée de marche, de tremper ses mains et ses lèvres dans une fontaine froide. Ce bruit sur ce plateau solitaire était charmant. »


L’entrée du gouffre infernal [Gouffre d’Enfer], 1868, Photo Ernest Lamy, Collection Magendie, MAG6543

« Au midi, la rivière devient torrent. À une demi-lieue de Luchon elle s’engouffre dans un profond défilé de rochers rouges, dont plusieurs ont croulé ; le lit est obstrué de blocs ; les deux murailles de roches se serrent, et l’eau amoncelée rugit pour sortir de sa prison ; mais les arbres poussent dans les fissures, et le long des parois les fleurs blanches des ronces pendent en chevelures. »

Taine ne nomme pas ce goulet, mais il est très probable qu’il s’agit du Gouffre d’Enfer, bien plus éloigné de Luchon que Castel-Vieil, et au-delà de la bifurcation vers Superbagnères.

Les ruines du château de Castel-Vieil près de Luchon, 1868, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Magendie, MAG6276

« Tout près de là, sur une éminence ronde de roc perché, se lève une tour mauresque en ruinée, qu’on nomme Castel-Vieil. Son flanc est bordé d’une affreuse montagne noire et brune, toute nue, qui ressemble à un amphithéâtre écroulé. Les assises pendent les unes sur les autres, ébréchées, disloquées, saignantes ; les arêtes tranchantes et les cassures sont jaunies de misérables mousses, ulcères végétaux qui salissent de leurs plaques lépreuses la nudité de la pierre. Les pièces de ce monstrueux squelettes ne tiennent ensemble que par leur masse ; il est lézardé de fissures profondes, hérissé de blocs croulants, cassé jusqu’à la base ; ce n’est plus qu’une ruine morne et colossale, assise à l’entrée d’une vallée, comme un géant foudroyé. »

Randonnée jusqu’au Port de Venasque :

Taine nous entraîne ensuite dans une excursion en direction du Port de Venasque. La vue de nos collections qui correspond le mieux au paysage que l’on découvre en chemin, tel qu’il le décrit ci-après, est la photo ci-dessous (titrée « les Montagnes de Pesson »).

En suivant la vallée de la pique en direction du Port de Venasque (au fond, la montagne de Pesson), 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0610

« La vallée se rétrécit et monte ; le Gave [La Pique] coule entre deux versants de grandes forêts, et tombe à chaque pas en cascades. Les yeux sont rassasiés de fraîcheur et de verdure ; les arbres montent jusqu’au ciel, serrés, splendides ; la magnifique lumière s’abat comme une pluie sur la pente immense ; ses myriades de plantes la respirent, et la puissante sève qui les gorge déborde en luxe et en vigueur. De toutes parts la chaleur et l’eau les vivifient et les propagent ; elles s’entassent ; des hêtres énormes se penchent au-dessus du torrent ; les fougères peuplent ses bords ; la mousse pend en guirlandes vertes sur des arcades des racines ; des fleurs sauvages poussent par familles dans les crevasses des hêtres ; les longues branches vont d’un jet jusqu’à l’autre bord, l’eau glisse, bouillonne, saute d’une berge à l’autre avec une violence infatigable, et perce sa voie par une suite de tempêtes. »

L’Hospice de France, 1877-1890, Photographe E. Soulé, Collection Médiathèque de Pau, MIDR_PHA_152_0607

« Au fond d’un creux plein d’herbes, paraît l’hospice de Bagnères, lourde maison de pierre, qui sert de refuge. »

Ce que Taine dénomme « l’hospice de Bagnères » s’appelle désormais l’Hospice de France, grand refuge en descendant du Port de Venasque. Admirons à cette occasion la « performance » de notre écrivain et de son ami : l’excursion au Port de Venasque est certes aujourd’hui une randonnée ne nécessitant pas de grand entraînement (5 heures aller-retour, depuis l’Hospice de France, avec un équipement adapté), mais, dans les conditions de l’époque, sans équipement spécifique, ce devait être bien différent. Il y a fort à parier que nos amis l’ont faite à dos d’âne !

« Les montagnes ouvrent en face leur cirque de roche, fondrière énorme et désolée ; pour comble les nuages sont amassés, et ternissent l’enceinte crevassée qui ferme l’horizon ; elle tourne d’un air morne, toute nue, avec l’armée grimaçante de ses aiguilles, de ses tranchées saignantes, de ses escarpements meurtriers ; sous le dôme de nuages, tournoie une bande de corbeaux qui crient. Ce puits semble leur aire ; il faut des ailes pour échapper à l’inimitié de toutes ces pointes hérissées, et de tant de gouffres béants qui attirent le passant pour le briser. »

Le massif de la Maladeta vu depuis le Port de Venasque, 1858, Photographes Paul Charles Furne et Henri Tournier, Collection Magendie, MAG6275

« Tout d’un coup, dans ce terrible bataillon, une fente s’ouvre ; la Maladetta [sic] lève d’un élan son grand spectre ; des forêts de pins brisés tournent autour de son pied ; une ceinture de rocs noirs bosselle sa poitrine aride, et les glaciers lui font une couronne. »

Et la contemplation de cette immensité minérale plonge notre auteur dans une extase quasi métaphysique…

« Ces blocs que l’œil juge massifs sont des réseaux d’atomes immensément éloignés, sollicités d’attractions innombrables et contraires, labyrinthes invisibles où s’élaborent des transformations incessantes où des fluides foudroyants circulent, où fermente la vie minérale, aussi attractive et plus grandiose que les autres. […] Que sommes-nous, sinon une excroissance passagère, formée d’un peu d’air épaissi, poussée au hasard dans une fente de la roche éternelle ? […] Un mouvement plus vaste emporte la planète avec ses compagnes autour du soleil, emporté lui-même vers un terme inconnu, dans l’espace infini où tourbillonne le peuple infini des mondes. Qui dira qu’ils ne sont là que pour le décorer et l’emplir ? Ces grands blocs roulants sont la première pensée et le plus large développement de la nature ; ils vivent au même titre que nous, ils sont les fils de la même mère, et nous reconnaissons en eux nos parents et nos aînés… »

* * *

De retour de leurs randonnées pyrénéennes et de leurs expériences contemplatives, nos amis prendront le chemin du retour par Toulouse : ce sera leur ultime étape, objet de notre dernier épisode.

Christian Bernadat

Bibliographie :

Voyage en Bretagne, d’après Gustave Flaubert et Maxime du Camp. Cinquième épisode 

Cinquième épisode : En route jusqu’à Brest en passant par Crozon et Daoulas.

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu)

Brest : l’entrée du port, 1857, Photographes : Charles Paul Furne et Henri Tournier, Collection Calvelo, CAL0185

 

Résumé des épisodes précédents :

 

 

Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers l’Anjou, la Touraine et la Bretagne, avec sacs au dos et souliers ferrés. À l’occasion, ils ne dédaignent pas néanmoins le « confort » des transports publics…

 

Ils font d’abord halte dans les Pays de la Loire et s’y font ouvrir les châteaux de Chambord,
d’Amboise et de Chenonceau. Puis ils font étape, aux environs de Nantes, sur les terres de la Bretagne historique à Clisson, avec sa forteresse médiévale. Ils nous conduisent ensuite à Carnac, puis se rendent à Belle-Île-en Mer, Quimper et Pont-l’Abbé.

 

Selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge d’écrire les
chapitres pairs, et Flaubert les chapitres impairs. Pour cette cinquième étape, qui couvre leur trajet jusqu’à Brest, en passant par Crozon et Daoulas, c’est donc Gustave Flaubert qui prend la plume.

 

Nous illustrerons cette séquence d’un certain nombre de vues de nos collections issues de plusieurs « Voyages en Bretagne », en particulier celui de Charles Paul Furne et Henri Tournier, mais aussi de vues de Jean Andrieu, le tout tiré de nos collections les plus prolifiques, celles de José Calvelo et de Jacques Magendie.

 

En route vers Crozon

« En route ! Le ciel est bleu, le soleil brille, et nous nous sentons dans les pieds des envies de marcher sur l’herbe. »

Nos amis voyageurs repartent donc à pied pleins de courage et d’allant. Il n’est pas certain, pourtant, qu’ils franchiront la centaine de kilomètres qui sépare Pont-l’Abbé de Brest, par le « chemin des écoliers » qu’ils vont emprunter, sans le recours à quelque char-à-banc ou malle-poste ; mais ils n’en diront rien.

 

La chapelle Saint-Fiacre de Crozon, 1900-1920, Photographe inconnu, Collection Magendie, Mag4172

Leur route passe par Crozon. Mais ils ne s’y arrêtent pas. Il y a fort à parier, pourtant, qu’ils auront longé la chapelle Saint-Fiacre : elle n’aura pas l’heur de retenir leur attention !

« De Crozon à Lendevenec, la campagne est découverte, sans arbres ni maisons ; une mousse rousse comme du velours râpé s’étend à perte de vue sur un sol plat. Parfois des champs de blés mûrs s’élèvent au milieu de petits ajoncs rabougris. Les ajoncs ne sont plus en fleurs, les voilà redevenus comme avant le printemps. »

Moulin à vent, lieu indéterminé, 1875-1900, Photographe inconnu, Collection Société archéologique de Bordeaux, SAB431

« De temps à autre, pour nous dire la route, surgit un moulin tournant rapidement dans l’air ses grandes ailes blanches. Le bois de leur membrure craque en gémissant ; elles descendent, rasent le sol, et remontent. Debout sur sa lucarne tout ouverte, le meunier nous regarde passer. »

Daoulas :

« … Les chemins tournaient le long des haies fournies, plus compactes que des murs. Nous montions, nous descendions ; cependant les sentiers s’emplissaient d’ombre et la campagne s’assoupissait déjà dans ce beau silence des nuits d’été.

Ne rencontrant personne enfin qui pût nous dire notre route, et deux ou trois paysans à qui nous nous étions adressé ne nous ayant répondu que par des cris inintelligibles, nous tirâmes notre carte, atteignîmes notre compas, et, nous orientant d’après le coucher du soleil, nous résolûmes de piquer sur Daoulas à vol d’oiseau. »

Vue 01 – Auberge à Daoulas (Collection CPArama.com)

« Un pavé à pointes aigues sonna sous nos pas, une rue se dressa devant nous ; nous étions à Daoulas. Il faisait encore assez clair pour distinguer à l’une des maisons une enseigne carrée pendue à sa barre de fer scellée dans la muraille. Sans enseigne, d’ailleurs, nous aurions bien reconnu l’auberge, les maisons ayant ainsi que les hommes leur métier écrit sur la figure [ !]. Donc, nous y entrâmes fort affamés et demandant surtout qu’on ne nous fit pas languir. »

« Après notre repas, qui, outre l’inévitable omelette et le veau fatal, se composa en grande partie des fraises de la petite fille [entrevue à l’arrivée en train de les livrer], nous montâmes dans nos appartements.

La chambre :

Chambre d’hôtel (ici, au Tréport), 1890-1910, Photographe inconnu, Collection Magendie, Mag1176

Je ne résiste pas au plaisir de livrer au lecteur, presque in extenso, la description que notre auteur s’applique à nous faire, derrière laquelle on sent poindre une certaine délectation pour le pittoresque des lieux, apparemment sans nullement se soucier du fait qu’il va devoir y dormir… Cela nous donne aussi un aperçu de ce que pouvait être alors une auberge de campagne…

« L’escalier tournant, à marches de bois vermoulues, gémissait et craquait sous nos pas… En haut, se trouvait une chambre dont la porte, comme celle des granges, se fermait avec un crochet qu’on mettait du dehors. C’est là que nous gitâmes. Le plâtre des murs, jadis peint en jaune, tombait en écailles ; les poutres du plafond ployaient sous le poids des tuiles de la toiture, et, sur les carreaux de la fenêtre à guillotine, un enduit de crasse grisâtre adoucissait la lumière comme à travers des verres dépolis.

Les lits, faits de quatre planches de noyer mal jointes, avaient de gros pieds ronds piqués de mites et tout fendus de sécheresse. Sur chacun d’eux étaient une paillasse et un matelas recouverts d’une couverture verte trouée par des morsures de souris et dont la frange était faite par les fils qui s’effilaient. Un morceau de miroir cassé dans son cabinet déteint : à un clou, un carnier [une gibecière] suspendu, et, près de là, une vieille cravate de soie dont on reconnaissait les plis des nœuds, indiquaient que ce lit était habité par quelqu’un, et, sans doute, qu’on y couchait tous les soirs…

Sous l’un des oreillers de coton rouge, une chose hideuse se découvrait, à savoir un bonnet de même couleur que la couverture des lits, mais dont un glacis gras empêchait de reconnaître la trame, usé, élargi, avachi, huileux, froid au toucher. J’ai la conviction que son maître y tient beaucoup et qu’il le trouve plus chaud que tout autre. La vie d’un homme, la sueur d’une existence entière est concrétée là en cette couche de cérat ranci. Combien de nuits n’at-il pas fallu pour la former si épaisse ? »

Le calvaire de Plougastel-Daoulas, 1857, Photographie de Charles Paul Furne, Collection Calvelo, CAL0214

Cette étape, nos voyageurs nous l’ont laissé entendre, n’était pas prévue. Par ailleurs, ils nous ont déjà expliqué précédemment qu’ils avaient pour ligne de ne pas se plier aux injonctions des guides touristiques. Ce sera particulièrement flagrant ici, puisqu’ils ne s’arrêtent apparemment pas pour admirer ce qui est reconnu, déjà au XIXe siècle, comme un des chefs-d’œuvre de l’art médiéval breton : le calvaire trônant à l’extérieur de l’église.

Brest :

Sans transition aucune, nous retrouvons notre auteur sur le port de Brest.

Le port militaire de Brest, 1862, Photographe Jean Andrieu, Collection Magendie, Mag6191

« … Quand vous n’êtes pas ingénieur, constructeur ou forgeron, Brest ne vous amuse pas considérablement. Le port est beau, j’en conviens ; magnifique, c’est possible ; gigantesque, si vous y tenez. Ça impose, comme on dit, et ça donne l’idée d’une grande nation. Mais toutes ces piles de canons, de boulets, d’ancres, le prolongement indéfini de ces quais qui contiennent une mer sans mouvement et sans accident, une mer assujettie qui semble aux galères, et ces grands ateliers droits où grincent les machines, le bruit continuel des chaînes des forçats qui passent en rang et travaillent en silence, tout ce mécanisme sombre, impitoyable, forcé, cet entassement de défiances organisées, bien vite vous encombre l’âme d’ennui et lasse la vue. […]

Ici la nature est absente, proscrite, comme nulle part ailleurs sur la terre, c’en est la négation, la haine entêtée, et dans le sabre du garde-chiourme qui chasse les galériens. »

Vue 02 – Le bagne de Brest, 1858, Photographie d’Alfred Bernier, Collection Denis Pellerin (Source : La Bretagne en relief)

« En dehors de l’arsenal et du bagne, ce ne sont encore que casernes, corps de garde, fortifications, fossés, uniformes, baïonnettes, sabres et tambours. Du matin au soir, la musique militaire retentit sous vos fenêtres, les soldats passent dans les rues, repassent, vont, reviennent, manœuvrent : toujours le clairon sonne et la troupe marche au pas. Vous comprendrez tout de suite que la vraie ville est l’arsenal, que l’autre ne vit que par lui, qu’il déborde sur elle. »

Vue 03 – L’intérieur du bagne de Brest, la salle des « éprouvés » (les forçats de conduite irréprochable), 1858, Photographe Charles Alfred Bernier, Bibliothèque nationale de France, DL 1859/n°487 (Source : La Bretagne en relief)

Cette vue serait la seule existante de l’intérieur du bagne de Brest au XIXe siècle.

« À l’hôpital du bagne j’ai été ému comme un enfant en voyant sur le lit d’un forçat une portée de petits chats qui jouaient sur ses genoux. Il leur faisait des boulettes de papier et ils couraient après sur la couverture en se retenant aux bords avec leurs griffes pointues. Puis il les retournait sur le dos, les caressait, les embrassait, les mettait dans sa chemise. Renvoyé au travail, plus d’une fois, sans doute, sur son banc, quand il sera bien triste et bien las, il rêvera à ces heures tranquilles qu’il passait, seul avec eux, à sentir dans ses mains rudes la douceur de leur duvet et leurs petits corps chauds tapis sur son cœur. »

Le jardin botanique :

Vue 04 - Le jardin botanique de l’hôpital, Archives municipales de Brest (source lavieb-aile.com)

Au sein du bagne qui, semble-t-il, se visite ( !), nos amis ont repéré « Ambroise » :

« Ambroise est un magnifique nègre* (sic) de près de six pieds de haut… […] Roi du bagne de par le droit des muscles, on le redoute, on l’admire ; sa réputation d’hercule lui fait un devoir d’essayer les arrivants, et jusqu’à présent ces épreuves ont toutes tourné à sa gloire. […] »

Le jardin botanique (conservé aujourd’hui) est à l’époque adjoint à l’hôpital du bagne.

« Nous le vîmes au jardin botanique en train d’arroser les plantes. On le trouve toujours par là, dans la serre chaude, derrière les aloès et les palmiers nains, occupé à remuer le terreau des couches, ou à nettoyer les châssis. Le jeudi, jour d’entrées publiques, Ambroise y reçoit ses maîtresses derrière les caisses d’orangers, et il en a plusieurs, plus qu’il n’en veut. »

« Au milieu du jardin, dans un bassin d’eau claire, couvert de plantes sur les bords et qu’ombrage un saule pleureur, il y a un cygne. Il s’y promène, d’un coup de patte le traverse en entier, en fait cent fois le tour et ne songe pas à en sortir. Pour passer son temps, il s’amuse à gober les poissons rouges… »

* Désignation alors usuelle, nullement péjorative.

Les rues « infâmes » :

Nos auteurs ont pour principe, nous l’avons dit, de sortir des sentiers battus des voyageurs habituels. Leur curiosité s’applique à tous les domaines ; ici, comme des voyageurs qui mettent un point d’honneur à tester un restaurant de spécialités régionales, ils n’hésitent pas à visiter le « quartier chaud », très développé à Brest du fait de l’importance des casernes et même du bagne… auquel, on va le voir, il est aussi ouvert !

Vue 05 - La rue Keravel à Brest. (Source Myphotobook.com)

« Un soir que la lune brillait sur les pavés, nous nous mîmes en devoir d’aller nous promener dans les rues dites « infâmes ». Elles sont nombreuses. La troupe de ligne, la marine, l’artillerie ont chacune la leur, sans compter le bagne qui, à lui seul, a tout un quartier de la ville. Sept ruelles parallèles, aboutissant derrière ses murs, composent ce qu’on appelle Keravel qui n’est rempli que par les maîtresses des gardes-chiourme et des forçats. Ce sont de vieilles maisons de bois tassées l’une sur l’autre, ayant toutes leurs portes fermées, leurs fenêtres bien closes, leurs auvents bouchés. On n’y entend rien, on n’y voit personne ; pas une lumière aux lucarnes ; au fond de chaque ruelle, seulement un réverbère que le vent balance, fait osciller sur le pavé ses longs rayons jaunes. Le reste n’en est que plus noir. Au clair de lune, ces maisons muettes à toits inégaux projetaient des lueurs étranges. »

« Dans le quartier des matelots, au contraire, tout se montre, tout s’étale. Il flamboie, il grouille. Les joyeuses maisons vous y jettent quand vous passez, leurs bourdonnements et leurs lumières. On crie, on danse, on se dispute. Dans de grandes salles basses, au rez-de-chaussée, des femmes, en camisole de nuit, sont assises sur des bancs le long de la muraille blanchie où un quinquet est accroché ; d’autres, sur le seuil, vous appellent, et leurs têtes animées se détachent sur le fond du bouge éclairé où retentit le choc des verres avec les grosses caresses des hommes du peuple. Vous entendez sonner les baisers sur les épaules charnues, et rire de plaisir, au bras de quelque matelot bruni qui la tient sur les genoux, la bonne fille rousse dont la gorge débraillée s’en va de sa chemise, comme la chevelure de son bonnet. »

Nos voyageurs sautent alors le pas et poussent une porte…

« La rue est pleine, le bouge est plein, la porte est ouverte, on entre. Ceux qui sont dehors viennent regarder à travers les carreaux ou causent doucement avec quelque égrillarde à moitié nue qui se penche vers leur visage. »

« Dans un salon tendu de papier rouge trois ou quatre demoiselles étaient assises autour d’une table ronde, et un amateur en casquette qui fumait sa pipe sur le sofa, nous salua poliment quand nous entrâmes. Elles avaient des tenues modestes et des robes parisiennes. »

Nous laisserons nos amis à leurs émois : Flaubert esquive d’ailleurs la narration de leur visite en nous égarant dans récit onirique au sein duquel il nous est bien difficile de séparer le réel de la citation à des œuvres littéraires anciennes…

Nous ne nous attarderons pas non plus sur le récit suivant, celui du spectacle donné par un montreur d’ours qui, pour pimenter son exhibition, enchaîne la pauvre bête à un pieux et lâche sur lui de féroces molosses qui ne connaissent aucune limite. Heureusement, il doit tout de même ménager leurs attaques, car il faut bien préserver les représentations suivantes… !

Le phare « du bout du monde » :

Le phare et les ruines de l’abbaye de la point Sainte-Mathieu, 1857, Photographes Charles Paul Furne et Henri Tournier, Collection Magendie, c

Nos voyageurs terminent leur séjour par une excursion sur l’une des pointes ultimes de la Bretagne, qu’ils désignent comme « le phare de Brest ». Flaubert ne nous en donne pas le nom. Le connaît-il d’ailleurs ? Ce descriptif d’une pointe dominée par un phare nous renvoie à coup sûr au phare de Saint-Mathieu, le plus proche de la ville de Brest.

Pourtant, ce point n’est pas le plus occidental du Finistère : c’est la pointe de Corsen qui a ce privilège, mais elle est située sensiblement plus au nord.

« Ici se termine l’ancien monde ; voilà son point le plus avancé, sa limite extrême. Derrière vous est toute l’Europe, toute l’Asie ; devant nous, c’est la mer et toute la mer. Si grands qu’à nos yeux soient les espaces, ne sont-ils pas bornés toujours, dès que nous leur savons une limite ? Ne voyez-vous pas de nos plages, par-delà la Manche [face à laquelle nous ne sommes pas !], les trottoirs de Brighton et les bastides de Provence ; n’embrassez-vous pas la Méditerranée entière, comme un immense bassin d’azur dans une conque de rochers que cisèlent sur ses bords les promontoires couverts de marbres qui s’éboulent, les sables jaunes, les palmiers qui pendent, les sables, les golfes qui s’évasent ?

* * *

Nos amis rentrent ensuite à leur hôtel en faisant un crochet par le Conquet. Ce cinquième chapitre – très long – dont ce récit est tiré, ne s’interrompt pourtant pas ici. Nos amis vont encore poursuivre leur voyage vers les côtes du nord de la Bretagne, en passant par Landernau, Roscoff et Saint-Pol pour atteindre Saint-Malo. Nous en ferons notre sixième étape.

Christian Bernadat

Bibliographie

La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, Musée départemental Breton de Quimper, 2000

Image du mois #60 | Février

L’image du mois#60📸
Savez-vous que l’expression « Enfiler des perles » vient d’une véritable profession ?

Les femmes employées à cette opération, dites Impiraresse, enfilent un grand nombre de perles. L’objectif était de fabriquer des colliers, des bracelets ou des colifichets divers. Il s’agissait d’une occupation très en vogue au XVIe siècle. Mais il s’agissait d’une activité considérée comme peu valorisante et futile. Ce qui explique l’origine de l’expression !

Ici, nous avons une photographie stéréoscopique datée de 1865 et nous sommes dans la ville de Venise.
L’art de la verrerie, importé d’Orient, aurait pris à Venise une extension importante dès le XIIIe siècle.
Ce stéréogramme est attribué à Antonio Perini.

Collection Calvelo

Le Voyage aux Pyrénées selon Hippolyte Taine en 1855/1860

Dixième épisode : séjour à Bagnères de Bigorre en passant par Tarbes

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu).

Bagnères-de Bigorre, vue générale de la ville, 1856-58. Photographe Alexandre Bertrand. Collection Magendie, Mag6299

Rappel des épisodes précédents :

Hippolyte Taine a entrepris son Voyage aux Pyrénées en 1855 dans le but de suivre une cure thermale, traitement très recherché dans la bonne société parisienne. À seulement 27 ans, délaissant un temps ses activités littéraires, voici notre écrivain voyageur engagé dans un long périple pour l’époque : Bordeaux, Royan, Bayonne, Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, Orthez, Pau, et enfin Les Eaux-Bonnes dans la vallée d’Ossau, où il s’établit le temps de prendre ses soins, entrecoupés d’excursions dans les environs. Avant de rentrer à Paris, il reprend toutefois un circuit touristique vers l’est des Pyrénées : cela le conduit d’abord à Saint-Sauveur et Luz, où il va séjourner plusieurs jours, le temps d’explorer les alentours avec son ami Paul.

Dans cette dernière étape, Taine nous annonçait aller ensuite à Bagnères-de-Luchon. Mais en fait, lui et son ami font d’abord étape à Tarbes, puis à Bagnères-de-Bigorre…

On illustrera cet épisode de vues disponibles dans la Stéréothèque, au sein des collections Magendie, Calvelo, Wiedemann, ainsi que de celle de la Médiathèque de Pau, la plupart issues de séries sur le thème du Voyage aux Pyrénées, photos dont les auteurs sont pour la plupart connus : Jean Andrieu, Alexandre Bertrand, Thomas Gillis, Charles-Paul Furne & Henri Tournier, Ernest Lamy.

L’itinéraire de nos voyageurs passe d’abord par Tarbes

Pour aller de Luz-Saint-Sauveur à Bagnères-de-Bigorre, c’est-à-dire pour passer de la vallée de Luz à celle de l’Adour, à la date du voyage de notre auteur, la « Route thermale n°1 » est normalement déjà ouverte aux « voitures » (hippomobiles), depuis 1850 au plus tard : elle représente une distance de 35 km environ. Pourtant, ce n’est pas le circuit que vont emprunter nos voyageurs, peut-être du fait de l’absence de liaison régulière en malle-poste. Cela va les contraindre à un circuit d’à peu près le double en distance (64 km), en passant par Tarbes (alors même qu’une petite route aurait pu également constituer un raccourci, en bifurquant à Lourdes vers Bagnères). On peut imaginer qu’un tel circuit en transport public, avec une correspondance à Tarbes, va leur prendre une journée entière ; la « descente » de la vallée de Luz vers Tarbes semble, en particulier, s’être avérée particulièrement fastidieuse dans la chaleur de l’été.

Pour aller de Luz-St-Sauveur à Bagnères-de-Bigorre, « il faut subir […] de longues montées étouffantes ; les chevaux vont au pas ou soufflent ; les voyageurs dorment ou suent ; le conducteur grommelle ou boit ; la poussière tourbillonne, et, si vous sortez, votre gosier sèche puis les yeux vous cuisent. Il n’y a qu’un moyen de passer cette mauvaise heure, c’est de se conter quelque vieille histoire du pays… »

Taine s’empresse alors de nous emporter dans l’histoire (peut-être romancée à sa façon) de Bos de Bénac, chevalier et grand ami du roi Saint-Louis…

Tarbes

Nous retrouvons nos voyageurs à Tarbes.

Les allées Napoléon à Tarbes, terminus des voitures hippomobiles. 1851-1899. Photographe inconnu. Collection Médiathèque intercommunale de Pau, MIDR_PHA_152_0571

« Tarbes est une assez grande ville, ayant l’aspect d’un bourg, pavée de petits cailloux, d’apparence médiocre. On débarque dans une place où de gros ormeaux poudreux font de l’ombre. »

Vue 01 – Tarbes, la place Marcadieu et l’église Sainte-Thérèse. Gravure ancienne. Collection Loucrup65

« On rencontre un carré de quatre bâtiments, au milieu desquels monte un clocher évasé du bas. C’est l’église ; elle n’a qu’une seule nef, très haute, très large, très fraîche, peinte de couleurs sombres, qui fait contraste avec la chaleur étouffante du dehors et l’éclat cru des murs blancs… ». Il y a plusieurs églises à Tarbes, sans parler de sa cathédrale ; il est difficile de dire si celle illustrée ci-dessus correspond à celle que nous dépeint Taine, mais la description semble correspondre…

Vue 02 – Tarbes, le palais de Justice. Carte postale ancienne. (CParama.com)

« Un peu plus loin, on vient de bâtir un palais de justice, propre et neuf comme une robe de juge, les moellons sont bien équarris, et les murs parfaitement ratissés ; la façade est embellie de deux statues, la Justice, qui a l’air d’une sotte, et la Force, qui a l’air d’une fille. »

Remarque : ces deux statues ont été démolies en 1962 pour percer deux nouvelles ouvertures sur la façade…

Le trajet pour Bagnères-de-Bigorre

« On repart pour Bagnères à cinq heures du soir, dans la poussière, à la suite de coucous chargés de monde »

 

 

Vue 03 – La malle-poste pour Bagnères surchargée de voyageurs. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 435

« Cette route est encombrée, comme les chemins de la banlieue autour de Paris le samedi soir. La diligence prend, en passant, autant de paysans qu’elle en rencontre ; on les met en tas sous la bâche, parmi les malles, à côté des chiens ; ils ont l’air fier et content de cette haute place. Les jambes, les bras, les têtes s’agencent comme ils peuvent ; ils chantent, et la voiture a l’air d’une boîte à musique. C’est dans cet équipage triomphal qu’on arrive à Bagnères, le soleil couché. »

Les allées des Coustous, premier contact avec Bagnères

Les allées des Coustous, 1862. Photographe Jean Andrieu. Collection Médiathèque intercommunale de Pau, MIDR_PHA_152_0367

« On dîne à la hâte, et l’on se fait conduire à la promenade des Coustous […] Quatre rangées d’arbres poudreux ; des bancs réguliers à intervalles égaux ; sur les deux côtés, des hôtels de figure moderne, dont l’un est occupé par M. de Rothschild ; des files de boutiques illuminées, des cafés chantants autour desquels on s’amasse ; des terrasses remplies de spectateurs assis ; sur la chaussée, une foule noire qui s’agite sous les lumières : voilà le spectacle qu’on a sous les yeux. Les groupes se font, se défont, se serrent ; on rapprend l’art d’avancer sans marcher sur les pieds qu’on rencontre, de frôler tout le monde sans coudoyer personne, de n’être pas écrasé et de ne pas écraser les autres ; bref, tous les talents enseignés par la civilisation et l’asphalte. »

Vue 04 – La foule sur les allées des Coustous. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 436

Taine et son ami renouent avec l’ambiance des villes thermales, déjà rencontrée aux Eaux-Bonnes, dont le pittoresque demeurera presque inchangé un siècle plus tard !

« On retrouve les bruissements des toilettes, le bourdonnement confus des conversations et des pas, l’éclat blessant des lumières artificielles, les figures obséquieuses et ennuyées des marchandes, l’étalage savant des boutiques, et toutes les sensations qu’on a voulu quitter. Bagnères-de-Bigorre et Luchon sont aux Pyrénées les capitales de la vie élégante, le rendez-vous des plaisirs du monde et de la mode, Paris à deux cents lieues de Paris. »

Jardins, Adour et ruisseaux

Bagnères-de Bigorre, Vue générale, allées et jardins, 1858. Photographe Ernest Lamy. Collection Wiedemann, WIE170

« Le lendemain matin, au soleil, l’aspect de la ville est charmant. De grandes allées de vieux arbres la traversent en tous sens. Des jardinets fleurissent sur les terrasses. »

Le gave (l’Adour), 1868. Photographe Ernest Lamy. Collection Médiathèque intercommunale de Pau, MIDR_PHA_152_0199

« L’Adour roule le long des maisons. Deux rues sont des îles qui rejoignent la chaussée par des ponts chargés de lauriers roses, et mirent leurs fenêtres dans le flot clair. Les ruisseaux d’eau limpide accourent de toutes les places et de toutes les rues ; ils se croisent, s’enfoncent sous terre, reparaissent, et la ville est remplie de leurs murmures, de leur fraîcheur et de leur gaîté. »

« Sous son luxe d’emprunt, la ville garde des habitudes rustiques »

Vues 05 a et 05 b. Le pacage des moutons et la traite des chèvres au cœur de Bagnères-de-Bigorre. Cartes postales anciennes. Collection Loucrup65

« Sur la place voisine, des hommes rangés sur deux lignes battaient le blé avec de longues perches et amoncelaient des tas de grains dorés. Sous son luxe d’emprunt, la ville garde des habitudes rustiques, mais la riche lumière fond les contrastes et le battage du blé a la splendeur d’un bal. »

Les scieries et les ateliers de transformation du marbre

L’Adour et la marbrerie Géruset, 1862-63. Photographe Jean Andrieu. Collection Médiathèque intercommunale de Pau, MIDR_PHA_152_0366

« Plus loin sont des bâtiments où le ruisseau travaille les marbres. Des plaques, des blocs, des éclats entassés remplissent la cour sur une longueur de trois cents pas, parmi des bouquets de rosiers, des plates-bandes fleuries, des statues et des kiosques. Dans les ateliers, de lourds engrenages, des baquets d’eau bourbeuse, des scies rouillées, des roues grossières : voilà les ouvriers. Dans les magasins, des colonnes, des chapiteaux d’un poli admirable, de blanches cheminées bordées de feuilles en relief, des vases ciselés, des coupes sculptées, des bijoux d’agate : voilà l’ouvrage.

Les carrières de Pyrénées ont donné toutes un échantillon pour lambrisser les murs ; c’est une bibliothèque de marbres.

Un courant d’eau rapide roule sous les ateliers ; un autre glisse devant la maison, dans une belle prairie, sous un rideau de peupliers. Dans le lointain blanchâtre, on aperçoit les montagnes. L’endroit est heureux pour être scieur de pierres. »

Les thermes

L’établissement thermal, 1856-58. Photographe Alexandre Bertrand. Collection Magendie, Mag6298

« Une moitié de rivière baigne les thermes et précipite sous le pont d’entrée sa nappe noire hérissée de flots étincelants. On entre dans un grand vestibule, on suit un vaste escalier à double rampe, puis des corridors que terminent de nobles portiques et qui donnent sur des terrasses. Des cabinets de bain lambrissés de marbre, un jardin verdoyant, de beaux points de vue, partout de hautes voûtes, de la fraîcheur, des formes simples, des couleurs douces qui reposent l’œil, et font contraste avec la lumière crue, éblouissante qui tombe au dehors sur la place poudreuse et sur les maisons blanches ; tout attire, et c’est plaisir d’être malade ici. »

Les restes des bains romains

Vue 06 – Description des anciens bains romains, gravure de Gaspard. Musée du marbre de Bagnères. (Loucrup65)

« Les Romains, gens aussi civilisés et aussi ennuyés que nous, faisaient comme nous et venaient à Bagnères. Les habitants du pays, bons courtisans, construisirent sur la place publique un temple en l’honneur d’Auguste. Le temple devint une église qu’on dédia à saint Martin, mais qui garda l’inscription païenne. […]

En 1823, on découvrit dans l’emplacement des thermes, des colonnes, des chapiteaux, quatre piscines revêtues de marbre et ornées de moulures, et un grand nombre de médailles à l’effigie des premiers empereurs romains. […]

Nos villes sont assises sur des ruines de civilisations éteintes, et nos champs sur des restes de créations détruites. »

Environs de Bagnères

Bagnères-de-Bigorre : l’allée du Salut, 1860. Photographe Thomas Gillis. Collection Calvelo, CAL366

« Derrière les thermes est une haute colline, couverte d’arbres admirables où serpentent des allées solitaires ; de là, on voit sous ses pieds la ville, dont les toits d’ardoise repoussent la puissante lumière du ciel enflammé et se détachent dans l’air limpide avec une teinte fauve et plombée. »

Vue sur la vallée du Campan et le pont de Gerdes, 1858. Photographes Charles-Paul Furne & Henri Tournier. Collection Magendie, Mag6281

« Une ligne de peupliers dessine sur la grande plaine verte le cours de la rivière ; du côté de Tarbes, elle s’enfonce à l’infini dans les lointains vaporeux, parmi des teintes adoucies. Des collines boisées et cultivées montent en s’arrondissant jusqu’à l’horizon. Des montagnes, semblables à des pyramides, descendent en longues arrêtes régulières, et l’on suit paresseusement la ligne sinueuse qu’elles découpent sur le bord du ciel. »

Vue 07 – Vue depuis Bagnères sur la route de Toulouse. Gravure ancienne. Collection Loucrup65

« Le soir, on va se promener dans la plaine. Il y a dans les champs de maïs des sentiers détournés où l’on est seul. […] On rencontre des prairies coupées de ruisseaux que les paysans barrent, et qui, pendant plusieurs heures, inondent l’herbe pour la rafraîchir. Le jour tombe, la grande ombre des montagnes assombrit la verdure ; des nuages d’insectes bourdonnent dans l’air alourdi. Le souffle d’une brise expirante fait un instant frissonner les feuilles. Cependant, les voitures et les cavalcades reviennent sur toutes les routes, et le cours s’illumine pour la promenade du soir. »

Le monde et les mondanités : « la vie aux eaux »

Vue 08 - Caricature, dans l’album Une saison d’Eaux à Aix-les-Bains. Dessin d’Arthur de Varennes de Chinon ; lith. Champod ; éd. Perrin, Chambéry, 1868. (Archives municipales d’Aix-les-Bains)

Taine nous livre ici sa vision critique mais réaliste de la vie mondaine dans les villes thermales : « Il est convenu que la vie aux eaux est fort poétique, et qu’on y trouve des aventures de toutes sortes, y compris des aventures de cœur. […] Si la vie aux eaux est un roman, c’est dans les livres. Pour trouver des grands hommes, il faut les apporter, reliés en veau, dans sa malle.

Il est également convenu qu’aux eaux la conversation est extrêmement spirituelle, qu’on y rencontre que des artistes, des hommes supérieurs, des gens du grand monde ; qu’on y prodigue des idées, la grâce et l’élégance, et que la fleur de tous les plaisirs et de toutes les pensées y vient s’épanouir. La vérité est qu’on y use beaucoup de chapeaux, qu’on y mange beaucoup de pêches, qu’on y dit beaucoup de paroles, et qu’en fait d’hommes et d’idées, on y trouve à peu près ce qu’on trouve ailleurs. »

« Seulement, ici les façons sont meilleures : par exemple, on sait qu’on doit se servir le dernier du potage, et le premier de la salade ; on se munit de certaines phrases convenues qu’on échange contre d’autres phrases convenues ; on répond à un geste prévu par un geste prévu, à la manière des Chinois ;  on vient bailler intérieurement et sourire extérieurement, en compagnie et en cérémonie. Cette comédie de grimaces et ce commerce d’ennui forment la conversation aux eaux et ailleurs.

Aussi, beaucoup de gens vont prendre l’air dans la rue… »

Les curistes

Vue 09. Les curistes s’occupent. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 445

« La rue est pleine de figures mornes : jurisconsultes, banquiers, gens fatigués par les travaux de cabinet, ou ennuyés parce qu’ils ont trop de fortune et trop peu de chagrins.

Le soir, ils vont à Frascati (*) ou regardent les badauds qui se coudoient entre les boutiques du cours.

Le jour, ils boivent [leur dose d’eau thermale] et se baignent un peu, montent à cheval et fument beaucoup. Les bouffis, étalés sur un fauteuil, digèrent ; les maigres étudient le journal ; les jeunes dissertent avec les dames sur le temps qu’il fait ; les dames s’occupent à bien arrondir leurs jupes ; les vieux, qui sont philosophes et critiques, prennent du tabac ou regardent les montagnes avec une lunette, pour vérifier si les gravures sont exactes. Ce n’est pas la peine d’avoir tant d’argent pour avoir si peu de plaisir. »

* Frascati était un café parisien. Il est possible qu’il ait ouvert un établissement à Bagnères-de-Bigorre. Toujours est-il, qu’aujourd’hui encore, un hôtel de Bagnères porte le nom de Frascati.

Les compagnons des curistes

Vue 10 – Les compagnons des curistes tuent le temps. Le Voyage aux Pyrénées, 3e édition, illustration de Gustave Doré, p 463

« Un malade amène toujours avec lui un ou plusieurs compagnons. Quel est l’être assez déshérité du ciel pour ne pas avoir un ami ou un parent qui s’ennuie ? et quel est l’ami ou le parent assez ingrat pour refuser un service qui est une partie de plaisir ? Le malade boit et se baigne ; l’ami chausse des guêtres ou monte à cheval ; de là l’espèce des touristes.

Suit un très long descriptif des touristes, dans lequel son regard acéré se montre digne des Caractères de La Bruyère… Mais reproduire ici ce texte nous éloignerait trop de notre propos, celui d’illustrer un récit de vues stéréoscopiques correspondantes.

* * *

Épisode suivant : nous atteindrons enfin Bagnères-de-Luchon, dernière étape pyrénéenne de nos amis.

Christian Bernadat

Bibliographie

Hippolyte Taine, Voyage au Pyrénées, en ligne sur Gallica

Pierre Minvielle, Fernand Nathan, Les Pyrénées, 1981

Hippolyte Taine sur Wikipédia

Histoire de la route thermale n°1, Mérimée (en ligne)

Lithographies, Loupcru65.fr (en ligne)

Bagnères, Loucru65.fr (en ligne)

Thermes de Bagnères, Loucru65.fr (en ligne)

« Tarbes, Palais de Justice, tribunal », CPArama (en ligne)

Marie-Reine Jazé-Charvolin, « Les stations thermales : de l’abandon à la renaissance. Une brève histoire du thermalisme en France depuis l’Antiquité  »In Situ [En ligne], 24 | 2014 

Café Frascati sur Wikipédia