Les étrennes stéréoscopiques

Nous sommes en janvier, c’est le mois des étrennes !

D’origine romaine, les étrennes sont synonymes de bon présage et d’un présent – une offrande – faite pour souhaiter bonne fortune. Devenues un cadeau rituel pour la nouvelle année, la tradition traverse les siècles entre Noël et les premiers jours de l’année.

Au XIXe siècle, les journaux regorgent de suggestions de présents, et la stéréoscopie en fait bien entendu partie ! Par exemple, ce numéro du Tintamarre de janvier 1860 : 

Journal Le Tintamarre, 1er janvier 1860, p.4, en ligne sur Gallica (cliquer sur l'image)

C’est dans le journal La Lumière – racheté en 1852 par Alexis Gaudin, éditeur stéréoscopique – qu’on retrouve le plus de suggestions élogieuses quant au choix d’un tel cadeau pour les étrennes : 

Hebdomadaire La Lumière, 25 décembre 1858,en ligne sur Gallica (cliquer sur l'image)

ÉTRENNES PHOTOGRAPHIQUES

L’approche de la nouvelle année ramène pour nous tous tant que nous sommes, grands ou petits, riches ou pauvres, pères de famille ou célibataires — célibataires surtout — une grave préoccupation : celle des ÉTRENNES ! Il y a dans ce seul mot plusieurs problèmes à résoudre :

Offrir le plus beau présent possible en dépensant le moins qu’on puisse ;

Choisir un cadeau qui plaise, tout en tenant compte de l’âge, du sexe et de la situation sociale de la personne à qui on l’offre ;

Faire preuve de goût et d’attention en choisissant autre chose que ce qui se donne vulgairement : bonbons en cornets, en boîtes, en paniers, sous enveloppes, etc., etc. ;

Se conformer aux convenances qui défendent, à moins d’une intimité reconnue, d’offrir aucun objet ayant une valeur intrinsèque trop peu déguisée, comme si tout cadeau, quel qu’il soit, ne représentait pas un nombre plus ou moins grand de pièces de cent sous, de napoléons ou de billets de banque.

Il y aurait un moyen bien simple de se conformer aux exigences de l’usage, en résolvant à la fois tous les problèmes ci-dessus posés, et c’est surtout à la Lumière qu’il appartient de le recommander ; car ce moyen, c’est à la photographie que nous le devons.

Il s’agit tout uniment de substituer aux objets que l’on est convenu de consacrer aux étrennes, un stéréoscope et une collection plus ou moins nombreuse d’épreuves stéréoscopiques.

L’avantage d’un pareil système n’est pas difficile à prouver, surtout à des lecteurs comme ceux de la Lumière.

Nous avons dit qu’on y trouvait la solution de tous les problèmes énumérés plus haut.

En effet :

On peut, pour le prix que coûtent deux livres de marrons glacés, se procurer un stéréoscope et douze épreuves. C’est moins classique, mais c’est plus amusant, et cela dure davantage.

Rien n’empêche, bien entendu, de dépenser beaucoup plus, en augmentant indéfiniment le nombre des épreuves.

C’est un cadeau que les susceptibilités les plus délicates n’auront aucun scrupule d’accepter, les productions artistiques n’ayant pas de prix.

C’est nouveau, c’est intelligent, et cela nécessite dans le choix des sujets un discernement qui ne peut manquer d’être très-favorablèment remarqué. 

Et pourtant, disons-le tout bas, combien ce choix est rendu facile par la variété des oeuvres charmantes publiées par nos laborieux artistes, et que vous trouverez toutes réunies au bureau du journal,—non pas avenue dé Saint-Cloud, dans l’humble maisonnette du rédacteur en chef, mais dans le palais de la rue de la Perle.

Déjà, nous avons vu se presser, dans ces galeries du stéréoscope, la foule des donneurs d’étrennes, et par le genre des collections qu’ils choisissaient, il nous était aisé de deviner à quelles personnes on les destinait.

Les uns faisaient main basse sur les vues de Suisse, d’Italie, d’Espagne ou de Hollande.—Ils ne laissaient de côté ni un chalet, ni un campanile, ni une posada, ni un moulin.—Ceux-là évidemment cherchaient à rappeler des souvenirs de voyage. D’autres élaguaient de ces trésors photographiques tout ce qui n’était pas reproduction de monuments ou d’oeuvres d’art. —Ceux-là préparaient certainement une agréable surprise à un artiste ami. Le plus grand nombre s’emparaient des sujets comiques, si spirituellement composés par le Gavarni du stéréoscope, et riaient d’avance de l’hilarité gauloise que ces charges amusantes allaient provoquer.

Enfin, il en était — et ce n’étaient pas les moins nombreux, — qui, après avoir choisi avec soin parmi les gracieux sujets que renferme la série des scènes de moeurs, romans animés dont chaque chapitre est un intéressant tableau, finissaient par prendre la collection tout entière. — Ces derniers, à coup sûr, destinaient à de beaux yeux la lecture attrayante de ces pages tracées par le blond Phébus.

Un avantage positif de ce genre de cadeaux sur les étrennes futiles , c’est que, destinés parfois à une seule personne, ils sont appelés à charmer pendant de longues soirées toute la procession de visiteurs. Que de fois même on leur devra le moyen de ranimer et souvent d’éviter des conversations languissantes !

Le carnet fantastique

Il fait froid, c’est quasiment l’hiver… l’occasion de lire au chaud une nouvelle fantastique qui se déroule à la même période. Nous suivons deux amis et leur aventure autour d’un carnet magique sous la plume de Pauline Lefrère-Deruelle, Anna-Rosa Lenz et Romane Martegoute.

Il s’agit d’une nouvelle fantastique réalisée en 2022 par les élèves de 4e du collège Leroi Gourhan du Bugue, dans le cadre d’une résidence artistique.

Nous conservons la mise en page du livre électronique édité par les classes et disponible en entier en cliquant sur la couverture ci-dessous : 

Cliquer sur la couverture pour afficher le livre numérique

Pour lire la nouvelle, faire défiler les pages en cliquant sur les flèches latérales, ou attendre qu’elles défilent d’elles-même (ou laisser la souris sur l’image) :

Vues stéréoscopiques présentées (cliquer dessus pour les afficher sur La Stéréothèque) :

Puteaux, sortie de l'usine De Dion-Bouton, 1906, collection De Dion-Bouton
Furne & Tournier, Hennebont, vue sur la prison ou tours Bro-Erec'h, 1857, Voyage en Bretagne, collection Calvelo

Image du mois #68 | Décembre

Nous sommes le 6 décembre, c’est traditionnellement le jour des enfants ! 

Pour l’occasion, nous vous proposons une vue de Polichinelle tirée de la série Stéréoscope des enfants de Pierre-Henri Lefort  : 

Le 21 février 1849, Pierre-Henri Lefort devient titulaire d’un brevet d’invention (n° 4048) pour des perfectionnements dans le polyorama panoptique, qui permet d’obtenir des effets similaires à ceux du diorama de Daguerre. Cet instrument dit le brevet, est une chambre noire où l’on peut voir dans un même tableau deux effets différents, au moyen de volets, l’un placé au-dessus, l’autre derrière la boîte.
Signalons que Lefort deviendra à partir de la deuxième moitié des années 1850 un des plus gros et des plus inventifs créateurs de vues stéréoscopiques, grâce, notamment, à des mises en scène complexes produites dans de vastes ateliers avec des figurants nombreux. Il finira, en 1864, par céder ses négatifs à Charles Gaudin qui en diffusera dès lors les tirages.

La revue musicale Le Ménestrel, publie le 5 décembre 1852 un entrefilet où le Stéréoscope des enfants y est explicitement mentionné… M. Lefort vient d’inventer deux nouveaux joujoux polyorama dont le besoin se faisait vivement sentir dans le domaine des étrennes artistiques. Nous engageons sérieusement toutes les mères de famille, toutes les jeunes filles et tous les petits garçons à faire connaissance avec l’Eïdostrope, joli petit instrument qui montre à l’œil surpris et charmé toutes sortes de ravissantes figures (…). C’est une des plus aimables inventions de l’optique amusante. Ajoutez à cela le Stéréoscope des enfants, recueil de jouets les plus variés, et vous aurez le plus charmant élément de plaisir à joindre aux Etrennes musicales de l’année.

Stereoscope des enfants - Polichinelle, Henri Lefort, 1852, collection Calvelo

Les meubles hantés

Ce mois-ci, à l’approche de Halloween, nous publions une nouvelle fantastique réalisée en 2022 par les élèves de 4e du collège Leroi Gourhan du Bugue, dans le cadre d’une résidence artistique.

Nous conservons la mise en page du livre électronique édité par les classes et disponible en entier en cliquant sur la couverture ci-dessous : 

Pour lire la nouvelle, faire défiler les pages en cliquant sur les flèches latérales, ou attendre qu’elles défilent d’elles-même (ou laisser la souris sur l’image) :

Vues stéréoscopiques présentées (cliquer dessus pour les afficher sur La Stéréothèque) :

Photographie inconnu, Paris, Le jour du terme, édité par Le Deley, entre 1890 et 1904, collection Magendie
Photographe inconnu, Périgueux, vue sur le pont des Barris et la cathédrale Saint-Front, Paris-Stéréo, entre 1925 et 1941, collection Clem

Image du mois #66 | Octobre

Ce mois-ci, le choix de l’image du mois se tourne de manière assez évidente vers Saint-Macaire, puisque c’est là qu’aura lieu le 19e colloque du Clem à la fin du mois.

Photographe inconnu, Saint-Macaire, place du Mercadiou, première moitié du XXe siècle, collection Vergnieux

La cité de Saint-Macaire est installée sur une éminence rocheuse à proximité de la Garonne. La ville s’est développée au XIe siècle autour d’un prieuré rattaché à l’abbaye de Sainte-Croix-de-Bordeaux. La nécessité d’agrandir la ville a conduit, aux XIIIe et XIVe siècles, à englober dans une nouvelle enceinte les quartiers du Turon et de Rendesse.
Cette photographie est prise sous les arcades de la place du Mercadiou. A Saint-Macaire, le commerce des vins était important et c’est sur cette place, qui veut dire lieu marchand en gascon, que ce commerce s’effectuait pendant la foire des vendanges. Les plus anciennes maisons de cette place datent de la fin du XIIIe – début du XIVe siècle, d’autres sont caractéristiques de la seconde moitié du XVIe siècle.
A gauche de l’image, entre les arcades, on aperçoit les fenêtres à meneaux et la porte en plein cintre du rez-de-chaussée de la maison dite « Relais Henri IV ».

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Florence, berceau de la Renaissance italienne et pionnière en matière de conservation du patrimoine

Cliquer sur les vues stéréoscopiques afin de les afficher sur la Stéréothèque avec leur notice et parfois leur anaglyphe (rouge et bleu)

Florence, vue générale, 1855-1859, photographes Ferrier père & Soulier, collection Magendie, MAG2313

Septembre, mois des journées annuelles du patrimoine, est, pour le Stéréopôle, l’occasion de mettre l’accent sur un haut lieu de l’histoire de l’art. Cette année, nous entraînerons le lecteur vers Florence, capitale de la Toscane, célèbre pour avoir largement contribué à l’éclosion de la Renaissance italienne, dès la toute fin du XIVe siècle. En peinture, c’est ici que, pour la première fois, a été maîtrisée la mise en scène de la perspective. En sculpture, Michel-Ange et plusieurs autres dépassèrent leurs limites et concrétisèrent un art abouti qui devint un modèle dans toute l’Europe. Et, ici, les architectes mirent au point d’audacieuses techniques de construction et inventèrent une esthétique spécifique qui devint l’emblème de la Renaissance toscane.

À l’occasion de ces journées de septembre, il est à la fois intéressant de célébrer ce patrimoine exceptionnel et, en même temps, de souligner comment, très tôt au cours du XIXe siècle, la cité toscane – qui a toujours eu pleine conscience du caractère exceptionnel de son patrimoine – s’est montrée précurseur dans la mise en œuvre d’une politique de conservation et de sauvegarde de ses richesses. Ainsi, à partir du milieu du XIXe siècle, on décida d’achever progressivement les façades en marbre de certains édifices religieux, façades qui étaient restées inachevées jusque-là. Et, vingt ans plus tard, on prit la précaution de réaliser des copies de certaines sculptures majeures, jusque-là exposées en extérieur, afin de les mettre à l’abri des intempéries et des dégradations des visiteurs.

Flânerie culturelle à travers le cœur historique de la ville :

Vue 01 – Plan de Florence, première moitié du XXe siècle (Edizioni Innocenti), avec situation des étapes de notre flânerie

Parcourons donc la ville historique, en nous arrêtant sur les sites majeurs de cette ville-musée, qui ont été, pour la plupart, très tôt immortalisés par les photographes, y compris en stéréoscopie. Ce sera l’occasion de mettre en valeur une fois de plus la richesse de nos fonds, notamment ici celle de la collection Magendie.

La place de la Seigneurie et le David de Michel-Ange :

Place de la Seigneurie, 1855-1865, photographe inconnu, Collection Magendie, Mag5005

La place de la Seigneurie était le centre politique de la capitale Toscane. Le massif Palazzo Vecchio (Palais Vieux) y occupe l’emplacement principal depuis la dernière année du XIIIe siècle. Cosme 1er de Médicis en fit l’emblème de son pouvoir ; ce prince ne cessa d’en embellir les alentours, transformant cette place en véritable musée à ciel ouvert, magnifiant le travail des meilleurs sculpteurs de la Renaissance italienne : Michel-Ange, bien sûr, mais aussi Donatello, Ammannati ou Jean Bologne.

Le David de Michel-Ange, désormais à l’abri dans la galerie de l’Académie, 1898, photographe inconnu, collection Magendie, Mag5011

En 1873, la décision fut en effet, prise pour préserver le marbre, pouvant souffrir de l’accumulation des intempéries ainsi que des indélicatesses des visiteurs (déjà nombreux à cette époque) de mettre à l’abri dans la Galerie de l’Académie cette extraordinaire sculpture, ainsi que le lion Marzocco de Donatello érigé à proximité. Cette décision de sauvegarde fut extrêmement précoce et préfigura une politique aujourd’hui assez fréquente en Europe : la mise à l’abri des sculptures d’extérieurs les plus exposées aux intempéries et leur remplacement par des copies.

Sculpter le David fut pour Michel-Ange un véritable exploit. Le sculpteur, encore au début de sa carrière, accepta le défi d’exécuter, entre 1501 et 1504, le portrait en pied de ce héros antique dans un seul bloc de marbre de plus de 5 mètres de haut ; par son attitude fièrement campée, ce David se veut le symbole de la détermination de la jeune république de Florence face à ses ennemis.

La loggia des Lanzi :

Florence, la loggia des Lanzi, photographes inconnus, collection Magendie, extérieur Mag5013 (1865-1875), intérieur Mag5016 (1860-1880)

Sur le côté de la place, à la perpendiculaire du Palazzo Vecchio, la Loggia des Lanzi a initialement été construite entre 1373 et 1382 pour accueillir les assemblées communales. Ensuite, sous Cosme 1er de Médicis, elle a servi à abriter le corps de garde du duc, les Lanzi, d’où le nom qui lui est resté. Puis, ce bâtiment a progressivement été transformé en galerie d’exposition de sculptures. Aujourd’hui annexe de la Galerie des Offices, la loggia abrite une douzaine de sculptures, toutes dans leur version originale.

Parmi les plus renommées, il faut citer L’Enlèvement d’une Sabine, Hercule terrassant le centaure Nessus de Jean Bologne, et surtout l’extraordinaire Persée montrant la tête de la Méduse exécuté entre 1545 et 1553 par Benvenuto Cellini ; dès son exposition ici, il fut unanimement considéré comme un chef-d’œuvre. Il fait partie des symboles de cette Renaissance italienne qui est d’abord toscane.

L’Enlèvement de Polyxène de Pio Fedi, 1866-1880, photographe inconnu, collection Magendie, MAG5006

Pourtant, dans nos collections, c’est L’Enlèvement de Polyxène que nous trouvons, sculpté bien plus tardivement par Pio Fedi en 1866 ; c’était alors l’ultime nouveauté installée dans la loggia, ce qui explique sans doute qu’elle ait été photographiée à peine quelques années après sa mise en place.

L’autre volet de la politique florentine de mise en valeur du patrimoine s’est concrétisé par l’achèvement des façades de plusieurs édifices religieux qui n’avaient pas pu être terminées, faute de moyens, depuis leur construction, en reproduisant, par souci d’unité, le style « Renaissance florentine » inauguré par le baptistère Saint-Jean, la cathédrale Santa Maria del Fiore et la basilique Santa Maria Novella.

Le baptistère Saint-Jean et la cathédrale Santa Maria del Fiore (le « Duomo ») :

Vue 02 - La cathédrale Santa Maria del Fiore de Florence et le baptistère Saint-Jean, gravure ancienne (BNF)

Le baptistère Saint-Jean fut couvert d’une alternance de marbres blancs et verts très précocement, peut-être dès sa reconstruction commencée en 1128. Même si, par la suite, le style évolua et devint plus complexe, ce type de finition des façades extérieures va être choisi par les édiles florentins et les architectes comme emblématique de la cité : il devint le modèle du style « Renaissance florentine » qui sera ensuite décliné au cours des siècles suivants à Florence, puis au sein de toute la Toscane, dont Pise et Sienne.

La porte sud du baptistère Saint-Jean, 1901, photographe inconnu, collection Magendie, Mag4642

Progressivement, au cours des siècles qui ont suivi sa construction, on décida d’habiller les quatre portes de l’édifice de panneaux en bronze forgé ou fondu illustrant des scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament. Cet ouvrage s’étala sur plus de 120 années, de 1330 à 1452.

La porte sud montrée ci-dessus est la plus ancienne : elle a été exécutée par Andrea Pisano en 1330. C’est par contre la dernière des portes réalisées, la porte est, sculptée par Ghiberti en 27 ans de travail entre 1425 et 1452, illustrant le Paradis dans un style complexe et enlevé, qui est en général considérée comme le point de départ officiel de la Renaissance à Florence.

Vue 03 – Baptistère Saint-Jean – Porte est ou porte du paradis (IStock / Getty Images)

La cathédrale Santa Maria del Fiore (le « Duomo) :

La cathédrale Santa Maria del Fiore, 1855-1899, photographe inconnu, collection Coulon, CC016

La cathédrale Sainte-Marie de la Fleur a été édifiée aux XIIIe et XIVe siècles, avec la volonté de manifester la grandeur de Florence. Rien que ses dimensions gigantesques (155 m de long sur 90 de large et 107 m de haut) font de ce sanctuaire un des plus grands de la chrétienté. Sa construction, commencée en 1296, concrétise un projet d’Arnolfo di Cambio, le maître de l’architecture florentine de cette fin du XIIIe siècle. Certes, si on l’examine en détail, elle applique les grands principes du style gothique qui couvrait alors l’Europe. Mais le maître architecte, en déclinant ici l’alternance des marbres blancs et verts déjà utilisés pour le baptistère, dans le but de créer une impression d’unité de l’ensemble, inaugure en fait un véritable style qui va rapidement devenir non seulement l’emblème de l’architecture religieuse florentine, mais bientôt celui de toute la Toscane, et, au-delà, qui va concrétiser un des volets de la Renaissance elle-même en architecture. Cet édifice nécessita tout de même 120 ans d’efforts financiers à la ville (en faisant abstraction de sa façade), illustration, s’il en fallait, du caractère titanesque de ces travaux.

La cathédrale Santa Maria del Fiore vue de côté, 1900-1910, photographe inconnu, collection Magendie, Mag2538

Au-delà du caractère exceptionnel et somptueux de l’ensemble (on ne connaît aucun édifice aussi beau dans le monde chrétien de l’époque), l’édification de sa coupole fut en soi une prouesse, avec ses 50 mètres de diamètre et ses 91 mètres d’élévation au-dessus du chœur. Lorsque sa construction est entreprise, en 1420, aucun dôme d’une telle ampleur n’a jamais été édifié. Missionnés successivement dans ce but, les architectes de l’époque jettent l’éponge les uns après les autres, incapables de résoudre le problème de l’immense poussée que suppose ce bâti, qui aurait en outre nécessité un échafaudage d’une ampleur inédite depuis le sol, que l’on pensait ne pas savoir construire. C’est finalement Filippo Brunelleschi, de retour de Rome, qui accepte de relever le défi, en imaginant deux calottes imbriquées, reliées entre elles par un réseau complexe d’arcs et de contreforts, qui en firent sans doute la première structure autoporteuse au monde : la coupole fut ainsi édifiée uniquement au moyen d’échafaudages suspendus en porte-à-faux aux parties déjà construites, les blocs de pierre pouvant peser jusqu’à trois tonnes chacun, élevés par des machines conçues par l’architecte lui-même. Le caractère incroyable de cette audacieuse prouesse technique fit l’admiration unanime de ses contemporains, à commencer par les Florentins eux-mêmes qui, durant les 14 années que dura le chantier, venaient régulièrement assister au spectacle de celui-ci. En elle-même, cette prouesse architecturale est caractéristique de l’esprit de la Renaissance : ne pas se contenter de reproduire le passé mais se dépasser en inventant des techniques inédites…

Toutefois, malgré les immenses efforts financiers que représenta ce chantier, les ressources virent à manquer, et l’on n’acheva pas l’édifice par une façade digne du reste du bâtiment. Elle demeura donc plusieurs siècles un simple mur où alternaient toutefois les bandes de marbres blancs et de marbres verts.

Vue 04 – Cathédrale Sta Maria del Fiore, façade de 1587 de Bernardo Poccetti (Florence, Musée de l’Œuvre), photo Christian Bernadat

Une tentative d’achèvement eut pourtant lieu en 1587-1588, selon des plans de Bernardo Poccetti ; mais elle ne fut pas jugée satisfaisante et resta en partie inachevée, seule la partie basse étant décorée.

La façade de la cathédrale dans sa version ultime de 1887, 1900-1910, photographe inconnu, collection Magendie, MAG2537

Et c’est finalement en 1852 que fut lancé un concours pour l’achèvement de cette façade selon un modèle fidèle au projet d’Arnolfo di Cambio, avec la volonté affirmée de prolonger l’esthétique caractéristique de l’âge d’or de la cité. Cette version fut achevée et inaugurée en 1887. La vue présentée ci-dessus a donc été prise à peine quinze à vingt années après son achèvement.

La basilique di Santa Croce (Sainte-Croix) :

Vue 05 - Façade de la basilique Santa Croce en 1890, gravure de Ducan (IStock / Getty Images)

Avant la façade de la cathédrale, toutefois, le premier cas d’achèvement tardif d’une façade à Florence, dans le style Renaissance imaginé par Arnolfo di Cambio, est celui de la basilique Santa Croce, à l’est de la place de la Seigneurie.

Cet édifice avait été bâti à partir de 1295, sur des dessins d’Arnolfo di Cambio lui-même ; mais ici, l’architecte n’avait pas prévu d’habiller les façades latérales d’un revêtement de marbres bicolores. Faute de moyens, sa façade resta inachevée, en simples pierres brutes.

De 1857 à 1863, on décida de doter cette façade d’un habillage de style « Renaissance florentine », mélangeant harmonieusement les alternances de marbres blancs et verts, dans l’esprit du baptistère Saint-Jean, de la cathédrale ou de l’église Santa Maria Novella.

La basilique Santa Maria Novella :

Vue 06 – La basilique Santa Maria Novella, gravure ancienne (ACII)

À l’ouest de Florence, la construction de la basilique Santa Maria Novella a été commencée en 1279. Même si elle n’a été achevée que quatre-vingts ans plus tard, en 1360, elle est érigée à l’époque même où s’épanouit le style « Renaissance italienne » s’appuyant sur une décoration de marbres blancs et verts. Même s’il fallut attendre 1465 pour que la façade soit achevée par l’architecte Leon Batista Alberti, en intégrant les éléments esthétiques qui plaisaient tant, imaginés par ses précurseurs, la façade de Santa Maria Novella adopta d’emblée le style Renaissance qui s’épanouit dans la cité toscane.

Le cloître de Santa Maria Novella, 1857-1860, photographes Charles Paul Fume et Henri Tournier, Collection Magendie, Mag6130

De cet édifice, nos collections ne contiennent que des vues d’un des cloîtres, sans doute ici le « cloître vert ».

Cette basilique abrite pourtant un très grand nombre de chefs-d’œuvre. L’un d’entre eux correspond particulièrement bien avec notre propos : l’éclosion de la Renaissance à Florence. On trouve en effet, dans la nef de cet édifice, une fresque essentielle pour l’histoire de la peinture, La Trinité, peinte par Masaccio en 1427. Le peintre y concrétise pour la première fois les règles de la perspective mathématique qui viennent d’être définies dans cette même ville, seulement quelques années plus tôt, par l’architecte Brunelleschi. Il s’agit donc à la fois d’une étape essentielle de l’histoire de l’art et d’un « coup double » florentin, grâce à la synergie entre un architecte et un peintre, tous deux florentins et imprégnés de cet esprit de défricheur qui caractérise le mouvement de la Renaissance.

Vue 07 - Santa Maria Novella - La Trinité par Masaccio (Wikipédia Commons)

La basilique San Lorenzo et la chapelle des princes de Médicis :

Le tombeau de Julien de Médicis dans la sacristie neuve, 1865-1875, photographe inconnu, collection Magendie, Mag5004

La basilique San Lorenzo, édifiée sur des plans de Brunelleschi à partir de 1420, est bien un produit de la Renaissance florentine. Mais, son architecture, bien plus traditionnelle que les édifices précédents, ne retiendra pas ici notre propos.

Par contre, les princes de Médicis décidèrent de faire ici leur nécropole princière. Ce projet ne prit corps que progressivement ; de ce fait, elle est constituée de plusieurs édifices successifs accolés à la basilique, dont le plus récent, et certainement le plus abouti, est la chapelle des Princes, immense bâtiment en forme de losange coiffé d’une impressionnante coupole, l’ensemble étant entièrement revêtu de marbres précieux et de marqueterie de pierres dures. Mais cette œuvre, réalisée au début du XVIIe siècle, sort de notre propos.

Par contre, deux siècles avant cet édifice, en 1520, une chapelle funéraire fut commandée par la famille de Médicis à Michel-Ange. C’était la première œuvre d’architecture de cet artiste aux compétences multiples. Il y réalisa aussi la décoration intérieure, en particulier deux magnifiques tombeaux, dont celui ci-dessus, de Julien de Médicis, duc de Nemours, mort à 35 ans en 1516, figuré en empereur romain dominant les allégories du Jour et de la Nuit.

Malheureusement, l’artiste quitta Florence en 1534 (n’approuvant pas le régime politique tyrannique d’Alexandre de Médicis) avant d’avoir achevé son œuvre. Le tombeau fut terminé, en respectant son projet, par les sculpteurs Vasari et Ammannati. Cette œuvre sculptée et sa jumelle en vis-à-vis, destinée à abriter Laurent II, mort en 1519, comptent parmi les grands chefs-d’œuvre de la Renaissance.

La galerie des Offices, écrin des œuvres majeures de la Renaissance florentine :

Galerie des Offices, salle de Niobe, 1902, photographe C. White Hawley, collection Magendie, Mag0915

La salle de Niobe est décorée de toiles de Rubens. Toutefois, au rang des chefs-d’œuvre absolus de la Renaissance, il conviendrait de citer la Naissance de Vénus et le Printemps de Sandro Botticelli, exposés dans la galerie des Offices parmi un grand nombre d’œuvres peintes de cette époque. La Stéréothèque n’en détient malheureusement pas de vue.

Vue 08 – Le Printemps de Botticelli, peint vers 1476. Photo ancienne (Edizioni Innocenti)

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Florence compte de nombreux autres chefs-d’œuvre et la Stéréothèque détient encore de nombreuses autres vues de la capitale Toscane.

Les œuvres qui viennent d’être évoquées illustrent de manière caractéristique l’esprit de la Renaissance et suffisent à illustrer le rôle prépondérant que joua la cité de Florence dans l’origine d’un mouvement majeur de l’histoire de la pensée et de l’art, en permettant à tant d’artistes de premier plan – en grande partie grâce au mécénat des princes de Médicis – de parfaire leur art dans un esprit de grande innovation.

Ensuite, consciente du rôle qu’elle occupa dans l’émergence de cette étape de l’art, la ville sut, au XIXe siècle, achever, dans le respect de cet esprit, les œuvres d’architecture qui n’avaient pas pu l’être plus tôt. Par ailleurs, cette conscience conduisit très précocement les édiles à mettre à l’abri dans des galeries certaines des œuvres majeures qui étaient exposées en extérieur, en installant à leur place des copies.

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Christian Bernadat

Bibliographie

Guides de tourisme

Firenze, Quadri e Sculture, Edizioni Innocenti, 2003

Florence reconstruite, Archeolibri, 2010

Image du mois #65 | Septembre

Ça y est, c’est bel et bien la rentrée, arrêtez de vous cacher !

Nous souhaitons à tout le monde une bonne rentrée 2023 riche de projets ! C’est notamment le cas au Clem avec de nouveau environ 70 classes inscrites dans le cadre de nos parcours pédagogiques. Nous rencontrerons très prochainement les enseigant.es concerné.es !

Cette vue provient de la collection stéréoscopique de notre partenaire, La Maison de la photographie de Saint-Bonnet-de-Mure. Pour l’instant, nous n’avons pas d’informations sur sa provenance mais nous pouvons dater cette photographie : début 20e siècle, au vu des vêtements et accessoires.

Image du mois #64 | Août

Quelle foule ! C’est normal : c’est l’été, c’est la saison des festivals ! Pensez bien à mettre vos chapeaux et profitez bien des animations estivales !

B. W. Kilburn, Chicago, Exposition universelle, 1893, collection Heude

Nous sommes ici en 1893 lors de l’ouverture de l’Exposition universelle (The Columbian Exposition) qui se tient du 1ᵉʳ mai au 30 octobre à Chicago dans l’Illinois. La légende indique « the surging sea of Humanity », littéralement « la mer déferlante de l’humanité » ou « marée humaine ». La vue a été réalisée par Benjamin W. Kilburn.

Collection Heude

Voyage en Bretagne, d’après Gustave Flaubert et Maxime du Camp

Septième et dernier épisode : du Mont-Saint-Michel à Combourg

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Le Mont-Saint-Michel, vue générale, 1925, Photographe : Alexis Croly-Labourdette, Collection Besson, BL380

Résumé des épisodes précédents :

Gustave Flaubert, âgé de vingt-six ans et son ami Maxime du Camp ont entrepris en 1847 un long périple à travers l’Anjou, la Touraine et la Bretagne, avec sacs au dos et souliers ferrés. À l’occasion, ils ne dédaignent pas néanmoins le « confort » des transports publics…

Ils font d’abord halte dans les Pays de la Loire et s’y font ouvrir les châteaux de Chambord, d’Amboise et de Chenonceau. Puis ils font étape, aux environs de Nantes, sur les terres de la Bretagne historique à Clisson, avec sa forteresse médiévale. Ils nous conduisent ensuite à Carnac, Belle-Île-en Mer, Quimper, Pont-l’Abbé, Crozon, Daoulas, Brest, Landernau et Saint-Malo.

Selon la convention qu’ils ont passée entre eux, Maxime du Camp se charge d’écrire les chapitres pairs, et Flaubert les chapitres impairs. Leur sixième et dernier chapitre a commencé à Saint-Malo que nous avons intégré dans la sixième étape ; elle se poursuit dans ce chapitre, écrit par Maxime du Camp.

Nous illustrerons cette séquence essentiellement de photos issues de la collection Magendie pour les plus anciennes, prises par François Bidet, un photographe local ; cette série est complétée de vues des collections Besson, Dumail et Société Archéologique de Bordeaux. Nous aurons aussi recours aux vues de la collection de Jean-Pierre Lassère et de celle de Vergnieux, bien plus récentes, mais indispensables pour pallier l’absence de photos du XIXe dans un certain nombre de cas.

La route entre Pontorson et le Mont-Saint-Michel :

Vue 01 – La chaise de poste, Estampe lithographiée, Jean-Victor Adam, vers 1830 (Musée Carnavalet, Paris)

« La route de Pontorson au mont Saint-Michel est tirante [difficile] à cause des sables. Notre chaise de poste (car nous allons aussi en chaise de poste) était dérangée à tous moments par quantité de charrettes remplies d’une terre grise que l’on prend dans ces parages et que l’on exporte je ne sais où pour servir d’engrais. »

Normalement, la chaise de poste était aux XVIIe et XVIIIe siècles un véhicule hippomobile de capacité restreinte, d’une ou deux places. Mais, au XIXe siècle, une certaine confusion s’est introduite dans les désignations usuelles : ainsi, la chaise de poste semble être devenue une malle-poste de petite capacité, n’assurant peut-être pas un service régulier, une sorte de taxi mobilisable à la demande.

Vue 02 – La récolte du goémon par Eugène Cadel, vers 1900-1910 - Patrimoine culturel immatériel
Patrimoine culturel immatériel de l'Unesco

Les charrettes de « terre grise » que nos auteurs ont observées transportent ce que les bretons appelaient le goémon, en fait un mélange d’algues et d’excréments d’oiseaux, utilisé partout en France au XIXe siècle comme engrais pour les cultures.

« Elles augmentent à mesure qu’on approche de la mer et défilent ainsi pendant plusieurs lieues, jusqu’à ce que l’on découvre enfin les grèves abandonnées d’où elles viennent. Sur cette étendue blanche où les tas de terre élevés en cônes ressemblaient à des cabanes, tous ces chariots dont la longue file remuante fuyait dans la perspective nous rappelaient quelque émigration des barbares qui se met en branle et quitte ses plaines. »

En s’approchant du mont Saint-Michel :

Vue 03 – Le mont Saint-Michel, gravure, extraite de « l’Univers » de Jules Janin, vers 1840.

« En face, devant vous, un grand rocher de forme ronde, la base garnie de murailles crénelées, le sommet couronné d’une église se dresse, enfonçant ses tours dans le sable et levant ses clochetons dans l’air. D’énormes contreforts qui retiennent les flancs de l’édifice s’appuient sur une pente abrupte d’où déroulent des quartiers de rocs et des bouquets de verdure sauvage. À mi-côte, étagées comme elles peuvent, quelques maisons, dépassant la ceinture blanche de la muraille et dominées par la masse brune de l’église clapotent leurs couleurs vives entre ceux deux grandes teintes unies. »

« Çà et là, des courants d’eau passaient ; il fallait remonter plus loin. Ou bien c’étaient des places de vase qui se présentaient à l’improviste encadrant dans le sable leurs méandres inégaux. »

On comprend que du Camp et Flaubert sont descendus de leur chaise de poste et se dirigent désormais à pied vers le mont, directement sur la grève de sable et de vase. À cette époque en effet, l’accès à la Merveille n’est pas encore aménagé, et il faut cheminer en profitant du gué de marée basse.

« À nos côtés cheminaient deux curés qui venaient aussi voir le mont Saint-Michel. Comme ils avaient peur de salir leurs robes neuves, ils les relevaient autour d’eux pour enjamber les ruisseaux et sautaient en s’appuyant sur leurs bâtons. Leurs boucles d’argent étaient grises de la boue que le soleil y séchait à mesure, et leurs souliers trempés bâillaient en flaquant à tous leurs pas.

Le mont cependant grandissait. D’un même coup d’œil nous saisissions l’ensemble et nous voyions, à les pouvoir compter, les tuiles des toits, les tas d’orties dans les rochers et, tout en haut, les lames vertes d’une petite fenêtre qui donne sur le jardin du gouverneur. »

Arrivée au mont Saint-Michel :

Les deux portes d’entrée successives du mont, 1888-1915, photographe inconnu, collection Magendie, Mag3734

« La première porte étroite et faite en ogive s’ouvre sur une sorte de chaussée de galets descendant à la mer ; sur l’écu rongé de la seconde, des lignes onduleuses taillées dans la pierre, semblent figurer des flots ;… »

La seconde porte et le logis du roi, 1863-1873, photographe François Bidet, collection Magendie, Mag3736

« … par terre, des deux côtés, sont étendus des canons énormes faits de barres de fer reliées avec des cercles pareils. L’un d’eux a gardé dans sa gueule son boulet de granit : pris sur les Anglais, en 1423, par Louis d’Estouteville, depuis quatre siècles ils sont là. »

Les canons du mont, 1890-1904, photographe inconnu, collection Magendie, Mag1749

La montée à travers le « village » :

« Cinq ou six maisons se regardant en face composent toute la rue ; leur alignement s’arrête et elles continuent par les raidillons et les escaliers qui mènent au château, se succédant au hasard, juchées, jetées l’une par-dessus l’autre. »

En bas de la Grande Rue du mont (photo d’une incroyable netteté), 1855-1890, photographe inconnu, collection Magendie, Mag3733

« Pour y aller [au château], on monte d’abord sur la courtine dont la muraille cache aux logis d’en bas la vue de la mer. La terre paraît sous les dalles fendues ; l’herbe verdoie entre les créneaux, et dans les effondrements du sol s’étalent des flaques d’urine qui rongent les pierres. Le rempart contourne l’île et s’élève par des paliers successifs. Quand on a dépassé l’échauguette qui fait angle entre les deux tours, un petit escalier droit se présente ; de marche en marche, en grimpant, s’abaissent graduellement les toits des maisons dont les cheminées délabrées fument à cent pieds sous vous. Vous voyez à la lucarne des greniers le linge suspendu sécher au bout d’une perche avec des haillons rouges recousus, ou se cuire au soleil, entre le toit d’une maison et le rez-de-chaussée d’une autre, quelque petit jardin grand comme une table où les poreaux [les poireaux] languissant de soif couchent leurs feuilles sur la terre grise ; mais l’autre face du rocher, celle qui regarde la pleine mer, est une, déserte, si escarpée que les arbustes qui y ont poussé ont du mal à s’y tenir et, tout penchés sur l’abîme, semblent prêts à y tomber. »

Le châtelet du mont :

Tours et châtelet Est du château du mont, 1863-1873, photographe François Bidet, collection Magendie, Mag1320

« Entre deux fines tourelles représentant deux pièces de canon sur leur culasse, la porte d’entrée du château s’ouvre par une voûte longue où un escalier de granit s’engouffre. Le milieu en reste toujours dans l’ombre, éclairé qu’il est à peine par deux demi-jours, l’un arrivant d’en bas, l’autre tombant d’en haut par l’intervalle de la herse ; c’est comme un souterrain qui descendrait vers vous. »

« Le corps de garde est, en entrant, au haut du grand escalier. Le bruit des crosses de fusil retentissait sous les voûtes avec la voix des sergents qui faisaient l’appel. On battait du tambour. »

Cette évocation peut paraître surprenante. Il faut savoir que, dès la fin de l’Ancien Régime, l’abbaye fut transformée en bastille provinciale. En 1811, elle devint prison pour les condamnés de droit commun et quelques condamnés politiques. L’abbaye demeurera une maison d’arrêt jusqu’en 1874, date à laquelle elle fut confiée au Service des Monuments historiques. Au moment de la visite de nos auteurs, il s’agit donc toujours d’une prison ; mais les pouvoirs publics acceptaient déjà, semble-t-il, les visites de touristes avertis.

« Un garde-chiourme nous a rapporté nos passeports que M. le gouverneur avait désiré voir ; il nous a fait signe de le suivre, il a ouvert des portes, poussé des verrous, nous a conduit à travers un labyrinthe de couloirs, de voûtes, d’escaliers. On s’y perd ; une seule visite ne suffisant pas pour comprendre le plan compliqué de toutes ces constructions réunies où, forteresse, église, abbaye, prisons, cachots, tout se trouve, depuis le roman du XIe siècle, jusqu’au gothique flamboyant du XVIe. »

Les vestiges de l’abbaye :

Le mont Saint-Michel, la salle des Chevaliers, 1930-1960, photographe inconnu, collection Jean-Pierre Lassère, JPL273

« Nous ne pûmes voir que par un carreau, et en nous haussant sur la pointe des pieds, la salle des chevaliers qui, servant maintenant d’atelier de tissage, est par ce motif interdite aux gens. Nous y distinguâmes seulement quatre rangs de colonnes à chapiteaux ornés de trèfles et supportant une voûte sur laquelle filent des nervures saillantes. »

Le cloître, 1930-1960, photographe inconnu, collection Jean-Pierre Lassère, JPL264

« À deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer, le cloître est bâti sur cette salle des chevaliers. Il se compose d’une galerie quadrangulaire formée d’une triple rangée de colonnettes en granit, en tuf, en marbre granitelle ou en stuc fait avec des coquillages broyés. L’acanthe, le chardon, le lierre et le chêne s’enroulent à leurs chapiteaux ; entre chaque ogive en bonnet d’évêque [on dit aujourd’hui en arc brisé] une rosace en trèfle se découpe dans la lumière ; on en fait le préau des prisonniers. »

Notons que le souvenir de l’écrivain est erroné : les colonnettes du cloître, positionnées en quinconce, ne forment qu’une double rangée.

L’église abbatiale :

La nef de l’église abbatiale du mont, photographe inconnu, collection Jean-Pierre Lassère, JPL263

« L’église a un chœur gothique et une nef romane, les deux architectures étant là comme pour lutter de grandeur et d’élégance. Dans le chœur, l’ogive des fenêtres est haute, pointue, élancée comme une aspiration d’amour ; dans la nef, les arcades l’une sur l’autre ouvrent rondement leurs demi-cercles superposés, et sur la muraille montent des colonnettes qui grimpent droites comme des troncs de palmiers. Elles appuient leurs pieds sur des piliers carrés, couronnent leurs chapiteaux de feuilles d’acanthe, et continuent au-delà par de puissantes nervures qui se courbent sous la voûte, s’y croisent et la soutiennent. »

« La nef séparée du chœur par un grand rideau de toile verte est garnie de tables et de bancs, car on l’a utilisée en réfectoire.

Quand on dit la messe, on tire le rideau, et les condamnés assistent à l’office divin sans déranger leurs coudes de la place où ils mangent. Cela est ingénieux. »

La façade de l’église abbatiale, 1930-1940, photographe inconnu, collection Vergnieux, RVX131

« Pour agrandir de douze mètres la plate-forme qui se trouve au couchant de l’église, on a tout bonnement raccourci l’église : mais, comme il fallait reconstruire une entrée quelconque, un architecte a imaginé de fermer la nef par une façade en style grec ; puis, éprouvant peut-être des remords ou voulant, ce qui est plus croyable, raffiner son œuvre, il a rajouté après coup des colonnes à chapiteaux « assez bien imités du XIe siècle », dit la notice. […] Chacun des arts a sa lèpre particulière… »

« Le lendemain, quand la grève se fut découverte encore, nous partîmes du mont Saint-Michel par un ardent soleil qui chauffait les cuirs de la voiture et faisait suer les chevaux. Nous avancions au pas ; les colliers craquaient, les roues enfonçaient dans le sable. Au bout de la grève, quand le gazon a paru, j’ai appliqué mon œil à la petite lucarne qui est au fond des voitures et j’ai dit adieu au mont Saint-Michel. »

Combourg :

La commune est située au sud-est du mont Saint-Michel, presque à mi-chemin en direction de Rennes. Même s’ils ne nous le disent pas, on comprend que nos voyageurs ont l’intention de repartir vers Paris à partir de Rennes.

Vue 04 - Le château de Combourg et son « lac », vus en arrivant au village, 1859, Photographes Jephson, Reeve & Taylor, Musée départemental breton

« Une lettre du vicomte de Vesin devait nous ouvrir l’entrée du château. Aussi à peine arrivés nous allâmes chez M. Corvesier qui en est le régisseur. […]

Evidemment, nous dérangions. Au bout de quelques minutes, on descendit nous dire que M. Corvesier, malade et grelottant de la fièvre dans son lit, était bien désolé de ne pouvoir nous rendre ce service […]. Cependant, son commis, qui venait de rentrer de course et faisait la collation dans la cuisine en buvant un verre de cidre et en mangeant une tartine de beurre, s’offrit à sa place à nous monter le château. »

Rappelons que le château de Combourg fut celui de la famille de François-René de Chateaubriand qui y passa douze années de sa jeunesse, de 1777 à 1789. Mais, dès 1786, le père étant décédé, c’est le frère aîné des Chateaubriand qui en hérite et qui en néglige l’entretien. Après son pillage et un incendie partiel en 1793, le château est restitué à la famille en 1796. À la date de la visite de nos auteurs, la demeure est donc toujours propriété de la famille, celle des descendants de la branche aînée des Chateaubriand.

Et c’est bien dans les souvenirs du célèbre homme de lettres préromantique que nos voyageurs espèrent se plonger ici. Mais ce qu’ils découvrent est un château toujours en grande partie à l’abandon ; cette description édifiante eut semble-t-il un assez grand retentissement à Paris : pensez donc, le lieu où le grand Chateaubriand passa son enfance, et dont il parle tant dans son œuvre, était en grande décrépitude !

Le château de Combourg, 1875-1900, photographe inconnu, collection Société Archéologique de Bordeaux, SAB488

« Quatre grosses tours, rejointes par des courtines, laissent voir sous leur toit pointu les trous de leurs créneaux qui ressemblent aux sabords d’un navire, et les meurtrières dans les tours, ainsi que sur le corps du château de petites fenêtres irrégulièrement percées, font des baies noires inégales sur la couleur grise des pierres. Un large perron d’une trentaine de marches monte tout droit au premier étage, devenu le rez-de-chaussée des appartements de l’intérieur depuis qu’on en a comblé les douves. »

« Quand la clé eut tourné dans la serrure et que la porte, poussée à coups de pieds, eut grincé sur le pavé collant, nous entrâmes dans un couloir sombre qu’encombraient des planches et des échelles avec des cercles de futailles et des brouettes.

Ce passage vous mène à une petite cour comprise entre les pans intérieurs du château et resserrée par l’épaisseur des murs. Le jour n’arrive que d’en haut, comme dans un préau de prison. Dans les angles, des gouttes humides coulaient le long des pierres.

Une autre porte fut ouverte. C’était une vaste salle dégarnie, sonore ; le dallage est brisé en mille endroits ; on a repeint le vieux lambris.

Par les grandes fenêtres, la teinte verte des bois d’en face jetait un reflet livide sur la muraille blanchie. Tout à leur pied le lac [en fait une mare au pied du château !] est répandu, étalé sur l’herbe parmi les joncs ; sous les fenêtres, les troènes, les acacias et les lilas, poussés pêle-mêle dans l’ancien parterre, couvrent de leur taillis sauvage le talus qui descend jusqu’à la grande route ; elle passe sur la berge du lac et continue ensuite par la forêt. »

« Rien ne résonnait dans la salle déserte où jadis, à cette heure, s’asseyait sur le bord de ces fenêtres l’enfant qui fit René. […] Nous avons monté les escaliers tournants. Le pied trébuche, on tâtonne des mains. Sur les marches usées, la mousse est venue. Souvent un rayon lumineux, passant par la fente des murs et frappant dessus d’aplomb, en fait briller quelque petit brin vert qui, de loin, dans l’ombre, scintille comme une étoile.

Nous avons erré partout : dans les longs couloirs, sur les tours, sur la courtine étroite dont les trous des mâchicoulis béants, tirent l’œil en bas vers l’abîme. »

Vue 05 – Reconstitution de la chambre de Chateaubriand à Combourg au début du XXe siècle (dans un état très différent de celui vu par Flaubert et du Camp) – Carte postale

« Donnant sur la cour intérieure, au second étage, est une petite pièce basse dont la porte de chêne, ornée de ramures moulées, s’ouvre par un loquet de fer. Les poutrelles du plafond, que l’on touche avec la main, sont vermoulues de vieillesse ; les lattes paraissent sous le plâtre de la muraille qui a de grandes taches sales ; les carreaux de la fenêtre sont obscurcis par la toile des araignées et leurs châssis encroûtés dans la poussière. C’était là sa chambre. Elle a vue vers l’ouest, du côté du soleil couchant.

Nous continuâmes ; nous allions toujours… […] Dans les chambres, les parquets pourris s’effondrent, le jour descend par les cheminées, le long de la plaque noircie où les pluies ont fait de longues traînées vertes. Le plafond du salon laisse tomber ses fleurs d’or et l’écusson qui en surmonte le chambranle est cassé en morceaux. Comme nous étions là, une volée d’oiseaux est entrée tout à coup, a tourbillonné avec des cris et s’est enfuie par le trou de la cheminée. »

« Le soir, nous avons été sur le bord du lac, de l’autre côté de la prairie. […] La nuit tombait. Le château, flanqué de ses quatre tourelles, encadré dans sa verdure et dominant le village qu’il écrase, étendait sa grande masse sombre. Le soleil couchant, qui passait devant sans l’atteindre, le faisait paraître noir, et ses rayons, effleurant la surface du lac, allaient se perdre dans la brume, sur la cime violette des bois immobiles. »

« Assis sur l’herbe, au pied d’un chêne, nous lisions René. Nous étions devant ce lac où il contemplait l’hirondelle agile sur le roseau mobile, à l’ombre de ces bois où il poursuivait l’arc-en-ciel sur les collines pluvieuses ; nous écoutions ce frémissement de feuilles, ce bruit de l’eau sous la brise, qui avaient mêlé leur murmure à la mélodie éplorée des ennuis de jeunesse. À mesure que l’ombre tombait sur les pages du livre, l’amertume des phrases gagnait nos cœurs et nous fondions avec délices dans je ne sais quoi de large, de mélancolique et de doux. »

Une fois rentrés à leur hôtel, du Camp et Flaubert se perdent dans leurs rêveries, mettant en scène l’enfant Chateaubriand :

« Sa chambre ! sa chambre ! sa pauvre petite chambre d’enfant ! C’est là que tourbillonnaient, l’appelaient des fantômes confus qui tourmentaient ses heures en lui demandant à naître : Atala secouant au vent des Florides les magnolias de sa chevelure ; Velléda, au clair de lune, courant sur la bruyère ; Cymodocée, et la blanche Amélie, et le pâle René ! »

* * *

« Nous nous en allâmes fort tristes de Combourg ; et puis la fin de notre voyage approchait. Bientôt allait finir cette fantaisie vagabonde que nous menions depuis trois mois avec tant de douceur. Le retour aussi, comme le départ, a ses tristesses anticipées qui vous envoient par avance la fade exhalaison de la vie qu’on traîne… »

Ici s’achève le récit de ce Voyage en Bretagne de Gustave Flaubert et Maxime du Camp, et, pour nous, la relation illustrée que nous en avons faite par épisodes, entamée depuis une année et demie…

Christian Bernadat

* * *

Bibliographie :

Par les champs et par les grèves (voyage en Bretagne) par Gustave Flaubert [En ligne].

La Bretagne en relief, premiers voyages photographiques en Bretagne, Musée départemental Breton de Quimper, 2000.

« L’Univers – collection des vues les plus pittoresques du globe » de Jules Janin – édition ~1840.

Chaise de poste, Wikipédia

Château de Combourg, Wikipédia

Mont Saint-Michel, Wikipédia

Récolte du goémon, Wikipédia

 

Image du mois #63 | Juillet

Sur la plage abandonnée… coquillages et crustacés… en juillet, nous partons voir la recherche chromatique très particulière de Richard Harmer, stéréophotographe du 19e siècle :

Richard Harmer (attribué à), Groupe de coquillages, photographie coloriée collée sur carton, vers 1857, collection Calvelo

En novembre 1856, un certain Richard Harmer dépose une demande de patente relative à la coloration des épreuves pour le stéréoscope. Cet employé londonien, qui est sans doute photographe à ses heures, propose de colorer chacune des deux épreuves qui composent l’image en relief d’une teinte différente, afin d’obtenir des effets chromatiques très particuliers. La méthode est contraire aux usages. Les photographes (ou leurs enlumineurs) ont l’habitude, qui semble logique, de colorier de la même manière les objets de l’image de gauche et leurs doubles dans l’image de droite.

Or en opposant une couleur non pas à sa complémentaire mécanique (ce serait trop simple), mais à une nuance opposée dans le cercle chromatique, on peut obtenir, à travers l’instabilité chromatique provoquée par la concurrence que se livrent nos deux yeux (la fameuse « rivalité binoculaire ») des effets moirés (pour les tissus) ou nacrés (pour les coquillages) qui sont idéaux pour figurer des matières dont la couleur est éminemment inconstante.
Noter dans cet exemple la permutation des couleurs entre l’image de gauche et celle de droite qui permet de simuler, même imparfaitement, les irisations typiques d’un certain nombre de mollusques.

Bien qu’il ait été le premier à déposer un brevet pour protéger cette méthode particulière de coloration des épreuves, il ne semble pas que Richard Harmer soit véritablement l’inventeur du procédé. Paula Fleming décrit, dans la production stéréoscopique de Jules Duboscq et d’autres anonymes par exemple, plusieurs cas de disparités chromatiques antérieures.

José Calvelo

Bibliographie

Richardson Fleming, P. (2009) : The Irisdescent World of Bi-colored Stereos, Stereo World, juillet-août 2009, Volume 35, numéro 1, pages 8-13